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Date : 20220124


Dossier : IMM-3833-20

Référence : 2022 CF 75

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 24 janvier 2022

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

MARZIEH MOHAMMADZADEH

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, Mme Marzieh Mohammadzadeh, est une citoyenne de l’Iran. Dans une décision rendue le 25 juin 2020 [décision], un agent de la section des visas de l’ambassade du Canada en Pologne [agent] a rejeté la demande de visa de résident permanent au titre de la catégorie des travailleurs autonomes visée au paragraphe 12(2) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR], et au paragraphe 100(1) du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [RIPR]. L’agent a rejeté la demande de Mme Mohammadzadeh pour plusieurs raisons, la plus importante étant qu’il n’a pas été convaincu que Mme Mohammadzadeh avait l’intention et était en mesure de créer son propre emploi au Canada. Cette capacité et cette intention constituent une condition préalable à laquelle un demandeur doit satisfaire pour avoir qualité de travailleur autonome au sens du paragraphe 88(1) du RIPR.

[2] Mme Mohammadzadeh fait valoir que la décision est déraisonnable et demande à la Cour de l’infirmer et de renvoyer sa demande à un autre agent des visas pour qu’il rende une nouvelle décision. Plus particulièrement, elle affirme que l’agent a mal interprété les règles de droit en concluant qu’elle n’avait pas l’intention de créer son propre emploi au Canada. Elle soutient également que l’agent a enfreint les règles d’équité procédurale en omettant de lui remettre une lettre d’équité procédurale ou de lui donner un autre moyen de dissiper ses préoccupations relatives à la demande de visa.

[3] Pour les motifs ci- dessous, je vais rejeter la demande de contrôle judiciaire de Mme Mohammadzadeh. Après avoir pris connaissance des éléments de preuve présentés à l’agent et des règles de droit applicables, je ne vois aucune raison d’infirmer la décision. L’agent a effectué une analyse raisonnable de la preuve, et les motifs exposés par le décideur pour refuser de délivrer un visa de résident permanent à Mme Mohammadzadeh au titre de la catégorie des travailleurs autonomes sont logiques et cohérents et se justifient au regard des contraintes juridiques et factuelles pertinentes. En outre, l’agent s’est comporté de façon équitable envers Mme Mohammadzadeh à toutes les étapes du processus, et il n’y a eu aucun manquement à l’équité procédurale. Il n’y a donc aucun motif justifiant l’intervention de la Cour.

II. Le contexte

A. Contexte factuel

[4] Les faits pertinents dans la présente affaire sont limités. Mme Mohammadzadeh est infographiste et possède 11 années d’expérience dans le domaine. En octobre 2018, elle a présenté une demande de résidence permanente au Canada au titre de la catégorie des travailleurs autonomes avec l’intention de démarrer une entreprise d’infographisme de moyenne taille à Toronto. Le dossier indique que l’époux de Mme Mohammadzadeh est un entrepreneur en construction et que le couple prévoit venir au Canada avec deux autres personnes, probablement leurs enfants. Dans sa demande de visa, Mme Mohammadzadeh déclare un avoir net de plus de 9 millions de dollars.

[5] Dans la décision, l’agent a conclu que Mme Mohammadzadeh ne pouvait obtenir le visa demandé parce qu’elle n’avait pas démontré qu’elle avait la capacité et l’intention d’être travailleuse autonome au Canada. Comme c’est souvent le cas avec les demandes de visa, l’essentiel de la décision se trouve dans les notes prises par l’agent et versées dans le Système mondial de gestion des cas [SMGC], qui font partie de la décision et éclairent l’analyse menée par l’agent de même que les motifs pour lesquels il a rejeté la demande.

[6] En l’espèce, l’agent s’est fondé sur divers éléments, qui peuvent se résumer comme suit. Premièrement, le plan d’affaires présenté par Mme Mohammadzadeh à l’appui de sa demande ne comportait que des renseignements de nature générale au sujet du secteur de l’infographisme au Canada, sans données précises relatives au marché torontois, ni d’analyse personnelle d’ordre commercial sur ce secteur dans la région. Deuxièmement, Mme Mohammadzadeh n’a pas présenté suffisamment de détails financiers sur son entreprise, son potentiel de croissance, les fondements de ses projections financières optimistes et la faisabilité de son projet d’affaires.

[7] Pour ces motifs, l’agent a rejeté la demande de visa de Mme Mohammadzadeh.

B. Dispositions pertinentes

[8] Les dispositions législatives pertinentes se trouvent au paragraphe 12(2) de la LIPR de même qu’aux paragraphes 88(1) et 100(1) et (2) du RIPR. Elles sont libellées comme suit :

LIPR

Sélection des résidents permanents

Selection of Permanent Residents

[…]

[…]

Immigration économique

Economic immigration

12 (2) La sélection des étrangers de la catégorie « immigration économique » se fait en fonction de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada.

12 (2) A foreign national may be selected as a member of the economic class on the basis of their ability to become economically established in Canada.

RIPR

Définitions

Definitions

88 (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la présente section :

88 (1) The definitions in this subsection apply in this Division.

« travailleur autonome » Étranger qui a l’expérience utile et qui a l’intention et est en mesure de créer son propre emploi au Canada et de contribuer de manière importante à des activités économiques déterminées au Canada.

“self-employed person” means a foreign national who has relevant experience and has the intention and ability to be self-employed in Canada and to make a significant contribution to specified economic activities in Canada.

« activités économiques déterminées »

“specified economic activities”, in respect of

a) S’agissant d’un travailleur autonome, autre qu’un travailleur autonome sélectionné par une province, s’entend, d’une part, des activités culturelles et sportives et, d’autre part, de l’achat et de la gestion d’une ferme;

(a) a self-employed person, other than a self-employed person selected by a province, means cultural activities, athletics or the purchase and management of a farm; and

b) s’agissant d’un travailleur autonome sélectionné par une province, s’entend au sens du droit provincial.

(b) a self-employed person selected by a province, has the meaning provided by the laws of the province.

[…]

[…]

100 (1) Pour l’application du paragraphe 12(2) de la Loi, la catégorie des travailleurs autonomes est une catégorie réglementaire de personnes qui peuvent devenir résidents permanents du fait de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada et qui sont des travailleurs autonomes au sens du paragraphe 88(1).

100 (1) For the purposes of subsection 12(2) of the Act, the self-employed persons class is hereby prescribed as a class of persons who may become permanent residents on the basis of their ability to become economically established in Canada and who are self-employed persons within the meaning of subsection 88(1).

Exigences minimales

Minimal requirements

(2) Si le demandeur au titre de la catégorie des travailleurs autonomes n’est pas un travailleur autonome au sens du paragraphe 88(1), l’agent met fin à l’examen de la demande et la rejette.

(2) If a foreign national who applies as a member of the self-employed persons class is not a self-employed person within the meaning of subsection 88(1), the application shall be refused and no further assessment is required.

C. La norme de contrôle

[9] Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada [CSC] a proposé un cadre d’analyse révisé pour déterminer la norme de contrôle applicable lorsqu’une cour de justice se penche sur le fond d’une décision administrative (Vavilov, au para 10). Dans cet arrêt, la CSC a conclu que l’analyse des décisions administratives a comme point de départ une présomption voulant que la norme de la décision raisonnable soit la norme applicable, à moins que l’intention du législateur ou la primauté du droit ne commandent l’application de la norme de la décision correcte (Vavilov, aux para 10, 17). Il n’y a aucune raison de tirer une autre conclusion en l’espèce, étant donné que la situation de Mme Mohammadzadeh ne correspond à aucune des exceptions à l’application présumée de la norme de la décision raisonnable qui sont décrites par la CSC (Vavilov, au para 17). En outre, les parties conviennent que cette norme demeure appropriée pour évaluer le bien-fondé de la décision d’un agent des visas (Ebrahimshani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 89 [Ebrahimshani] au para 10).

[10] Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit s’intéresser « à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision », pour savoir si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et si elle est « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, aux para 83, 85; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 [Société canadienne des postes] aux para 2, 31).

[11] L’arrêt Vavilov ne traitait pas directement de questions d’équité procédurale, et la démarche à adopter à cet égard n’a donc pas été modifiée (Vavilov, au para 23). Il est généralement reconnu que la norme de la décision correcte est la norme de contrôle qui s’applique pour savoir si un décideur administratif a respecté son devoir d’équité procédurale et les principes de justice fondamentale (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43; Heiltsuk Horizon Maritime Services Ltd c Atlantic Towing Limited, 2021 CAF 26 au para 107).

[12] Cependant, la Cour d’appel fédérale a confirmé que les questions d’équité procédurale ne sont pas véritablement soumises à une norme de contrôle particulière. Il s’agit plutôt d’une question juridique qui doit être tranchée par la cour de révision, et celle-ci doit être convaincue que l’équité procédurale a été respectée. Lorsque l’obligation d’agir équitablement du décideur administratif est invoquée ou qu’un manquement aux principes de justice fondamentale est soulevé, la cour de révision doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 au para 35; Lipskaia c Canada (Procureur général), 2019 CAF 267 au para 14; Canadian Airport Workers Union c Association internationale des machinistes et des travailleurs de l’aérospatiale, 2019 CAF 263 aux para 2425; Perez c Hull, 2019 CAF 238 au para 18; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CFCP] au para 54). Cet examen doit notamment tenir compte de la liste non exhaustive de cinq facteurs contextuels établie par la CSC dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker] (Vavilov, au para 77; Baker, aux para 2328).

[13] Il appartient aux cours de révision de prendre cette décision et, lorsqu’elles se livrent à cet exercice, elles sont appelées à se demander, « en mettant nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne, si un processus juste et équitable a été suivi » (CFCP, au para 54). Par conséquent, lorsque la demande de contrôle judiciaire porte sur l’équité procédurale et sur des manquements allégués à la justice fondamentale, la question ultime ne consiste pas tant à savoir si la décision était « correcte ». Il s’agit plutôt de déterminer si, compte tenu du contexte particulier et des circonstances en cause, le processus suivi par le décideur était équitable et a donné aux parties le droit de se faire entendre ainsi que la possibilité d’être informées de la preuve à réfuter et d’y répondre (CPR, au para 56; Tiben c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 965 aux para 1718; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940 aux para 5154). Les décideurs n’ont droit à aucune déférence lorsqu’il est question d’équité procédurale.

III. Analyse

A. L’agent a-t-il mal interprété les règles de droit en concluant que Mme Mohammadzadeh n’avait pas l’intention d’établir sa propre entreprise au Canada?

[14] Il n’est pas contesté que, pour obtenir un visa de résident permanent à titre de travailleur autonome, le demandeur doit prouver les trois éléments suivants : (i) il possède une expérience utile; (ii) il a l’intention et est en mesure de créer son propre emploi au Canada; (iii) il peut contribuer de manière importante à des activités économiques déterminées. Le libellé du paragraphe 88(1) du RIPR ne laisse aucun doute à ce sujet. En l’espèce, l’agent a conclu que Mme Mohammadzadeh n’était pas parvenue à prouver qu’elle respectait le deuxième de ces trois éléments.

[15] Mme Mohammadzadeh soutient que l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve qui lui ont été présentés et a choisi plutôt d’émettre des hypothèses sur son intention de créer son propre emploi au Canada. Selon elle, la preuve démontre clairement qu’elle est une infographiste d’expérience possédant les moyens financiers nécessaires pour démarrer une entreprise à Toronto. Plus précisément, Mme Mohammadzadeh affirme que l’agent s’est trompé en tirant une conclusion défavorable du fait qu’elle se soit appuyée principalement sur des renseignements généraux et publics sur le marché canadien de l’infographisme. Elle fait valoir qu’il est normal d’utiliser ce genre de renseignements puisque, de nos jours, l’information est de plus en plus de source ouverte. Qui plus est, elle souligne que le plan d’affaires qu’elle a déposé à l’appui de sa demande de visa était suffisamment détaillé, vu qu’il comportait des projections sur les trois premières années d’exploitation.

[16] Les arguments de Mme Mohammadzadeh ne me convainquent pas.

[17] Il incombait à l’agent d’apprécier la preuve présentée par Mme Mohammadzadeh (Vavilov, au para 125; Gulia c Canada (Procureur général), 2021 CAF 106 au para 13). Il était donc loisible à l’agent de tirer une conclusion défavorable sur l’intention de Mme Mohammadzadeh du fait que son plan d’affaires n’était pas assez détaillé et que ses projections financières ne répondaient pas aux critères en raison de sources indéterminées et d’un manque de précision. Dans Ebrahimshani, la Cour a conclu qu’il était raisonnable pour un agent des visas de s’attendre à ce qu’un demandeur fournisse des informations détaillées sur la région où il veut établir sa propre entreprise, sur l’état du secteur d’activité dans cette région et sur le fait qu’il y a noué des contacts d’affaires (Ebrahimshani, aux para 4753; Singh Sahota c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2005 CF 856 [Singh Sahota] au para 13). En outre, la jurisprudence a établi clairement qu’un décideur peut évaluer le réalisme d’un plan d’affaires — notamment les projections financières qui y sont présentées — lorsqu’il doit déterminer s’il délivrera ou non un visa destiné aux travailleurs autonomes (Al-Katanani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1053 au para 24; Singh Sahota, au para 13).

[18] Je peux comprendre que Mme Mohammadzadeh ne souscrive pas à l’évaluation faite par l’agent et qu’elle veuille contester le poids attribué à son plan d’affaires de même qu’à ses projections financières. Toutefois, lors d’un contrôle judiciaire, la Cour ne peut substituer sa propre appréciation de la preuve à celle du décideur administratif. La déférence envers un décideur administratif inclut une déférence à l’égard de ses conclusions et de son appréciation de la preuve (Société canadienne des postes, au para 61). Les cours de révision doivent en fait « éviter de soupeser et d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur » (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 au para 55, citant Khosa, au para 64). J’ajoute que les agents des visas détiennent une expertise considérable pour entendre et trancher des demandes de visa comme celle de Mme Mohammadzadeh, ce qui commande donc à la Cour de leur accorder un degré élevé de déférence sur les questions de preuve.

[19] Dans le cas présent, l’agent n’était pas satisfait de la quantité de renseignements qui avaient été fournis par Mme Mohammadzadeh et a jugé qu’elle était insuffisante pour satisfaire aux exigences réglementaires. Je souligne que, à trois reprises dans la décision, l’agent a mentionné expressément que Mme Mohammadzadeh avait présenté des renseignements [traduction] « insuffisants » à l’appui de sa demande de visa. Les arguments que soulève Mme Mohammadzadeh expriment essentiellement son opposition à l’analyse de la preuve faite par l’agent et au poids que ce dernier a accordé à cette preuve dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et de son expertise. Il ne s’agit pas d’un cas où le décideur administratif a mal interprété les règles de droit et écarté la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui a une incidence sur la décision, ou « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise » (Vavilov, au para 126). À mon avis, il n’y a aucun élément déraisonnable dans la décision de l’agent.

B. L’agent a-t-il manqué à l’équité procédurale en omettant de remettre à Mme Mohammadzadeh une lettre d’équité procédurale ou de lui donner un autre moyen de dissiper ses préoccupations?

[20] Mme Mohammadzadeh avance également que l’agent aurait dû lui donner la possibilité de réfuter ou de clarifier la teneur de l’examen de sa demande de visa, notamment en ce qui concerne les problèmes de crédibilité qui avaient été mis en lumière. S’appuyant sur l’arrêt de la Cour dans Mohitian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1393 [Mohitian], Mme Mohammadzadeh soutient que l’agent était tenu de lui accorder cette possibilité et que, en ne le faisant pas, il avait manqué à son obligation d’équité procédurale (Mohitian, aux para 22–24).

[21] Je ne suis pas de cet avis.

[22] Il est un fait établi que l’obligation d’équité procédurale d’un agent des visas chargé d’examiner une demande de résidence permanente au titre d’une catégorie particulière (comme la demande présentée par Mme Mohammadzadeh au titre de la catégorie des travailleurs autonomes) est souple et se situe « vers l’extrémité inférieure du registre » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Patel, 2002 CAF 55 au para 10; Ebrahimshani, aux para 2728; Lv c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 935 [Lv] au para 22). Dans le contexte des demandes de résidence permanente, l’agent d’immigration n’est nullement tenu de demander des précisions au sujet d’une demande incomplète, de chercher à établir le bien-fondé de la demande, d’informer le demandeur de ses préoccupations concernant le respect des exigences de la loi, de fournir au demandeur un résultat provisoire à chaque étape du processus de demande ou de lui offrir d’autres possibilités de répondre à des doutes ou de corriger des lacunes persistantes (Lv, au para 23). Imposer une telle obligation à l’agent des visas reviendrait à donner un préavis d’une décision défavorable, une obligation qui a été explicitement rejetée par notre Cour à maintes occasions (Lv, au para 23). En général, la possibilité de répondre ne sera accordée que lorsque l’agent peut fonder une décision sur des renseignements inconnus du demandeur, ou lorsque subsistent des préoccupations concernant sa crédibilité ou l’authenticité de documents (Tollerene c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 538 au para 16).

[23] Mme Mohammadzadeh rattache les préoccupations de l’agent concernant son plan d’affaires et ses projections financières à une question de crédibilité. Elle estime qu’elle avait droit à une lettre d’équité procédurale lui donnant la possibilité de dissiper les préoccupations de l’agent. En toute déférence, je ne souscris pas à l’interprétation que fait Mme Mohammadzadeh de la décision de l’agent. À mon avis, les notes du SMGC montrent sans équivoque que l’agent éprouvait des doutes au sujet de la suffisance de la preuve et non pas de la crédibilité de Mme Mohammadzadeh. Je souligne encore une fois que l’agent, dans la décision, utilise précisément l’adjectif [traduction] « insuffisant » à trois occasions. Il n’est aucunement question en l’espèce de conclusions relatives à la crédibilité.

[24] Il ne faut pas confondre une conclusion défavorable quant à la crédibilité et une conclusion relative à l’insuffisance de la preuve probante. La jurisprudence a établi clairement que l’absence de renseignements approfondis présentés à l’appui d’une demande de visa peut soulever des doutes quant à la suffisance de la preuve (Ebrahimshani, aux para 3034; Sandhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1021 au para 18). Il est tout aussi clair aux yeux des tribunaux qu’un agent n’est pas tenu de donner au demandeur la possibilité de clarifier ses observations lorsqu’une affaire repose sur des doutes concernant la suffisance de la preuve (Ebrahimshani, aux para 3134; Lv, au para 40; Gur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1275 [Gur] au para 15; Hamza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 264 aux para 2425; Tineo Luongo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 618 aux para 1618).

[25] L’évaluation de la suffisance porte sur la nature et la qualité des éléments de preuve qu’un demandeur doit présenter pour obtenir réparation, sur leur valeur probante et sur l’importance que le juge des faits doit accorder aux éléments de preuve. Le droit de la preuve est un système binaire qui renferme seulement deux possibilités : ou bien le fait s’est produit, ou bien il ne s’est pas produit. Si le juge des faits entretient un doute, la règle selon laquelle le fardeau de la preuve incombe à l’une des parties permet de trancher, et le décideur doit s’assurer qu’il dispose d’une preuve suffisante quant à l’existence ou à l’inexistence d’un fait pour satisfaire à la norme de preuve applicable. Dans FH c McDougall, 2008 CSC 53 [McDougall], la Cour suprême du Canada a affirmé qu’une seule norme de preuve s’applique en matière civile au Canada, celle de la prépondérance des probabilités. « [L]e juge de procès doit examiner la preuve attentivement » et cette preuve « doit toujours être claire et convaincante pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités » (McDougall, aux para 4546). Dans toute affaire civile, le juge du procès est chargé « [d’]examiner la preuve pertinente attentivement pour déterminer si, selon toute vraisemblance, le fait allégué a eu lieu ». (McDougall, au para 49).

[26] Lorsque l’analyse met en lumière des lacunes dans les éléments de preuve, il est indiqué pour le juge des faits de déterminer si le demandeur a satisfait au fardeau de la preuve. Ce faisant, le juge des faits ne met pas en doute la crédibilité du demandeur. Il cherche plutôt à déterminer, en présumant que les éléments de preuve présentés sont crédibles, s’ils sont suffisants pour établir, selon la prépondérance des probabilités, les faits allégués (Zdraviak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 305 aux para 17–18). Autrement dit, le fait de ne pas être convaincu par les éléments de preuve ne signifie pas nécessairement que le juge des faits ne croit pas le demandeur.

[27] Dans le cas de Mme Mohammadzadeh, l’agent a conclu que les éléments de preuve objectifs étaient insuffisants pour prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle avait la capacité et l’intention nécessaires pour établir sa propre entreprise. Il s’est simplement dit non convaincu, estimant que les éléments de preuve objectifs qui lui avaient été présentés étaient insuffisants pour démontrer que Mme Mohammadzadeh satisfaisait aux exigences réglementaires rattachées à la catégorie des travailleurs autonomes. À mon avis, il n’y a aucun doute que l’agent a tiré cette conclusion sur la base de l’insuffisance, et non de la crédibilité, de la preuve. L’agent a constaté que la preuve présentée par Mme Mohammadzadeh n’était pas assez détaillée et ne possédait pas une valeur probante suffisante, en elle-même ou combinée aux autres éléments de preuve au dossier, pour établir selon la prépondérance des probabilités le fait allégué. Le demandeur n’a pas à être informé de cette évaluation ni de cette pondération de la preuve, et cela ne soulève aucune question liée à l’équité procédurale.

[28] Mme Mohammadzadeh a cherché à faire valoir que son cas est semblable à l’affaire Mohitian. Je ne suis pas d’accord. Dans l’affaire qui nous occupe, l’agent n’était tout simplement pas satisfait des renseignements fournis par Mme Mohammadzadeh. Les notes du SMGC traitent précisément de cette absence de preuve, tandis que l’agent reproche à Mme Mohammadzadeh de ne pas avoir fourni suffisamment de détails concernant ses intentions ou son plan d’activités menant à son travail autonome au Canada. L’agent ne pouvait aucunement être convaincu de la capacité de Mme Mohammadzadeh à réussir son établissement économique au Canada. Cette situation « est tout à fait différente de celle qui a mené à la conclusion tirée dans la décision Mohitian, où les renseignements supplémentaires sollicités – lesquels n’équivalaient pas à un plan d’affaires – ont par la suite été qualifiés de plan d’affaires irréaliste » (Gur, au para 15). Je souligne que, dans Mohitian, l’agent des visas était convaincu que le demandeur satisfaisait au critère de l’expérience utile et éprouvait certains doutes qui n’avaient pas été signalés au demandeur. Ici, c’est l’insuffisance de la preuve qui constitue le principal fondement de la décision de l’agent.

[29] En résumé, l’agent n’a aucunement brimé le droit à l’équité procédurale de Mme Mohammadzadeh en ne lui donnant pas la possibilité de répondre aux préoccupations sur la suffisance des éléments de preuve qu’elle a présentés. Au bout du compte, les arguments avancés par Mme Mohammadzadeh expriment encore une fois simplement son désaccord quant à l’appréciation de la preuve effectuée par l’agent et invitent en fait la Cour à préférer son opinion et son redécoupage de la preuve à l’analyse faite par l’agent. Or, ce n’est pas le rôle d’une cour de révision dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

IV. Conclusion

[30] Pour les motifs exposés plus haut, la demande de contrôle judiciaire de Mme Mohammadzadeh est rejetée. Je ne vois rien dans le dossier qui m’amène à croire qu’il y a eu atteinte au droit de Mme Mohammadzadeh d’être entendue ou que le processus décisionnel suivi par l’agent était injuste. À tous égards, l’agent a respecté les exigences en matière d’équité procédurale dans le traitement de la demande de Mme Mohammadzadeh. J’estime que l’analyse de la preuve faite par l’agent possède tous les attributs requis de transparence, de justification et d’intelligibilité, et que la décision n’est entachée d’aucune erreur susceptible de contrôle.

[31] Aucune des parties n’a proposé de question d’importance générale à certifier, et je conviens qu’il n’y en a aucune.


JUGEMENT au dossier IMM-3833-20

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans frais.

  2. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Denis Gascon »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3833-20

 

INTITULÉ :

MARZIEH MOHAMMADZADEH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 SEPTEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 JANVIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Mehran Youssefi

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Samina Essajee

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Youssefi Law Firm,

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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