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Date : 20220201


Dossier : IMM-930-20

Référence : 2022 CF 112

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er février 2022

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

JIAYAN HE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Jiayan He (Mme He), conteste la décision par laquelle un gestionnaire adjoint du programme de migration (l’agent) au bureau d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] de Guangzhou, en Chine, l’a déclarée interdite de territoire au Canada au motif qu’elle avait fait de fausses déclarations dans une demande de permis de travail.

[2] Mme He a soutenu que l’agent n’avait pas suffisamment répondu aux observations et à la preuve qu’elle avait présentées en réponse à l’allégation de fausses déclarations. Je suis d’accord avec Mme He. Dans l’ensemble, je juge que la décision de l’agent manque de transparence et de justification, compte tenu, notamment, des graves conséquences d’une conclusion de fausses déclarations pour Mme He et sa famille. Des éléments de preuve essentiels et des observations clés n’ont pas été examinés, et des inférences défavorables tirées n’ont pas été étayées.

[3] Pour les motifs qui suivent, j’accueillerai la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Le contexte factuel

[4] Mme He est une citoyenne de la Chine. Elle et son conjoint ont un enfant d’environ 11 ans. Le 30 janvier 2019, elle a présenté une demande de permis de travail ouvert à titre de conjointe d’un travailleur qualifié au Canada (la demande de permis de travail). Elle voulait rejoindre son conjoint, alors employé comme travailleur qualifié au Canada.

[5] Environ deux mois plus tard, Mme He a reçu une lettre d’équité procédurale du bureau des visas d’IRCC qui examinait sa demande de permis de travail. La lettre l’informait que l’agent doutait que Mme He ait répondu véridiquement à la question 2b) de la section des renseignements généraux de la demande de permis de travail. La question est ainsi libellée : « Vous a-t-on déjà refusé un visa ou un permis, interdit l’entrée ou demandé de quitter le Canada ou tout autre pays ou territoire? »

[6] En réponse, Mme He a coché la case « Oui » et a ajouté dans l’espace prévu sous la question la précision suivante : [TRADUCTION] « J’ai présenté une demande de visa de visiteur pour entrer au Canada en juillet 2018. Ma demande de visa a été refusée parce qu’elle était incomplète. »

[7] La raison pour laquelle l’agent avait des doutes au sujet des réponses de Mme He à cette question n’était pas indiquée dans la lettre d’équité procédurale. Avant d’envoyer celle-ci, l’agent, dans ses notes qui ont été versées dans le Système mondial de gestion des cas (le SMGC), a souligné que des renseignements échangés par les autorités frontalières canadiennes et américaines indiquaient que Mme He avait été renvoyée à son arrivée aux États-Unis le 21 octobre 2016 et les 22 et 23 mars 2017.

[8] Mme He a répondu à la lettre d’équité procédurale. Elle a expliqué que les États-Unis lui avaient refusé l’entrée en avril 2016 et un visa L-2 en août 2016. Elle a demandé à l’agent d’appliquer l’exception relative à l’erreur de bonne foi et de ne pas la déclarer interdite de territoire pour fausses déclarations. Elle a fourni une demande de permis de travail révisée contenant les renseignements exacts ainsi qu’une lettre de M. Maydaniuk, avocat général et vice-président, services juridiques, de la société pour laquelle travaillait son époux, lettre dans laquelle ce dernier a confirmé que ses services avaient été retenus pour réviser et traduire le formulaire de Mme He, et qu’il avait omis la partie « tout autre pays ou territoire » de la question.

[9] Le 10 décembre 2019, l’agent a rejeté la demande de permis de travail après avoir conclu que Mme He était interdite de territoire pour fausses déclarations au titre de l’alinéa 40(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. La conclusion de fausses déclarations reposait sur le fait que Mme He avait omis de mentionner les refus de visa des États-Unis en 2016.

[10] L’agent a jugé que cette omission n’était pas une [traduction] « simple erreur » pour les motifs suivants : Mme He avait signé le formulaire par lequel elle indiquait avoir compris qu’elle devait répondre véridiquement à toutes les questions; elle se rappelait les refus antérieurs de la part des États-Unis, mais avait omis de les mentionner; elle n’avait pas mentionné son renvoi des États-Unis de 2016 dans un autre formulaire de la demande de permis de travail rédigé en chinois et en anglais; et elle connaissait bien le processus, y compris les questions réglementaires du formulaire, car elle avait présenté d’autres demandes de visas temporaires canadiens.

III. La question en litige et la norme de contrôle applicable

[11] La seule question en litige dans le présent contrôle judiciaire est liée à la décision de l’agent de déclarer Mme He interdite de territoire au motif qu’elle a fait de fausses déclarations en ne mentionnant pas dans sa demande de permis de travail les refus de visa des États-Unis.

[12] Les deux parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que la norme de la décision raisonnable est présumée s’appliquer au contrôle des décisions administratives sur le fond. La présente affaire ne soulève aucune question qui justifierait de s’écarter de cette présomption.

IV. Analyse

A. La cadre applicable aux conclusions de fausses déclarations

[13] Pour déclarer une personne interdite de territoire pour fausses déclarations au titre de l’alinéa 40(1)a) de la LIPR, l’agent doit conclure en premier lieu qu’il y a eu une présentation erronée, et en deuxième lieu qu’elle était importante, c’est-à-dire qu’elle aurait pu entraîner une erreur dans l’application de la LIPR.

[14] Mme He n’a avancé aucun argument contre la conclusion de l’agent selon laquelle la présentation erronée en cause était importante. Par conséquent, l’analyse dans le cadre du présent contrôle judiciaire se limitera à la première question, soit celle de savoir s’il y a eu une présentation erronée.

[15] La Cour a constamment affirmé que les dispositions relatives aux fausses déclarations commandent une interprétation large, car elles visent à préserver l’intégrité du régime d’immigration canadien (Oloumi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 428 au para 23; Tuiran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 324 aux para 20 et 25). Il n’est pas nécessaire qu’il y ait eu une intention de tromper pour qu’une conclusion de fausses déclarations soit fondée (Khedri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1397 au para 21; Baro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1299, au para 15 [Baro]).

[16] La Cour a toutefois admis qu’il existe une exception restreinte à la conclusion de fausses déclarations au titre de l’alinéa 40(1)a), soit lorsque les demandeurs peuvent démontrer qu’ils croyaient honnêtement et raisonnablement qu’ils ne faisaient pas une présentation erronée sur un fait important ou qu’ils ne dissimulaient pas un tel fait (l’exception relative à l’erreur de bonne foi) (Baro, au para 15). Dans ses observations présentées à l’agent en réponse à la lettre d’équité procédurale, Mme He a demandé que l’exception relative à l’erreur de bonne foi soit appliquée.

[17] Le juge McHaffie s’est récemment penché sur l’exception de l’erreur de bonne foi et a souligné qu’il semble exister deux tendances jurisprudentielles de la Cour, dont l’une exige qu’il soit établi que « la connaissance [des renseignements importants] échappait à [l]a volonté [du demandeur] » (voir l’analyse aux para 16-21 de Gill c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1441 [Gill]). À l’instar du juge McHaffie dans l’affaire Gill, je n’ai pas besoin de tenter de répondre à cette question, puisque ce sur quoi je dois statuer – la façon dont l’agent a traité la preuve et les observations de Mme He – ne dépend pas d’une démarche particulière d’évaluation de l’exception relative à l’erreur de bonne foi. Comme elle l’a fait valoir, Mme He ne demande pas à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve et de décider elle-même si l’exception s’applique en l’espèce; ce n’est effectivement pas mon rôle dans un contrôle judiciaire. Il s’agit plutôt de savoir si la décision de l’agent tient suffisamment compte des observations et de la preuve de Mme He pour être jugée transparente et justifiée.

[18] Les conclusions d’interdiction de territoire pour fausses déclarations ont de graves conséquences pour les demandeurs concernés. L’interdiction de territoire court pour une période de cinq ans pendant laquelle ils ne peuvent pas présenter de demande de résidence permanente, et ils doivent obtenir l’autorisation du ministre pour entrer au Canada (art. 40(2) et 40(3) de la LIPR).

[19] En l’espèce, il résulterait d’une conclusion de fausses déclarations que, si son époux continuait à travailler au Canada, Mme He et son fils en seraient séparés pendant une longue période, soit les cinq années pendant lesquelles elle serait interdite de territoire au Canada. La famille ne pourrait pas non plus présenter de demande de résidence permanente pendant environ cinq ans.

[20] Compte tenu des graves conséquences pour les personnes concernées, la Cour a jugé que les conclusions de fausses déclarations doivent être fondées sur une preuve claire et convaincante (Xu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 784 au para 16; Chughtai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 416 au para 29), que l’obligation d’équité procédurale est accrue (Likhi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2020 CF 171 au para 27), et que les motifs fournis doivent refléter de telles conséquences (Gill, au para 7; Vavilov, au para 133).

B. L’examen insuffisant des observations et de la preuve

[21] Dans ses motifs, l’agent n’a pas suffisamment répondu aux observations et à la preuve que Mme He avait présentées en réponse à la lettre d’équité procédurale. En particulier, i) il n’a pas tenu compte de la preuve présentée pour établir les circonstances de l’omission, et ii) il a tiré des inférences défavorables qu’il n’a pas étayées.

(1) Les éléments de preuve essentiels non pris en compte

[22] L’avocat de Mme He a joint à la réponse à la lettre d’équité procédurale une lettre de l’avocat général et vice-président, services juridiques, de la société où travaillait l’époux de Mme He (l’avocat général). L’avocat général y a expliqué que, lorsqu’il avait posé à Mme He la question 2b) de la section des renseignements généraux, il avait omis par erreur la partie « ou tout autre pays ou territoire ». Il a reconnu qu’en traduisant la question, il s’était limité aux refus de visa et aux renvois du Canada, et qu’il n’avait donc rien demandé relativement à « tout autre pays ou territoire ».

[23] La lettre de l’avocat général n’est pas mentionnée dans la décision de l’agent. Il s’agit de la seule lettre d’appui que Mme He avait fournie avec ses observations en réponse à la lettre d’équité procédurale. L’agent a souligné à tort dans ses motifs que Mme He avait [traduction] « eu recours aux services d’une agence »; il est difficile de savoir si l’agent a bien compris les moyens pris par Mme He pour fournir des renseignements exacts dans le formulaire. Le défendeur fait valoir que cette absence de mention est sans conséquence, car l’agent est présumé avoir tenu compte de la preuve, et que, en tout état de cause, l’agent avait compris l’explication de Mme He selon laquelle la question ne lui avait pas été entièrement traduite.

[24] Il ne m’appartient pas de conjecturer l’effet de l’examen de la lettre dans l’évaluation par l’agent des observations et de la preuve de Mme He. Il ne m’appartient pas non plus de tenter d’appliquer le critère de l’exception relative à l’erreur de bonne foi en l’espèce et d’examiner si la situation de Mme He y correspond. L’agent n’a pas accepté l’explication de Mme He pour justifier l’omission de mentionner les refus des États-Unis, et il a conclu qu’il n’était pas convaincu qu’il s’agissait d’une [traduction] « simple erreur ». Je suis convaincue que l’examen de la lettre, laquelle constituait le récit d’un tiers à propos des circonstances des fausses déclarations, aurait pu avoir un effet sur la décision globale de l’agent.

(2) Les inférences défavorables déraisonnables

[25] L’agent a dénigré le récit de Mme He en faisant remarquer que les renseignements omis avaient été également omis dans un autre formulaire de la demande de permis de travail. Il faisait référence au formulaire [traduction] « Études et emploi » dont les questions sont rédigées en anglais et en chinois, et dans lequel Mme He avait répondu en chinois et en anglais. Ce formulaire comprend une question à propos des antécédents de voyage des cinq dernières années. En réponse, Mme He a inscrit ce qui suit : [traduction] « Canada de 2015-10 à 2015-10, États-Unis de 2015-05 à 2015-06, Belgique de 2014-09 à 2014-10, Allemagne de 2014-09 à 2014-10, France de 2014-09 à 2014-10 et Italie de 2013-09 à 2013-10. »

[26] L’agent a tiré une inférence défavorable de l’omission par Mme He de son renvoi des États-Unis survenu le 20 avril 2016. Il a souligné que ce formulaire était fourni en anglais et en chinois, un point qu’il semble avoir soulevé pour le mettre en opposition avec l’autre formulaire, soit celui dans lequel Mme He, selon ses explications, avait omis d’indiquer le renvoi des États-Unis d’avril 2016 parce que la question lui avait été mal traduite.

[27] Il était déraisonnable de la part de l’agent de tirer une inférence défavorable pour ce motif. Comme l’a expliqué Mme He – et un timbre dans son passeport appuie son explication – elle n’est pas entrée aux États-Unis le 20 avril 2016 : elle s’est plutôt vu refuser l’entrée au pays à son arrivée. L’analyse de l’agent ne tenait pas compte des circonstances du renvoi. Néanmoins, l’omission de mentionner cette entrée refusée dans ses antécédents de voyage est utilisée par l’agent pour tirer une inférence au sujet de la conduite de Mme He. Ce fait est important, car il est lié à la question de savoir si l’agent a cru le récit de Mme He à propos des circonstances des fausses déclarations – s’il a subjectivement accepté qu’elle avait commis une erreur de bonne foi. Comme je l’ai mentionné plus haut, l’agent a conclu qu’il n’était pas convaincu qu’il s’agissait d’une [traduction] « simple erreur », sous-entendant que Mme He avait intentionnellement dissimulé les renseignements concernant les refus de visa des États-Unis.

[28] L’agent a également souligné que Mme He avait présenté dans le passé des demandes de visa de résidente temporaire au Canada, dont une en 2015 avait été approuvée. Il en a déduit que Mme He [traduction] « conn[aissait] donc bien le processus, les questions réglementaires ainsi que la nécessité de répondre véridiquement à toutes les questions ». Peut-être est-il vrai qu’elle était susceptible de connaître le processus et qu’elle devait savoir qu’elle était tenue de répondre véridiquement à toutes les questions, mais il était déraisonnable d’affirmer que Mme He connaissait les [traduction] « questions réglementaires » de la demande de permis de travail. La question en cause est longue et complexe. Il est déraisonnable de s’attendre à ce que les demandeurs se souviennent des détails des questions après des années.

C. Conclusion

[29] Compte tenu des conséquences graves d’une conclusion de fausses déclarations, je conclus que la décision de l’agent n’était ni transparente ni justifiée. Des éléments de preuve essentiels n’ont pas été examinés et des inférences défavorables déraisonnables ont été tirées.

[30] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Aucune des parties n’a proposé de question aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-930-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’une nouvelle décision soit rendue;

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge

Traduction certifiée conforme

N. Belhumeur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-930-20

 

INTITULÉ :

JIAYAN HE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 JUILLET 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DES MOTIFS :

LE 1er FÉVRIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Michael A.E. Greene

Navi Dhaliwal

 

POUR LA DEMANDERESSE

Galina Bining

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sherritt Greene

Avocats

Calgary (Alberta)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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