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Date : 20220201

Dossier : IMM‑305‑21

Référence : 2022 CF 114

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 1er février 2022

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

Carlos Mauricio LOPEZ RIVAS

Kelly Natalie MEDRANO CRESPIN

Daniel Ernesto VARELA MEDRANO

Adriana Natalie VARELA MEDRANO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Contexte

[1] Le demandeur principal, M. Lopez Rivas, sa femme, Mme Medrano Crespin, et leurs deux enfants mineurs sont des citoyens du Salvador. Les demandeurs allèguent qu’ils ont fui le Salvador pour venir au Canada parce qu’ils craignaient d’être persécutés par des membres d’un gang. Plus précisément, ils craignent d’être victimes d’extorsion, d’être enlevés ou d’être tués s’ils retournent au Salvador.

[2] À de nombreuses reprises en octobre 2017, M. Lopez Rivas a remarqué qu’il était suivi par des véhicules différents lorsqu’il rentrait à la maison après le travail. Un jour, le conducteur d’un véhicule non identifié a dit à M. Lopez Rivas qu’il connaissait des détails sur les membres de sa famille, y compris l’endroit où ils vivaient, et il lui a demandé 2 000 $ en lui précisant que des instructions concernant le moment et l’endroit où il devait apporter l’argent lui seraient données plus tard. Cependant, personne n’a communiqué avec M. Lopez Rivas pour lui donner ces instructions.

[3] Plus tard ce mois‑là, des individus ont approché la fille de M. Lopez Rivas à trois reprises pour tenter de lui parler et, à la troisième occasion, ils lui ont dit de dire à son père de verser l’argent. Une fois de plus, aucun suivi n’a été fait.

[4] En mars 2018, cinq mois après ces incidents, les demandeurs ont quitté le Salvador.

[5] Le 5 février 2020, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté les demandes d’asile des demandeurs.

[6] Les demandeurs ont interjeté appel de cette décision et, le 21 décembre 2020, la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rendu une décision [la décision] par laquelle elle confirmait la conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs n’ont pas qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger.

[7] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision; ils demandent qu’elle soit annulée et que l’affaire soit renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour qu’il rende une nouvelle décision.

[8] La question fondamentale à trancher dans le cadre de la présente demande consiste à savoir si la SAR a raisonnablement conclu que la preuve n’établissait pas qu’il était plus probable que le contraire que les demandeurs, s’ils devaient retourner au Salvador, seraient personnellement exposés à une menace à leur vie ou à d’autres formes de préjudices graves qui feraient d’eux des personnes à protéger.

[9] La crédibilité n’est pas en cause. La SAR a admis que les demandeurs avaient eu plusieurs interactions avec des membres d’un gang qu’ils ne connaissaient pas. Cependant, elle a conclu que la plupart des incidents, à l’exception de ceux mentionnés aux paragraphes 2 et 3 ci‑dessus, étaient liés à des risques auxquels sont généralement exposées d’autres personnes vivant au Salvador ou venant de ce pays. La SAR a conclu que, même s’il existait des éléments de preuve qui établissaient un lien entre les deux incidents survenus en octobre 2017, aucune demande particulière n’avait été faite, aucune instruction de paiement n’avait été donnée et il n’y avait eu aucun autre suivi avant le départ des demandeurs du Salvador, ou même à ce jour.

[10] Les demandeurs soutiennent que la SAR n’a pas tenu compte du contexte général dans lequel se sont produits les événements en question, notamment des niveaux de violence et de criminalité extrêmement élevés au Salvador et, plus précisément, des risques auxquels sont exposés ceux qui ne paient pas les sommes exigées. Ils ajoutent qu’on ne devrait pas les blâmer d’avoir quitté le Salvador afin d’éviter que les risques ne se concrétisent. Établissant une analogie avec une maison en flammes, l’avocat des demandeurs a demandé si les membres de la famille auraient dû attendre d’être brûlés ou que l’un d’entre eux meurt avant de quitter la maison.

[11] Le défendeur se fonde sur l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] pour affirmer que la SAR a procédé à une analyse cohérente et rationnelle de la preuve des demandeurs et qu’elle a raisonnablement conclu qu’aucune instruction précise de paiement n’avait été donnée, que les demandeurs n’avaient subi aucune répercussion aux mains des extorqueurs et que ces derniers n’avaient donné aucune suite à leurs gestes durant les cinq mois qui ont suivi les événements en question, alors que les demandeurs se trouvaient toujours au Salvador.

[12] Le défendeur soutient que la SAR a raisonnablement conclu que les demandeurs n’avaient pas établi l’existence d’un risque prospectif, selon la prépondérance des probabilités, et que les demandeurs tentent simplement de faire en sorte que la Cour soupèse à nouveau la preuve.

[13] Après avoir examiné le dossier et les observations des avocats, je ne suis pas convaincue que la décision est déraisonnable.

III. La question en litige et la norme de contrôle applicable

[14] La seule question à trancher consiste à savoir si la décision était raisonnable. Il s’agit plus précisément de savoir s’il était raisonnable pour la SAR de conclure que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils seraient personnellement exposés à un risque auquel ne sont généralement pas exposées les autres personnes vivant au Salvador ou venant de ce pays.

[15] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, tel qu’il a été établi dans l’arrêt Vavilov. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100). Si « la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci », il n’appartient pas à la cour de révision de substituer la conclusion qu’elle préférerait (Vavilov, au para 99).

[16] La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, elle ne doit pas modifier les conclusions de fait (Vavilov, au para 125). Néanmoins, selon l’arrêt Vavilov, un décideur « doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui ont une incidence sur sa décision et celle‑ci doit être raisonnable au regard de ces éléments » (au para 126).

IV. Analyse

[17] Les parties s’entendent pour dire que la juge Gleason, dans la décision Portillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 678, a expliqué clairement l’analyse requise au titre de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 :

[40] À mon avis, le point de départ essentiel de l’analyse relative à l’article 97 de la LIPR consiste à définir correctement la nature du risque auquel le demandeur est exposé. Pour ce faire, il faut déterminer si le demandeur est exposé à un risque persistant ou à venir (c.‑à‑d. s’il continue à être exposé à un « risque personnalisé »), quel est le risque en question et s’il consiste à être exposé à des traitements ou à des peines cruels et inusités et, enfin, le fondement de ce risque. Fréquemment, dans plusieurs décisions récentes dans lesquelles notre Cour a interprété l’article 97 de la LIPR, ainsi que le juge Zinn le fait observer dans le jugement Guerrero, aux paragraphes 27 et 28, « […] trop de décideurs omettent totalement d’énoncer [le] risque » auquel le demandeur est exposé ou « […] restent […] souvent vagues à cet égard ». Dans bon nombre des affaires dans lesquelles elle a annulé la décision de la Commission, notre Cour a estimé que la façon dont celle‑ci avait qualifié la nature du risque auquel était exposé le demandeur d’asile était déraisonnable et que la Commission avait commis une erreur en confondant un risque plus élevé lié à une raison très personnelle avec un risque général de criminalité auquel l’ensemble ou une bonne partie de la population était exposé dans un pays déterminé.

[41] L’étape suivante à franchir dans le cadre de l’analyse prévue à l’article 97 de la LIPR, une fois que le risque a été correctement qualifié, consiste à comparer le risque qui a été correctement décrit et auquel le demandeur d’asile est exposé, avec celui auquel est exposée une partie importante de la population de son pays pour déterminer si ces risques sont similaires de par leur nature et leur gravité. Si le risque qu’il court est différent, le demandeur d’asile a alors le droit de se réclamer de la protection de l’article 97 de la LIPR. Plusieurs des décisions récentes de notre Cour – s’inscrivant dans le premier courant jurisprudentiel susmentionné – ont retenu cette approche.

[18] En outre, les parties et la SAR s’entendent sur les [traduction] « principes jurisprudentiels », pour reprendre les termes employés par les demandeurs. Il n’y a aucun désaccord quant à la question de savoir si la SAR s’est appuyée sur la jurisprudence applicable.

[19] Les parties sont toutefois en désaccord sur la question de savoir si les demandeurs ont établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe un risque persistant ou à venir qui est plus important que le risque généralisé que représente la criminalité au Salvador. Autrement dit, la question est de savoir si la preuve versée au dossier suffit à établir, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’un tel risque. Par conséquent, la présente affaire repose sur des faits qui lui sont propres.

[20] Dans la décision Garces Canga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 749 [Garces Canga], rendue récemment, mon collègue le juge Gascon a déclaré « [qu’a]ux fins de l’article 97, le décideur administratif doit se demander si le renvoi du demandeur d’asile pourrait l’exposer personnellement aux risques et menaces qui y sont spécifiés. Le risque doit être personnalisé et doit être établi selon la balance des probabilités; il est prospectif et ne comporte aucune composante subjective » (au para 49) (non souligné dans l’original).

[21] Compte tenu du dossier dont disposait la SAR, je ne suis pas convaincue qu’il était déraisonnable pour elle de conclure que la preuve versée au dossier n’établissait pas, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’un risque personnalisé de nature prospective. Je conviens avec le défendeur qu’au bout du compte, les demandeurs cherchent à faire réévaluer la preuve, ce qui, en l’absence de circonstances exceptionnelles, ne fait pas partie du rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Vavilov, au para 125).

[22] La SAR a reconnu que les incidents décrits aux paragraphes 2 et 3 ci‑dessus pouvaient être liés ou que les demandeurs pouvaient avoir été personnellement ciblés, mais elle a conclu que la situation des demandeurs se trouvait « à l’extrémité la moins grave du spectre de la prise personnelle pour cible ». La SAR a aussi conclu que les membres du gang n’avaient formulé aucune exigence en particulier, qu’ils n’avaient pas donné d’instructions particulières pour le paiement et qu’ils n’avaient donné aucune suite à leurs gestes. Le décideur administratif, en l’occurrence la SAR, a la responsabilité première de tirer des conclusions de fait, et de telles conclusions commandent la retenue (Garces Canga, au para 58).

[23] Passons maintenant à la question des demandeurs, à savoir durant combien de temps ils auraient dû attendre ou jusqu’à quel point ils auraient dû laisser la situation se détériorer avant de décider de partir. Bien que je comprenne les préoccupations des demandeurs étant donné ce qu’ils ont vécu, il ne me revient pas de répondre à cette question. Pour autant que la décision de la SAR soit fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et qu’elle soit justifiée au regard des faits et du droit, ce qui est le cas à mon avis, je suis tenue, dans le cadre d’un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable, de faire preuve de retenue à l’égard de la décision de la SAR.

V. Conclusion

[24] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale, et l’affaire n’en soulève aucune.

JUGEMENT dans le dossier IMM‑305‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire des demandeurs est rejetée.

  2. L’affaire ne soulève aucune question à certifier.

« Vanessa Rochester »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM‑305‑21

INTITULÉ :

Carlos Mauricio LOPEZ RIVAS, Kelly Natalie MEDRANO CRESPIN, Daniel Ernesto VARELA MEDRANO, Adriana Natalie VARELA MEDRANO c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO) – par vidéoconférence au moyen de Zoom

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 JANVIER 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 1er février 2022

COMPARUTIONS :

Me Luis Antonio Monroy

Pour les demandeurs

Me Matthew Siddall

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Luis Antonio Monroy

Avocat

Pour les demandeurs

Me Matthew Siddall

Procureur général du Canada

Pour le défendeur

 

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