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Date : 20220128

Dossier : IMM-5443-20

Référence : 2022 CF 100

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 janvier 2022

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

BERHAN TAKELE ABRAHA, NATNAEL KINDEYA HAGOS, HABEL KINDEYA HAGOS, TOMAS KINDEYA HAGOS, BETHESDA KINDEY HAGOS et MIRACLE KINDEYA HAGOS

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision datée du 7 octobre 2020 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], qui avait jugé que Berhan Takele Abraha [la demanderesse principale] n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Les demandeurs soutiennent que la décision de la SAR est déraisonnable pour trois raisons : a) premièrement, la SAR a commis une erreur dans son évaluation du risque au titre de l’article 97 de la LIPR; b) deuxièmement, elle a eu tort de s’appuyer sur trois nouvelles conclusions en matière de crédibilité qui n’ont pas été examinées à l’audience devant la SPR, ce qui constitue un manquement à la justice naturelle; et c) troisièmement, sa conclusion concernant les enfants de la demanderesse principale était déraisonnable. Les demandeurs ont affirmé initialement que la SAR avait commis une erreur dans son évaluation du risque de persécution auquel est exposée la demanderesse principale suivant l’article 96, mais ils ont délaissé ce motif de contrôle à l’audience.

[3] À l’audience, le défendeur s’est opposé aux observations orales des demandeurs concernant l’erreur qu’aurait commise la SAR dans son évaluation du risque fondée sur l’article 97, affirmant que les demandeurs présentaient des arguments qui n’avaient pas été soulevés dans leur mémoire supplémentaire des faits et du droit. Les demandeurs ont attiré l’attention de la Cour sur certains extraits de leur mémoire supplémentaire des faits et du droit pour tenter de démontrer que leurs observations orales n’étaient pas nouvelles. Je conviens avec le défendeur que les demandeurs ont indûment reformulé leurs observations relatives à l’article 97 lors de l’audience. Cependant, j’estime que la présente demande repose sur le manquement à l’équité procédurale de la part de la SAR, de sorte que je n’ai pas besoin d’examiner les observations reformulées des demandeurs relativement à l’article 97.

[4] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II. Le contexte

[5] La demanderesse principale est une citoyenne de l’Éthiopie. Les codemandeurs sont les enfants de la demanderesse principale. Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile, la demanderesse principale a déclaré que les demandeurs étaient exposés à un risque de persécution et à une menace à leur vie du fait de l’expression de ses opinions politiques et de son soutien à un parti d’opposition (le parti Arena ou Arena Tigray) et de leur identité ethnique tigréenne, un groupe minoritaire ciblé en Éthiopie.

[6] La demanderesse principale affirme qu’elle a été arrêtée à son retour d’un voyage à Dubaï, le 31 mai 2018, et détenue pendant cinq jours. Elle soutient qu’elle a été accusée d’appartenir au Front de libération des peuples du Tigré [le FLPT]. Elle ajoute que, pendant sa détention, elle a été victime de violence physique et psychologique de la part de la police éthiopienne, qu’elle a été gravement battue et qu’elle a subi des blessures.

[7] Le 5 juin 2018, la demanderesse principale a été libérée sous caution avec conditions. Elle devait notamment se présenter régulièrement au poste de police et elle ne pouvait quitter la région sans obtenir un permis de la police.

[8] La demanderesse principale affirme qu’après sa libération, elle a reçu des soins médicaux pour ses blessures.

[9] Les demandeurs ont demandé et obtenu des visas canadiens et ont quitté l’Éthiopie le 25 juillet 2018, puis ont présenté une demande d’asile à leur arrivée au Canada.

[10] Dans sa décision datée du 15 octobre 2019, la SPR a conclu que les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Les demandeurs ont interjeté appel devant la SAR.

III. La décision contestée

[11] Le 7 octobre 2020, la SAR a rejeté l’appel et confirmé la décision de la SPR selon laquelle les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. La SAR a conclu que la question déterminante était celle de la crédibilité.

IV. La question en litige et la norme de contrôle applicable

[12] Bien que plusieurs questions aient été soulevées dans cet appel, j’estime que la question déterminante est celle de savoir si la décision de la SAR était équitable sur le plan procédural.

[13] L’équité procédurale est une question que doit trancher la Cour. La norme applicable à la question de savoir si la décision a été prise dans le respect de l’équité procédurale est celle de la décision correcte [voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 34]. La cour qui apprécie un argument relatif à l’équité procédurale doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances [voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), précité, au para 54]. La question, en définitive, est de savoir si les demandeurs connaissaient la preuve à réfuter et s’ils ont eu une possibilité complète et équitable d’y répondre [voir Laag c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 890 au para 10].

V. Analyse

[14] Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur en fondant sa conclusion en matière de crédibilité sur une question que la SPR ne leur a pas posée pour leur donner la chance de s’expliquer à l’audience, erreur qui constitue une violation de leurs droits à l’équité procédurale. Plus précisément, les demandeurs affirment que la SAR a soulevé trois nouveaux problèmes de crédibilité qui n’avaient pas été soulevés par la SPR, à savoir au sujet des lettres des témoins, de l’avis de nouvelle comparution de la police et du certificat médical de la demanderesse principale.

[15] Pour examiner cet argument, il est essentiel de commencer par examiner les conclusions en matière de crédibilité tirées par la SPR, puis par la SAR. La SPR a conclu que la demanderesse principale avait été victime d’une intervention policière aléatoire qui avait entraîné sa détention de cinq jours. Elle n’a pas cru l’affirmation de la demanderesse principale selon laquelle elle avait été détenue parce qu’elle avait été soupçonnée d’appartenir aux groupes ethnique et politique particuliers auxquels elle prétend appartenir. La SPR a axé sa décision sur une lettre rédigée par la demanderesse principale à l’intention du maire d’Addis Abeba et sur l’affirmation de la demanderesse principale selon laquelle cette lettre préoccupait la police lors de son arrestation. Elle a rejeté cette affirmation, indiquant que l’absence de mention de la lettre dans l’exposé circonstancié de la demanderesse principale suscitait des doutes chez elle. De plus, elle a souligné qu’aucune preuve objective ne démontrait que le gouvernement persécutait les Tigréens en tant que groupe ethnique ou les membres du FLPT.

[16] La SAR a souscrit aux conclusions de la SPR concernant l’absence de preuve objective de la persécution gouvernementale des Tigréens en tant que groupe ethnique ou des membres du FLPT, absence qui, selon la SAR, constituait une raison importante de douter du fait que la demanderesse principale avait été maintenue en captivité pendant cinq jours en raison de son origine ethnique et de son allégeance politique. La SAR a également convenu avec la SPR que l’omission de la part de la demanderesse principale d’inclure la lettre adressée au maire d’Addis Abeba dans son exposé circonstancié a miné sa crédibilité.

[17] Cependant, la SAR a ensuite relevé d’autres éléments qui minaient la crédibilité de la demanderesse principale.

[18] Les demandeurs ont invoqué deux lettres de témoins fournies par Brhane Hailu Tesema et Etsegenet Hagos Gebretsadik, qui, selon eux, corroboraient de nombreux éléments de preuve contenus dans l’exposé circonstancié et le témoignage de la demanderesse principale. Bien que la SPR ait été saisie de ces lettres, elle les a mentionnées seulement dans un paragraphe de sa décision portant sur l’argument de la demanderesse principale selon lequel la disparition de son époux militait en faveur d’un possible risque de persécution de nature prospective, et elle n’en a pas tenu compte non plus dans son examen de l’exposé circonstancié de la demanderesse principale concernant le motif de l’arrestation de celle-ci ni dans son évaluation de la crédibilité. De plus, la demanderesse principale n’a pas été interrogée sur les détails des lettres des témoins lors de l’audience de la SPR.

[19] La SAR a conclu que les lettres fournies par les témoins contredisaient la demanderesse principale sur un point essentiel, soit le motif de l’arrestation. Plus précisément, la SAR a déclaré ce qui suit :

Cependant, M. Tesema affirme que l’appelante principale était une farouche opposante du FLPT. Il déclare également que l’appelante principale a été arrêtée parce qu’elle était membre du [traduction] « parti de l’Union des Tigréens pour la démocratie et la souveraineté ». Dans sa lettre, Etsegenet Hagos Gebretsadik déclare que l’appelante principale a été [traduction] « condamnée (sic) à cinq jours de prison ». Elle déclare également que l’appelante principale [traduction] « a été arrêtée parce qu’elle a rejoint le parti des Tigréens pour la démocratie et la souveraineté ». Ces déclarations sont en contradiction directe avec l’exposé circonstancié de l’appelante principale selon lequel elle a été arrêtée par la police parce qu’elle était soupçonnée d’être membre du FLPT.

[20] En raison de ces contradictions, la SAR a indiqué qu’elle n’avait accordé aucun poids aux lettres sur la question centrale de la persécution politique à laquelle est exposée la demanderesse principale du fait de son appartenance présumée au FLPT et a conclu que ces contradictions minaient davantage la crédibilité de la demanderesse principale.

[21] La SAR a ensuite examiné l’avis de nouvelle comparution, daté du 16 août 2018, délivré par la Commission de police d’Addis Abeba et sur lequel les demandeurs se sont fondés pour démontrer que la demanderesse principale a été persécutée. La SPR n’a pas fait mention de ce document dans sa décision. Elle a conclu que l’avis de nouvelle comparution était « un document déroutant », car c’est la Commission de police (plutôt que le tribunal) qui a convoqué la demanderesse principale [traduction] « pour entendre [ses] réponses à une accusation au criminel non précisée ». La SAR a indiqué qu’en raison du caractère vague du document, elle avait des doutes sur son authenticité. Elle a ajouté que, même si elle devait considérer le document comme authentique, elle ne pourrait pas conclure que l’accusation au criminel non précisée était liée aux opinions politiques de la demanderesse principale.

[22] Enfin, la SAR s’est penchée sur le certificat médical produit par la demanderesse principale concernant le traitement médical que cette dernière a reçu après sa mise en liberté. Il n’est fait aucune mention de ce document dans la décision de la SPR. La SAR a conclu que le certificat médical n’attestait pas la cause des blessures de la demanderesse principale et ne démontrait pas qu’elles étaient le résultat de persécutions politiques. En ce qui concerne les allégations de persécution, la SAR n’a accordé aucun poids au certificat médical.

[23] Même si je conviens avec le défendeur que, dans leurs observations présentées à la SAR, les demandeurs ont souligné que la SPR n’avait pas considéré les documents en cause comme un élément de preuve corroborant important et ont contesté les conclusions de la SPR en matière de crédibilité, je ne souscris pas à son affirmation selon laquelle les circonstances de l’espèce ne justifiaient pas d’offrir l’occasion aux demandeurs de dissiper les doutes de la SAR concernant ces documents et leur incidence sur la crédibilité de la demanderesse principale.

[24] Les conclusions en matière de crédibilité tirées par la SAR étaient importantes eu égard à sa décision et étaient nouvelles et distinctes de celles sur lesquelles la décision de la SPR était fondée. De plus, les commentaires de la SAR au sujet des trois documents (qui portaient sur un élément essentiel de la demande d’asile des demandeurs) concernaient des points qui n’avaient pas été abordés par la SPR. Dans de telles circonstances, je conclus qu’il incombait à la SAR de faire part de ses doutes aux demandeurs et de leur donner l’occasion de répondre avant que la décision ne soit rendue [voir Kwakwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 216 CF 600 au para 26; He c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1316 au para 9; Laag, précitée, au para 23; Palliyaralalage c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 596 au para 9; Mohamed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1145 au para 72]. Étant donné que la SAR a omis de le faire, je conclus qu’elle a manqué à l’équité procédurale.

VI. Conclusion

[25] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour nouvelle décision.

[26] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans LE DOSSIER IMM 5443‑20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel des réfugiés pour nouvelle décision.

  2. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.

« Mandy Aylen »

Juge

Traduction certifiée conforme

Philippe Lavigne-Labelle


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM 5443 20

INTITULÉ :

BERHAN TAKELE ABRAHA, NATNAEL KINDEYA HAGOS, HABEL KINDEYA HAGOS, TOMAS KINDEYA HAGOS, BETHESDA KINDEY HAGOS et MIRACLE KINDEYA HAGOS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 JANVIER 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AYLEN

DATE DES MOTIFS :

Le 28 JANVIER 2022

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

POUR LES DEMANDEURS

Bradley Bechard

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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