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Date : 20220207


Dossier : IMM‐1101‐20

Référence : 2022 CF 150

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 7°février°2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

 

GYITA GABOR

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] En 1998, le Canada a accueilli la demande d’asile de Mme Gyita Gabor [la demanderesse], une citoyenne de la Roumanie qui se réclamait de la protection de ce pays. Dans une décision datée du 10 janvier 2020, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a fait droit à la demande présentée par le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le ministre] afin que soit constatée la perte de l’asile au Canada dont bénéficiait la demanderesse [la décision contestée]. La SPR a conclu que la demanderesse s’était réclamée de nouveau et volontairement de la protection de la Roumanie, parce qu’elle était retournée dans ce pays à plusieurs reprises après avoir obtenu l’asile en 1998 et qu’elle avait voyagé munie d’un passeport roumain.

[2] La demanderesse, qui agissait pour son propre compte à l’audience relative à la perte de l’asile, fait valoir que la SPR a manqué à son obligation d’équité procédurale en refusant d’ajourner l’audience, comme elle lui en avait fait la demande, pour lui permettre de se trouver un conseil, et souligne plus particulièrement le fait qu’elle est analphabète et qu’elle vit avec une lésion cérébrale acquise. Elle soutient également que son droit à l’équité procédurale n’a pas été respecté parce qu’elle ne comprenait pas la nature de la procédure et qu’elle n’a pas eu la possibilité de présenter des observations à l’audience. Le défendeur admet que la SPR n’a pas permis à la demanderesse de présenter des arguments, et qu’elle a ce faisant manqué à son obligation relative à l’équité procédurale, mais il estime que l’issue n’aurait pas été différente n’eût été ce manquement et que la demande devrait être rejetée.

[3] Je suis d’avis que la SPR a manqué à son obligation d’équité procédurale et que l’issue de la procédure relative à la perte de l’asile n’était pas inévitable. Par conséquent, je fais droit à la demande et renvoie l’affaire pour réexamen.

II. Contexte

A. Le contexte factuel

Circonstances ayant mené à la demande de constat de perte de l’asile

[4] Ce cas a été porté à l’attention du ministre pour la première fois quand la demanderesse est rentrée au Canada après un voyage à l’étranger, le 4 mai 2014. Interrogée par un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC], la demanderesse a fait savoir qu’elle s’était rendue en Roumanie pour assister au mariage de son fils et qu’elle était partie du Canada environ deux mois plus tôt.

[5] En octobre 2015, le ministre a présenté une demande de constat de perte de l’asile conformément au paragraphe 108(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la LIPR] et une demande visant à ce que le constat soit assimilé au rejet de la demande d’asile de la demanderesse, conformément au paragraphe 108(3) de la LIPR. Le ministre s’est fondé sur le voyage de la demanderesse en Roumanie en 2014 de même que sur les données tirées du Système intégré d’exécution des douanes montrant que la demanderesse avait voyagé à neuf reprises entre 2005 et 2015. Il a présenté aussi des éléments de preuve indiquant que, le 8 décembre 2014, un passeport roumain temporaire a été délivré à la demanderesse.

[6] Le 18 juin 2019, la SPR a avisé les parties que l’audience avait été fixée au 3 septembre 2019.

[7] Le 14 août 2019, le ministre a communiqué des documents supplémentaires, dont les détails relatifs à deux autres voyages aller‐retour effectués en 2016 et en 2018 ainsi que la copie d’un autre passeport roumain temporaire délivré le 4 décembre 2015.

Demandes d’ajournement présentées par le conseil de la demanderesse avant l’audience de la SPR

[8] Le 23 août 2019, Cheryl Robinson, avocate au sein du Bureau du droit des réfugiés, a informé la SPR que ses services avaient été récemment retenus par la demanderesse et qu’elle allait recevoir les dossiers de l’ancien conseil de la demanderesse, Peter Ivanyi. Mme Robinson a demandé une remise de l’audience fixée au 3 septembre 2019. Elle a fait valoir que la demanderesse était une personne vulnérable qui serait incapable d’agir pour son propre compte, car elle est atteinte d’une lésion cérébrale acquise, présente un trouble d’apprentissage et ne sait ni lire ni écrire. Mme Robinson a fourni des documents médicaux datés de 2011 et de 2013 en précisant qu’elle allait chercher à obtenir des renseignements de nature médicale à jour. Elle a également souligné que la demanderesse présentait un trouble de stress post‐traumatique et une dépression majeure qui avaient nui à sa capacité d’établir des liens solides avec son conseil, de sorte qu’elle avait besoin d’un délai supplémentaire pour bâtir une relation de confiance.

[9] Le 26 août 2019, M. Ivanyi a informé la SPR que la demanderesse avait décidé de ne pas retenir ses services pour l’audience et qu’il s’était retiré du dossier.

[10] L’audience a ensuite été reportée au 25 novembre 2019, mais n’a pu avoir lieu parce que la SPR a communiqué la mauvaise date à la demanderesse. L’audience a été inscrite au rôle de nouveau, pour le 17 décembre 2019.

[11] Le 26 novembre 2019, le ministre a déposé un document supplémentaire. Il s’agissait notamment d’informations sur la demande de citoyenneté canadienne de la demanderesse, qui a été retirée en 2015 à cause des antécédents criminels de celle‐ci au Canada, et d’autres détails concernant ses déclarations de culpabilité. Le ministre a également déposé des renseignements indiquant que la demanderesse avait obtenu un passeport roumain en 2005 sous le nom de Gita Gabor et qu’elle s’était rendue en Roumanie en mai 2009 pour assister aux funérailles de son frère.

[12] Le 5 décembre 2019, Mme Robinson a demandé à la Commission de la retirer du dossier en raison d’une rupture de la relation avec sa cliente. Elle a sollicité par ailleurs un autre ajournement de l’audience pour laisser à la demanderesse le temps de se trouver un autre conseil, conformément aux doutes qu’elle avait exprimés dans sa lettre antérieure quant à la capacité de la demanderesse d’agir pour son propre compte.

[13] Le 11 décembre 2019, M. Ivanyi a avisé la SPR que la demanderesse lui avait demandé de la représenter à l’audience, mais qu’il n’était pas disponible le 17 décembre. Pour cette raison, il a demandé un ajournement. Il a souligné que son mandat de représentation était limité à ce moment‐là et qu’il avait accepté de demander une modification de la date de l’audience au nom de la demanderesse, car [TRADUCTION]°« elle n’est tout simplement pas en mesure de déposer une demande formelle ». Le ministre s’est opposé au changement de date étant donné que l’audience avait déjà été reportée à cause du manque de diligence de la demanderesse à retenir les services d’un conseil. Selon le défendeur, si la demanderesse voulait un nouveau conseil, elle devait s’en trouver un qui était disponible à la date d’audience.

[14] Le 12 décembre 2019, la SPR a rejeté la demande d’ajournement de M. Ivanyi. L’audience s’est déroulée le 17 décembre 2019 et la demanderesse n’avait personne pour la représenter. À l’audience, la demanderesse a accepté que l’instruction se poursuive, mais elle a demandé un ajournement sur‐le‐champ ainsi qu’à plusieurs reprises pendant l’audience.

[15] Le 10 janvier 2020, la SPR a fait droit à la demande de constat de perte de l’asile, de sorte que la demanderesse a perdu son statut de personne protégée et de résidente permanente au Canada.

Les événements postérieurs à la décision de la SPR

[16] La demanderesse devait être renvoyée du Canada le 8 février 2021. Le 5 février 2021, le juge Ahmed a accueilli la requête présentée par la demanderesse en vue d’obtenir un sursis à la mesure de renvoi : Gabor v Canada (Citizenship and Immigration), 2021 CanLII 7249 (CF) [Gabor].

B. La décision faisant l’objet du contrôle

[17] La SPR a constaté que la demanderesse avait demandé, obtenu et utilisé trois passeports roumains différents pour retourner en Roumanie. À son avis, le fait que la demanderesse ait profité de la protection diplomatique conférée par l’utilisation de ces passeports afin de retourner dans le pays dont elle a la nationalité démontre qu’elle s’est réclamée de nouveau délibérément et concrètement de la protection de l’État. La SPR a conclu que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption qu’elle s’était réclamée de nouveau de la protection de l’État en Roumanie.

III. Les questions en litige et norme de contrôle applicable

[18] Les questions fondamentales à trancher dans la demande en l’espèce sont celles à savoir si la SPR a manqué à son obligation d’équité procédurale et, le cas échéant, comment y remédier. La demanderesse soutient que la SPR a violé l’équité procédurale de plusieurs façons : 1) elle a omis d’ajourner l’audience pour permettre au conseil de la demanderesse d’être présent, 2) elle ne s’est pas assuré que la demanderesse était en mesure de comprendre la nature de la procédure et 3) elle n’a pas donné à la demanderesse la possibilité de présenter des observations. À l’audience devant la Cour, le défendeur a admis le point 3).

[19] Le défendeur soulève une autre question : 4) est‐ce que la tenue d’une nouvelle audience est justifiée si la demanderesse ne remet pas en cause le bien‐fondé de la décision contestée?

[20] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale est celle de la décision correcte, étant donné que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 23 précise que cette norme s’applique seulement lorsqu’une cour examine une décision administrative sur le fond.

[21] Dans Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54, la Cour d’appel fédérale a affirmé que le contrôle judiciaire au regard de l’équité procédurale est « “particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte”, même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée ». La présente affaire repose sur la question de l’équité procédurale, que je vais contrôler selon la norme de la décision correcte.

IV. Analyse

A. La SPR a‐t‐elle manqué à l’équité procédurale en refusant d’ajourner l’audience?

Que s’est‐il passé à l’audience de la SPR?

[22] La demanderesse fait valoir que son analphabétisme et ses problèmes de santé mentale l’ont empêchée de participer utilement à l’instruction en l’absence d’un conseil et que la SPR a manqué à son obligation d’équité procédurale en refusant sa demande d’ajournement.

[23] Avant d’examiner les observations des parties et de statuer sur cette question, je considère qu’il est nécessaire de reproduire l’échange entre la demanderesse (qui s’est exprimée essentiellement par l’intermédiaire d’un interprète) et le commissaire de la SPR au sujet de la demande d’ajournement. Cet échange débute à la page 1 de la transcription de l’audience de la SPR [la transcription], comme le mentionne l’affidavit complémentaire du défendeur, et s’établit ainsi :

[traduction]
COMMISSAIRE : [...] Eh bien, d’accord, tout le monde est là... Disons qu’il s’est passé pas mal de choses dans cette affaire, Mme Gabor. Je vois donc plusieurs éléments dans le dossier. À l’origine, une date a été fixée pour l’audience, qui a été reportée plusieurs fois. J’ai de la correspondance, est‐ce que vous vous souvenez des jours où vous avez travaillé avec M. Ivanyi? Au tout début.

D : Oui, bien sûr.

COMMISSAIRE : C’est bon.

D : Avec lui, j’ai obtenu les documents.

COMMISSAIRE : D’accord, c’est bien. Ensuite, vous avez changé de conseil, n’est‐ce pas?

D : J’ai changé parce que je n’avais pas assez d’argent pour le payer.

COMMISSAIRE : Je comprends.

[24] Ici, je vais prendre une pause et expliquer que, selon la lettre du 23 août 2019 de Mme Robinson, la province n’offrait plus d’aide juridique aux réfugiés et que c’est la semaine précédente que le service avait été rétabli par le gouvernement fédéral, ce qui fait que la demanderesse s’était retrouvée sans aide financière pour se faire représenter par un conseil. Comme le confirme l’échange ci‐dessus, l’absence de moyens financiers pour payer M. Ivanyi pourrait bien expliquer pourquoi la demanderesse a communiqué avec le Bureau du droit des réfugiés. De toute manière, l’échange entre le commissaire de la SPR et la demanderesse s’est poursuivi à la page 2 de la transcription :

[traduction]
D : Et maintenant, je suis retournée avec lui parce que c’est mon avocat. C’est mon avocat depuis 20 ans.

COMMISSAIRE : Oh, c’est vrai? C’est votre avocat depuis 20 ans? Bon, d’accord.

D : Depuis que je suis arrivée ici et que j’ai obtenu les documents, c’est lui qui nous représente.

COMMISSAIRE : C’est bien.

D : Et ici, c’est son associé.

COMMISSAIRE : D’accord, donc écoutez... Je connais M. Ivanyi, d’accord? Je vais vous rappeler brièvement les événements passés afin que nous sachions où nous en sommes. Et ensuite, au mois d’août, vous avez consulté Mme Robinson, Cheryl Robinson. Et c’est elle qui était censée vous représenter.

D : C’est un homme ou une femme?

COMMISSAIRE : C’est une femme, Cheryl Robinson. Bon, d’accord, mais elle ne vous représente plus, et nous avons une lettre de sa part indiquant qu’elle n’est pas votre conseil. Aujourd’hui, vous êtes venue sans conseil, ce qui est une bonne chose parce que, vous le savez, il y a une audience prévue.

INTERPRÈTE : C’est une bonne chose?

COMMISSAIRE : Vous savez que c’est une bonne chose, parce que l’audience est prévue pour aujourd’hui et que vous êtes tenue d’y être présente.

D : Et je vous demande d’avoir l’obligeance d’ajourner pour M. Ivanyi.

COMMISSAIRE : Eh bien, voilà qui est intéressant. Je comprends votre demande, mais M. Ivanyi a avisé la Commission qu’il ne vous représente pas. Laissez‐moi juste terminer, d’accord? Donc, à moins de recevoir une demande de votre conseil, et vous n’en avez aucun inscrit à votre dossier, je ne peux pas reporter l’audience encore une fois. Je pourrais le faire compte tenu de votre situation personnelle, mais tout ce que j’ai comme information, c’est que vous êtes présente à l’audience, que le ministre est ici afin de poursuivre l’instance et que vous n’avez pas de conseil. Laissez‐moi vous expliquer. Dans la présente affaire, une chose est importante, Mme Gabor. Le ministre possède des informations sur vos voyages, vous me suivez? Et tout ce qu’il va faire, c’est simplement vous décrire quelles sont ces informations. Je peux même le faire, j’ai les informations en question, car j’ai lu le dossier. Vous, vous devez répondre aux questions de Mme Clark et aux miennes, si j’en ai, non pas sur le fait que vous êtes une personne rom ni sur vos problèmes en Roumanie, seulement sur les raisons pour lesquelles vous êtes retournée en Roumanie. Alors si nous fonctionnons comme ça, l’audience pourrait se terminer très rapidement, d’accord? Vous n’avez pas besoin d’un conseil pour vous aider à répondre, l’important, c’est votre témoignage et votre réponse, d’accord? L’audience d’aujourd’hui est différente de la précédente, car elle sera courte, très courte. Et je ne rendrai aucune décision aujourd’hui. Nous allons attendre après Noël, c’est clair? Est‐ce que ça vous convient?

D : Ça me convient, merci. Je le lui demande, s’il vous plaît, et je m’excuse.

COMMISSAIRE : Non, ça va, c’est parfait.

D : Parce que j’ai consulté Peter à la dernière minute, et il est en cour aujourd’hui.

COMMISSAIRE : Effectivement.

D : Et il n’a pas de temps pour moi.

COMMISSAIRE : Ça marche.

D : Mais à partir de maintenant, Peter est mon avocat.

COMMISSAIRE : Eh bien, c’est d’accord. Certainement. Nous connaissons très bien M. Ivanyi . Alors, vous n’avez aucun document à nous remettre aujourd’hui, c’est ça?

D : Que voulez‐vous dire?

COMMISSAIRE : Eh bien, n’importe quoi d’écrit. Vous allez répondre aux questions de Mme Clark au sujet de votre voyage, mais vous n’avez pas de documents à nous remettre sur vos voyages ou... c’est oui ou non, oui ou non.

D : Je n’ai pas de documents, mais plus tard, je peux en déposer.

COMMISSAIRE : C’est bon.

D : Et c’est pour ça que je demande un ajournement.

COMMISSAIRE : Bon, eh bien, je ne peux pas ajourner, parce que vous êtes censée avoir vos documents prêts pour nous aujourd’hui. Et l’audience a été reportée plusieurs fois, on est d’accord? Alors, laissez‐moi commencer en vous demandant quelle est votre adresse actuelle.

[25] Sur ces mots, le commissaire de la SPR a confirmé l’identité de la demanderesse puis a commencé à entendre son témoignage.

[26] À partir de l’échange reproduit plus haut, je constate que le commissaire de la SPR invoque essentiellement trois raisons pour refuser d’ajourner au début de l’audience. Premièrement, il n’y avait pas de conseil inscrit au dossier pour la demanderesse. Deuxièmement, le commissaire a affirmé qu’il pouvait reporter l’audience compte tenu de la [TRADUCTION]°« situation personnelle » de la demanderesse, mais qu’il avait décidé de ne pas le faire puisque cette dernière était présente. Troisièmement, il a informé la demanderesse qu’elle n’avait pas besoin de conseil parce que l’audience portait seulement sur les raisons pour lesquelles elle était retournée en Roumanie, à l’exclusion de quoi que ce soit d’autre, et parce que l’audience serait [TRADUCTION]°« courte, très courte ».

[27] Les arguments de la demanderesse ont porté principalement sur le deuxième et le troisième motif, qui seront au cœur de mon analyse et constituent le fondement de ma décision.

[28] Dans la décision contestée, la SPR a donné la raison suivante pour justifier de ne pas ajourner l’audience comme le sollicitait la demanderesse (qui était l’intimée devant la SPR) :

[15] [...] L’audience s’est tenue sans conseil, puisque l’intimée n’avait formellement retenu les services d’aucun conseil et qu’elle avait eu plus de trois ans pour trouver un conseil et lui demander de la représenter, ce que la Commission a jugé être plus que suffisant pour se préparer à l’audience, puisqu’elle avait déjà travaillé avec deux conseils. En outre, comme elle l’a admis à l’audience, la conseil a noté que P. Ivanyi avait été le conseil de l’intimée pendant 20 ans, mais il faut toutefois rappeler qu’elle n’avait pas formellement retenu ses services.

[16] Le tribunal était au courant de la lettre de l’ancienne conseil, C. Robinson, dans laquelle elle écrivait que l’intimée a tous les problèmes énumérés au paragraphe 12 des présents motifs. Cependant, à part le fait qu’elle n’est pas instruite et qu’elle ne sait ni lire ni écrire, l’intimée n’a manifesté aucun des problèmes signalés par l’ancienne conseil, que ce soit par son comportement ou par ses réponses. L’intimée s’est montrée confiante et renseignée. L’intimée s’est montrée confiante et renseignée. Le tribunal et la conseil du ministre ont noté que l’intimée écoutait attentivement toutes les questions qui lui étaient posées et répondait à toutes les questions au mieux de ses capacités. L’intimée comprenait la nature des procédures, que le tribunal lui a expliquées, et elle a répondu à toutes les questions que lui a posées la conseil du ministre. Elle a également affirmé au dossier qu’elle poursuivrait l’audience.

[29] La demanderesse a soulevé un point technique relativement à la procédure d’instruction, soit que le commissaire de la SPR a justifié son refus d’accorder un ajournement en s’appuyant sur des documents qui n’avaient pas été communiqués durant l’audience. Selon la demanderesse, la SPR prétend que la Commission a rejeté la demande de remise du conseil dans un document qui est mentionné comme suit dans une note à la fin de la décision : « Pièce R‐11, décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada au sujet de la demande de remise, datée du 12 décembre 2019 ». La demanderesse allègue que ce document ne figurait pas au dossier en tant que pièce à l’audience, la liste de pièces se terminant au numéro 10.

[30] Comme je l’ai signalé au début de l’audience que j’ai présidée, la transcription et l’enregistrement audio de l’audience devant la SPR semblent avoir été coupés vers la fin. J’ai demandé aux parties de me présenter des observations à ce sujet, mais je n’en ai reçu aucune. Il est possible que la lettre du 12 décembre 2019 dans laquelle la Commission rejetait la demande d’ajournement ait été ajoutée comme pièce pendant l’audience, mais ce fait n’a pas été saisi dans l’enregistrement, puisque ce dernier a été coupé.

[31] De toute façon, le fait que le commissaire de la SPR ait disposé ou non de la lettre de la Commission n’est pas déterminant pour l’issue de l’affaire. Ce qui me trouble davantage, c’est que le commissaire a semblé avoir décidé qu’aucun conseil n’était inscrit au dossier sans savoir qu’il existait une lettre datée du 11 décembre 2019 dans laquelle M. Ivanyi demandait à la SPR de reporter l’audience. Même si M. Ivanyi a mentionné que son mandat était limité à ce moment‐là, sa lettre comprenait bel et bien un formulaire Recours aux services d’un représentant. Il a fait savoir qu’il était prêt à représenter la demanderesse et a demandé d’être informé d’avance de la nouvelle date d’audience afin de pouvoir être présent.

[32] Il est clair que le commissaire de la SPR n’avait pas été avisé de la demande de M. Ivanyi quand on prend connaissance de l’échange, vers la fin de l’audience, où le commissaire a conseillé à la demanderesse de parler avec M. Ivanyi après avoir rendu sa décision. C’est à ce moment que la demanderesse a informé le commissaire que M. Ivanyi avait envoyé un document par télécopie au [TRADUCTION]°« bureau d’immigration ». Le commissaire a levé l’audience le temps d’une pause pour lui permettre de retrouver le document télécopié, lequel a finalement été remis par la représentante du ministre en même temps que la décision de la SPR rejetant la demande d’ajournement présentée par le conseil. C’est alors seulement que le commissaire a ajouté la lettre de M. Ivanyi en tant que pièce au dossier, avant de conclure qu’il n’était pas tenu de reporter l’audience, parce que les services de M. Ivanyi n’avaient pas été [TRADUCTION]°« formellement retenus » et que la Commission avait fait preuve d’une [TRADUCTION]°« générosité exceptionnelle » lorsqu’elle a décrit le processus à l’intention de la demanderesse, laquelle avait [TRADUCTION]°« exprimé son intention et sa volonté de poursuivre l’instruction ».

[33] En bref, la mention, dans la décision contestée, suivant laquelle l’audience a été poursuivie « puisque [la demanderesse] n’avait formellement retenu les services d’aucun conseil » constitue un raisonnement énoncé après le fait, car l’audience était déjà terminée lorsque le commissaire a été informé de la participation de M. Ivanyi.

[34] Même en laissant de côté mon opinion quant à la [TRADUCTION]°« générosité exceptionnelle » dont se vante le commissaire, il m’apparaît difficile de comprendre comment ce dernier a pu conclure que la demanderesse avait [TRADUCTION]°« l’intention et la volonté » de poursuivre l’instruction, vu ses demandes répétées d’ajournement.

[35] Puisque les parties ne m’ont présenté aucune observation sur les points que je mentionne plus haut, je ne vais pas statuer sur la question de savoir s’ils constituent ou non des manquements à l’équité procédurale. Les commentaires qui précèdent servent plutôt à dresser un portrait plus complet de la démarche confuse adoptée par le commissaire de la SPR pour mener l’instruction.

[36] Je vais maintenant examiner les arguments des parties sur la question de l’ajournement.

Certains aspects de la situation personnelle de la demanderesse justifiaient un ajournement

[37] Le commissaire de la SPR a affirmé qu’il pouvait seulement reporter l’audience pour des raisons liées à la [TRADUCTION]°« situation personnelle » de la demanderesse puis a annoncé sans attendre qu’il n’ajournerait pas l’instruction parce que la demanderesse était présente. Cependant, il n’y a rien dans la transcription qui permet de croire qu’il a analysé la situation personnelle de la demanderesse avant de refuser l’ajournement.

[38] Plus important encore, je conviens avec la demanderesse qu’il y a des éléments particuliers dans sa situation qui, s’ils avaient été examinés par le commissaire de la SPR, auraient justifié un ajournement de l’audience.

[39] La demanderesse soutient que le droit à l’équité procédurale comprend la capacité de participer de façon significative au processus décisionnel : Etik c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 762 au para 7; Ha c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 49 [Ha] au para 51. En outre, elle fait valoir qu’il suppose aussi le droit de prendre « une décision libre et éclairée » : Kaur c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (Cour d’appel fédérale), 1989 CanLII 5272 (CAF), [1990] 2 CF 209 au para 8.

[40] Le droit à un conseil ou à un avocat n’est pas absolu, comme notre Cour l’a confirmé : « Ce qui est absolu, toutefois, c’est le droit à une audience équitable. Pour qu’une audience se déroule équitablement, le demandeur doit être capable de ‘participer utilement’ à l’instance » : Austria c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 423 [Austria] au para 6.

[41] À mon avis, la SPR disposait de suffisamment d’éléments de preuve montrant que la demanderesse n’était pas capable de participer utilement à l’audience. Comme l’a souligné la demanderesse, les incidents suivants, qui se sont produits à l’audience, auraient dû faire comprendre au commissaire de la SPR que quelque chose clochait :

  1. Interrogée sur son adresse personnelle, la demanderesse n’a pas été capable de la lire sur un bout de papier qu’elle avait apporté et a plutôt remis ce papier à la représentante du ministre afin qu’elle le lise pour l’enregistrement, en donnant l’explication suivante : [TRADUCTION]°« je ne peux pas lire l’anglais, je suis vraiment désolée ».

  2. Quand on lui a demandé comment elle s’y prenait pour lire les affiches ou un horaire d’autobus au Canada, la demanderesse a répondu qu’elle demandait à des passants de l’aider.

  3. Lorsque le commissaire de la SPR l’a décrite comme une [TRADUCTION]°« polyglotte » parce qu’elle parlait anglais, hongrois et romani, elle a répondu : [TRADUCTION]°« Mais je ne sais pas, je ne sais pas lire. Et ça, ça me brise le cœur ».

  4. Quand on lui a demandé sa date de naissance, elle s’est exclamée [TRADUCTION]°« Oh, Seigneur... Même ça, je ne le sais pas. Parce que je ne suis jamais allée à l’école ».

  5. La demanderesse a expliqué également qu’elle avait tenté de prendre l’avion pour se rendre en Roumanie à la demande de sa mère mourante, mais qu’elle n’avait pas pu voyager parce que son passeport avait expiré. Elle a précisé ce qui suit : [TRADUCTION]°« Je ne savais pas qu’il avait expiré. Parce que je regardais le document, mais j’étais incapable de le lire. Et c’est pour ça que je n’ai pas pu être aux côtés de ma mère quand elle est morte. Je ne pouvais pas retourner à la maison. J’ai vécu beaucoup, beaucoup de difficultés dans ma vie parce que je ne suis pas allée à l’école. Je me sens comme si je n’avais pas de pieds, pas de mains ».

[42] Lorsqu’on a demandé à la demanderesse si elle comprenait que son voyage en Roumanie pouvait avoir des répercussions sur son statut d’immigration, sa réponse est encore plus éloquente et a un lien direct avec la question que devait trancher la SPR :

[traduction]

On ne m’a rien dit là‐dessus. Ou peut‐être que je n’ai pas prêté attention parce que j’ai une mauvaise mémoire. Je regarde dans mon frigo, ça m’arrive bien des fois, et je me dis – qu’est‐ce que je dois acheter? Alors, je vais au magasin, puis je reviens chez moi, et je n’ai pas tout acheté ce qu’il me fallait.

[43] La représentante du ministre lui a aussi demandé si elle se souvenait que M. Ivanyi lui ait lu la demande de constat de perte de l’asile, et la demanderesse a répondu comme suit : [TRADUCTION]°« Je ne me souviens de rien ».

[44] La demanderesse se fonde sur une décision où la Cour fédérale a jugé qu’une personne incapable de lire des documents n’avait pas eu droit à une audience équitable en l’absence de son conseil : Ayala Alvarez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 792 [Ayala Alvarez] aux para 16–18. À mon avis, les faits en l’espèce sont encore plus évidents, et le refus de la SPR d’accorder l’ajournement est plus grave que dans Ayala Alvarez.

[45] Comme dans la présente affaire, le demandeur dans la décision Ayala Alvarez n’avait pas pu retenir les services d’un conseil à temps parce qu’il n’avait pas obtenu l’aide juridique. Ce demandeur ne pouvait pas lire les documents en raison de sa déficience visuelle, de sorte qu’il a demandé un ajournement de son audience devant la SPR, ce qui lui a été refusé. Contrairement à la demanderesse dans le cas qui nous occupe ici, M. Ayala Alvarez n’a pas demandé d’ajournement lors de l’audience relative à sa demande d’asile. En accueillant la demande de contrôle judiciaire, le juge O’Reilly s’est exprimé comme suit :

[15] À mon avis, en l’espèce, le fait que l’audience a eu lieu en l’absence de l’avocat de M. Ayala Alvarez a occasionné une injustice à son égard. La Commission s’est fondée sur une preuve documentaire abondante, écrite en anglais. M. Ayala Alvarez a bénéficié de l’aide d’un interprète et a eu l’occasion d’examiner les documents avant l’audience, mais il n’a pas pu s’imprégner de leur contenu ni de préparer une réponse, faute de temps et d’aide.

[16] En outre, il était clair que M. Ayala Alvarez souffrait d’une déficience visuelle et que, par conséquent, il lui était encore plus difficile de comprendre la preuve documentaire sur laquelle s’était fondée la Commission et d’y répondre. Cette déficience a également eu pour conséquence qu’il a eu de la difficulté à suivre l’audience. L’[agent de protection des réfugiés] et la [représentante du HCNUR] étaient tous les deux au courant de la situation de M. Ayala Alvarez et étaient préoccupés par sa capacité d’assister à l’audience. Cependant, leur préoccupation quant à la situation difficile de M. Ayala Alvarez ne les a pas poussés à faire valoir auprès de la Commission que l’absence de son avocat lui causerait préjudice.

[17] M. Ayala Alvarez avait droit à une audience équitable devant la Commission. Dans les circonstances, je ne suis pas convaincu qu’elle le fut.

[46] J’estime que les motifs cités ci‐dessus peuvent fort bien s’appliquer en l’espèce. Je constate également qu’il n’y a rien au dossier permettant de croire que la demanderesse a eu la possibilité d’examiner la demande du ministre avec l’interprète, contrairement à M. Ayala Alvarez, malgré qu’elle ait déclaré ne pas savoir lire et ne plus savoir si M. Ivanyi avait passé la demande du ministre en revue avec elle.

[47] La Cour d’appel fédérale a déclaré que « [s]i elle n’est pas représentée, la personne peut ne pas être en mesure de participer efficacement au processus décisionnel, en particulier lorsqu’elle affronte un adversaire plus puissant, comme un ministère » : Hillary c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CAF 51 [Hillary] au para 34.

[48] Je ne souscris pas à l’argument du défendeur suivant lequel la demanderesse et ses anciens conseils n’ont pas établi qu’elle était incapable, sur le plan cognitif, de se représenter elle‐même. Je soulignerai toutefois que je tire cette conclusion en me fondant non pas sur la preuve médicale ancienne de la demanderesse mais bien sur ses réponses aux questions posées par le commissaire de la SPR et qui sont reproduites plus haut.

[49] Afin d’expliquer pourquoi elle ne se souvenait pas du contenu de la demande du ministre – le principal point en litige dans la présente affaire – la demanderesse a répondu qu’elle ne pouvait pas non plus se rappeler des achats qu’elle devait faire quand elle sortait pour ses courses, comme s’il s’agissait de deux événements d’égale importance. Cette réponse aurait dû mettre la puce à l’oreille du commissaire de la SPR et lui faire comprendre que la demanderesse n’était pas apte à évaluer le sérieux de la procédure et donc qu’elle était incapable de participer utilement à l’audience. En outre, si la demanderesse ne pouvait même pas se souvenir du contenu de la demande du ministre, on ne pouvait pas s’attendre à ce qu’elle sache quels arguments et quels éléments de preuve devaient être réfutés pour l’emporter sur l’allégation du ministre, soit qu’elle s’était réclamée de nouveau de la protection de la Roumanie.

[50] J’estime aussi que le commissaire de la SPR a minimisé la vulnérabilité de la demanderesse en la qualifiant de [TRADUCTION]°« polyglotte ». La capacité de parler quatre langues ne fait pas de la demanderesse une personne instruite ou apte à comprendre la demande de constat de perte de l’asile du ministre ainsi que les questions juridiques qui étaient en jeu. Elle ne lui permet pas non plus de se souvenir de la nature de la demande du ministre et de comprendre cette demande. Du même coup, le seul fait qu’elle soit assez débrouillarde pour demander de l’aide sur la rue ou lorsqu’elle voyage, comme l’a souligné le commissaire, ne signifie pas qu’elle n’a pas besoin de se faire représenter par un conseil dans le cadre d’une audience déterminante pour son avenir au Canada.

[51] On voit aussi que le commissaire de la SPR cherche à étoffer la capacité de la demanderesse lorsqu’il affirme qu’elle « a présenté deux ou trois fois une demande de citoyenneté canadienne ». La preuve médicale dont disposait la SPR renfermait une lettre de la Dre Katherine Rouleau, datée de 2013, soulignant que la demanderesse présente une lésion cérébrale acquise et un trouble d’apprentissage. La médecin y précise que la demanderesse est analphabète, que ses problèmes de mémoire l’empêchent d’apprendre normalement et que sa capacité de mémorisation est médiocre. Cette lettre avait été présentée antérieurement pour le compte de la demanderesse afin de réclamer une dispense de l’examen sur la citoyenneté dans son cas. En choisissant de mentionner les demandes de citoyenneté de la demanderesse, mais pas sa demande d’être exonérée de l’obligation de subir l’examen exigeant afférent, la SPR a donc écarté des éléments de la situation personnelle de la demanderesse qui pouvaient justifier l’ajournement demandé.

[52] Je constate que le défendeur a fait valoir qu’une personne analphabète se trouve dans la même position que n’importe quel autre plaideur pour ce qui est d’établir le bien‐fondé de sa cause, citant à cette fin Reinhardt c Canada (Procureur général), 2016 CAF 158 [Reinhardt] au para 32. Cependant, je suis d’accord avec la demanderesse quand elle soutient qu’il y a une distinction à établir entre son cas et l’affaire Reinhardt, parce que cette dernière affaire concernait un plaideur qui avait été représenté devant le tribunal administratif et que, d’après la Cour, il n’y avait aucune indication que le représentant du demandeur avait des difficultés de compréhension quant à l’instance : Reinhardt, au para 20.

[53] Je rappelle par ailleurs que la question en litige en l’espèce, soit la perte du statut et le renvoi possible du Canada, est clairement beaucoup plus grave que le droit d’un plaideur à la transcription d’une audience dont il était question dans Reinhardt.

[54] Qui plus est, le défendeur affirme qu’il n’y a pas eu d’iniquité procédurale, parce que la demanderesse avait eu quatre années pour se préparer à son audience. Elle était informée de la possibilité de se faire représenter, mais a plutôt choisi de façon volontaire de ne pas retenir les services d’un avocat ou d’un conseiller juridique, comme dans les affaires suivantes : Castillo Avalos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 383 [Castillo Avalos] au para 54, Austria aux para 8–11; Balasingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1368 [Balasingam] au para 51; Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 927 [Li] aux para 37, 44.

[55] Je souligne tout d’abord que, dans chacun de ces quatre arrêts invoqués par le défendeur, la Cour a précisé que le demandeur n’avait pas demandé d’ajournement : Castillo Avalos au para 46, Austria au para 8, Balasingam au para 5 et Li au para 43.

[56] En outre, la preuve relative à la vulnérabilité des demandeurs dans ces quatre affaires a été décrite comme étant limitée ou inexistante. Par exemple, dans la décision Li, la Cour s’est exprimée ainsi au para 23 : « Je ne dispose d’aucun élément de preuve selon lequel le demandeur était désorienté ou ne comprenait pas, ou, encore, selon lequel il n’a pu d’aucune façon présenter son point de vue à l’audience ».

[57] La demanderesse a affirmé, et j’abonde dans son sens, qu’elle n’avait pas [TRADUCTION]°« choisi » de ne pas retenir les services d’un avocat. Elle a communiqué avec M. Ivanyi après avoir été informée de la date d’audience, mais elle n’a pu lui confier de mandat à ce moment parce qu’elle n’avait pas d’argent. Elle s’est ensuite tournée vers le Bureau du droit des réfugiés, mais Mme Robinson ne pouvait la représenter à cause d’une rupture dans la relation avocat‐client. La demanderesse est donc retournée voir M. Ivanyi qui, comme nous l’avons précisé plus haut, avait indiqué qu’il pouvait la représenter si l’audience était remise.

[58] En conclusion, je conclus que la situation personnelle de la demanderesse, plus particulièrement son analphabétisme et ses problèmes de mémoire, fait en sorte qu’elle n’est pas en mesure de participer utilement au processus d’instruction.

La question juridique était complexe et ne se limitait pas à la raison pour laquelle la demanderesse est retournée en Roumanie

[59] Selon la demanderesse, « un des facteurs les plus importants » pour cerner la portée de l’obligation d’équité procédurale est de savoir si les questions sont « de nature juridique ou complexe » : Ha c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 49. Le juge Sexton écrit ce qui suit au para 51 :

[51] Par le passé, lorsque les tribunaux ont examiné si l’obligation d’équité comprend le droit à l’assistance d’un avocat dans des circonstances données, un des facteurs les plus importants était celui de savoir si les questions étaient de nature juridique ou complexe, faisant qu’on pouvait mettre en question la capacité d’une personne à avoir une participation efficace sans l’assistance d’un avocat [...]

[60] La demanderesse soutient que, dans son cas, l’audience relative à la perte de l’asile était complexe, avec ses neuf pages d’observations du ministre citant diverses sources de droit, notamment des dispositions légales, de la jurisprudence et de la doctrine.

[61] Je suis d’accord. Contrairement à ce que le commissaire de la SPR a laissé entendre à la demanderesse, l’audience ne portait pas seulement sur les raisons de ses voyages en Roumanie à l’exclusion de quoi que ce soit d’autre. Le défendeur ne présente aucun argument à l’effet contraire.

[62] La complexité de l’affaire est évidente quand on voit les neuf pages d’observations présentées par la représentante du ministre et qui sont fondées sur de nombreux documents et principes juridiques. Ces observations faisaient référence à la LIPR, à la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, au Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, à de la jurisprudence de la Cour fédérale ainsi qu’à des ouvrages de doctrine. Cette complexité a également été mise en lumière dans la décision Gabor, où le juge Ahmed a fait droit à la requête en sursis de la demanderesse et précisé ce qui suit :

[traduction]

[5] À mon avis, l’argument de la demanderesse selon lequel la SPR a manqué à son obligation d’équité en lui refusant l’ajournement soulève une grave question. Les dossiers de constat de perte de l’asile présentent des enjeux juridiques complexes; ils ont de lourdes conséquences; et à cause de sa déficience intellectuelle, la demanderesse ne possédait pas les ressources requises pour bien protéger ses intérêts à l’audience de la SPR.

[63] Je conviens avec la demanderesse que, si elle est incapable de lire son adresse sur un document, on ne peut pas s’attendre à ce qu’elle réfute efficacement une argumentation écrite fondée sur des ouvrages de doctrine, du droit international et de la jurisprudence canadienne.

[64] En conclusion, compte tenu de la situation personnelle de la demanderesse, dont son analphabétisme et ses problèmes de mémoire, ainsi qu’à la lumière de la complexité des questions de nature juridique en cause, je suis d’avis que la SPR a manqué à son obligation d’équité procédurale en omettant d’ajourner l’audience pour permettre à la demanderesse d’être représentée par son conseil, comme elle et son conseil à l’époque l’avaient demandé.

B. La SPR a‐t‐elle manqué à l’équité procédurale lorsqu’elle n’a pas cherché à s’assurer que la demanderesse pouvait comprendre la nature de l’instance?

[65] Ayant conclu qu’il est établi par la preuve que l’analphabétisme et les problèmes de mémoire de la demanderesse l’empêchaient de participer utilement à l’audience, je suis d’avis que la SPR avait l’obligation de s’assurer que la demanderesse pouvait comprendre la nature de l’instance, obligation dont le commissaire de la SPR ne s’est pas acquitté.

[66] Non seulement a‐t‐il minimisé la vulnérabilité de la demanderesse, comme je l’ai signalé plus haut, mais il a aussi minimisé la gravité de l’audience en insistant, par exemple, sur le fait que l’audience serait [TRADUCTION]°« courte, très courte », qu’elle [TRADUCTION« pourrait se terminer très rapidement » et qu’elle portait [TRADUCTION]°« seulement sur les raisons pour lesquelles [la demanderesse est] retournée en Roumanie ».

[67] La demanderesse fait valoir, et j’abonde dans le même sens, que ces propos étaient trompeurs, parce qu’une audience relative à la perte de l’asile ne concerne pas « seulement » les raisons du retour d’un demandeur d’asile. En effet, d’autres facteurs peuvent entrer en ligne de compte, notamment le fait qu’un demandeur d’asile ait tenté de se cacher lorsqu’il se trouvait dans son pays d’origine : Peiqrishvili c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 1205 [Peiqrishvili] au para 24. Sans oublier, évidemment, la preuve que l’État n’offrira pas de protection effective : Din c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 425 [Din] aux para 43–45.

[68] Je juge également que la déclaration du commissaire de la SPR suivant laquelle il a fait preuve d’une [TRADUCTION]°« générosité exceptionnelle » lorsqu’il a expliqué le processus à la demanderesse n’est pas corroborée par le dossier dont je dispose. Il n’a jamais précisé, par exemple, quel « statut » le ministre voulait retirer à la demanderesse. Il n’a jamais expliqué que la demande du ministre, si elle était accueillie, entraînerait la perte de la résidence permanente pour la demanderesse de même que son expulsion du Canada.

[69] Comme l’a fait valoir la demanderesse : « Un juge de première instance qui a affaire à un plaideur non représenté a le droit et l’obligation de s’assurer que le plaideur comprend la nature de la procédure. Le juge pourrait bien, de ce fait, être tenu d’intervenir dans la procédure » : Wagg c Canada, 2003 CAF 303 au para 33; voir aussi Lally c Société Telus Communications, 2014 CAF 214 au para 27, où la Cour a appliqué Wagg au contexte des tribunaux administratifs.

[70] En l’espèce, non seulement le commissaire de la SPR n’a pas pris le temps de s’assurer que la demanderesse comprenait la nature de la procédure, mais il a aussi accéléré le déroulement de l’audience en suggérant à la représentante du ministre qu’il serait [traduction] « plus efficace » de simplement [TRADUCTION]°« présenter les informations à la demanderesse puis [de] lui demander une réponse ». C’était la façon de procéder, selon le commissaire, quand [TRADUCTION]°« nous avons affaire à ce genre de demandeur d’asile », c’est‐à‐dire ceux [TRADUCTION]°« qui n’ont pas d’éducation » ou « dont les capacités sont limitées ». En conséquence, le commissaire de la SPR a décidé de laisser à la représentante du ministre – mais pas à la demanderesse – une certaine latitude dans son interrogatoire.

[71] Autrement dit, la reconnaissance des [TRADUCTION]°« capacités limitées » de la demanderesse par le commissaire de la SPR est devenue un prétexte pour accommoder la représentante du ministre et non pas une raison de s’assurer que la demanderesse comprenait l’audience à laquelle elle participait. Le commissaire de la SPR accordait ainsi davantage de pouvoir à « [l’]adversaire plus puissant », Hillary, au para 34, dans l’instance, ce qui a eu pour effet de porter atteinte au droit de la demanderesse, qui se représentait elle‐même, à l’équité procédurale.

[72] La demanderesse invoque la décision Ghomi Neja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 78 [Ghomi Neja] au para 13, où la Cour a conclu qu’une audience relative à la perte de l’asile devenait inéquitable sur le plan procédural si la SPR a omis de donner au demandeur d’asile une explication « des conséquences sérieuses [...] dans un langage vulgarisé clair » et qu’on a présenté pendant l’audience « des documents dont le demandeur n’avait pas pu prendre connaissance au préalable ». Le même raisonnement, d’après moi, peut être appliqué ici.

[73] Selon le défendeur, les plaideurs qui se représentent eux‐mêmes bénéficient d’une audience équitable tant qu’ils sont aptes à comprendre la nature de l’instance et qu’ils ont la possibilité de présenter des éléments de preuve et des observations : Li, au para 37. La SPR a expliqué l’instance et la demanderesse a eu la possibilité de répondre aux questions de la représentante du ministre, souligne le défendeur.

[74] Toutefois, étant donné que la demanderesse n’a même pas été informée qu’elle pourrait perdre son statut de réfugiée et de résidente permanente, que la représentante du ministre s’est vu accorder une certaine « latitude » lorsqu’elle a interrogé la demanderesse, laquelle ne se souvient même pas de la teneur de la demande du ministre, l’argument du défendeur quant au caractère équitable de l’instance ne devient guère plus qu’une affirmation dénuée de fondement.

C. La SPR a‐t‐elle manqué à l’équité procédurale en ne donnant pas à la demanderesse l’occasion de présenter des observations?

[75] Compte tenu de l’admission du défendeur, je conclus que la SPR a manqué à son obligation d’équité procédurale en omettant de donner à la demanderesse la possibilité de présenter des observations.

D. Une nouvelle audience est‐elle nécessaire si la demanderesse n’a pas remis en cause le bien‐fondé de la décision contestée?

[76] Le défendeur soutient qu’une nouvelle audience n’est pas justifiée, puisque la demanderesse n’a pas contesté le bien‐fondé de la décision contestée, citant à l’appui la décision Yari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 652 [Yari] aux para 51–52, dans laquelle la Cour fédérale a déclaré que des irrégularités de procédure ne nécessitent pas nécessairement que la décision soit annulée et qu’une nouvelle audience soit ordonnée. En revanche, je souligne que la Cour a jugé dans la décision Yari qu’il n’y avait pas eu d’atteinte à l’équité procédurale.

[77] Le défendeur invoque aussi l’arrêt Renaud c Canada (Procureur général), 2013 CAF 266 aux para 4–5, où la Cour a déclaré « qu’une audition inéquitable pouvait rendre une décision invalide et ce, peu importe l’issue potentielle du litige », à une exception près, soit « lorsque le résultat d’une décision sur le fond était inévitable, [auquel cas] il est possible de confirmer la décision malgré tout ».

[78] Selon le défendeur, il n’y a rien au dossier qui donne à penser que les conclusions factuelles de la SPR sur le bien‐fondé de la demande de constat de perte de l’asile étaient incorrectes, et il n’y a pas non plus de renseignements médicaux corroborant la vulnérabilité de la demanderesse. Cette dernière a, aux dires du défendeur, témoigné d’une manière claire et compréhensible, sans manifester de crainte à l’idée de retourner en Roumanie. En résumé, le défendeur est d’avis que la demanderesse ne peut étayer la prétention suivant laquelle l’issue serait différente si une nouvelle audience était accordée.

[79] Pour que soit constatée la perte de l’asile d’une personne qui se réclame de nouveau de la protection de son pays de nationalité, il y a trois exigences à remplir : a) la volonté; b) l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du pays dont elle a la nationalité; c) l’obtention réelle de cette protection.

[80] Tout au long de l’instance, le commissaire de la SPR a centré ses questions – et celles de la représentante du ministre – sur les voyages de la demanderesse en Roumanie et son utilisation d’un passeport roumain. Il n’a pas tenté d’analyser les exigences juridiques entourant le fait de se réclamer de nouveau de la protection du pays de nationalité et ne s’est pas interrogé non plus sur leur application possible au cas de la demanderesse ni sur l’existence d’éléments de preuve qui réfuteraient la présomption relative à la protection de l’État.

[81] Bien que le défendeur ait raison, en principe, de dire que la demanderesse n’a pas manifesté de crainte à l’idée de retourner en Roumanie, on ne lui a en fait jamais posé de question à ce sujet. Je rappellerai de surcroît que la demanderesse a raconté dans son témoignage que, lorsqu’elle allait en Roumanie, elle [TRADUCTION]°« restait dans la maison » et [TRADUCTION]°« ne sortait pas et n’allait nulle part ». Ni le commissaire de la SPR ni la représentante du ministre n’ont posé de questions par la suite afin d’éclaircir cet aspect du témoignage. Puisque la demanderesse n’était pas représentée par un conseil et qu’on ne peut présumer qu’elle connaissait la preuve à réfuter, elle n’a pas non plus, de sa propre initiative, présenté d’autres éléments de preuve sur ce point.

[82] La demanderesse fait valoir à la Cour que, si elle avait été informée de la possibilité de retenir les services d’un conseil pour préparer des observations postérieures à l’audience, elle l’aurait fait. En outre, un conseil aurait pu approfondir la question de savoir si elle tentait ou non de se cacher quand elle se rendait en Roumanie et s’il existait des éléments de preuve montrant que la Roumanie lui offrirait ou pas, en tant que femme romani, une protection effective, deux éléments qui auraient pu permettre de réfuter la présomption qu’elle s’était réclamée de nouveau de la protection de l’État : Peiqrishvili, au para 24 et Din, au para 43.

[83] Bien que la demanderesse n’ait pas traité précisément dans son affidavit du bien‐fondé de la conclusion de la SPR, elle a tout de même décrit, entre autres, les répercussions possibles de sa lésion cérébrale. Lors de l’audience que j’ai présidée, le conseil de la demanderesse a fait valoir en outre que le problème de santé mentale de sa cliente pouvait soulever de [TRADUCTION]°« nouveaux arguments » relatifs aux exigences juridiques concernant le fait de se réclamer de nouveau de la protection de l’État.

[84] Dans la décision Din, le juge Russell a reconnu au paragraphe 46 que « c’est seulement “dans certaines circonstances exceptionnelles” que le fait pour un réfugié de se rendre dans le pays de sa nationalité sous le couvert d’un passeport délivré par ce même pays n’entraînera pas la perte de l’asile », mais il a accueilli la demande de contrôle judiciaire au motif que la SPR ne s’est pas demandé si, en délivrant un passeport au demandeur, l’État lui accordait également une protection effective (au para 45).

[85] Dans la présente affaire, la SPR ne s’est jamais penchée sur l’« intention » de la demanderesse de se réclamer de nouveau de la protection de la Roumanie ni sur le fait qu’elle ait réellement reçu une protection de ce pays. Comme dans la décision Din au para 46, « nous ne savons pas encore s’il s’agit d’un cas d’exception, car la SPR n’a pas examiné les conditions applicables » en l’espèce à cause de son manquement à l’équité procédurale.

[86] L’exception à la règle générale qui permet l’annulation d’une décision ne respectant pas l’équité procédurale, c’est‐à‐dire le caractère inévitable de l’issue de la procédure, est étroite. Je suis d’avis que le défendeur n’a pas justifié le recours à cette exception étroite en l’espèce. Il n’est pas impossible que la demanderesse, avec l’aide d’un représentant compétent, ne parvienne pas à présenter d’autres éléments de preuve ou observations en vue de réfuter les allégations relatives au fait qu’elle se serait réclamée de nouveau de la protection de l’État, ce qui pourrait amener une issue différente.

[87] La mesure de réparation appropriée dans la présente affaire consiste donc à renvoyer l’affaire à un autre commissaire pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

[88] À l’audience, la demanderesse a invoqué un autre point et demandé à la Cour de [TRADUCTION]°« sanctionner » le commissaire de la SPR pour sa conduite dans l’affaire. Cette demande n’entre pas dans le cadre du rôle qui m’est confié. J’ai fait état de mon évaluation de la décision contestée et de la manière dont le commissaire de la SPR a mené l’audience. Il appartient à la SPR de décider des mesures à prendre, s’il y a lieu, compte tenu de mes conclusions.

V. Conclusion

[89] La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SPR pour une nouvelle décision.

[90] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM‐1101‐20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SPR pour une nouvelle décision.

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Avvy Yao‐Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‐1101‐20

 

INTITULÉ :

GYITA GABOR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 janvier 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE :

Le 7 février 2022

 

COMPARUTIONS :

Luke McRae

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Jocelyn Espejo‐Clarke

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Luke McRae

Bondy Immigration Law

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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