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Date : 20220210


Dossier : IMM-6642-20

Référence : 2022 CF 171

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 février 2022

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

NAHINTHAN NADARAJAH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision défavorable, datée du 6 novembre 2020 [la décision], rendue par un agent principal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [l’agent] relativement à une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] fondée sur les articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

II. Contexte

[2] Le demandeur, Nahinthan Nadarajah, est un homme de 49 ans, citoyen du Sri Lanka. La plus récente arrivée du demandeur au Canada remonte à septembre 2006. Il s’était vu reconnaître la qualité de réfugié au sens de la Convention, de 1991 à 2014. Il avait également obtenu le statut de résident permanent en 1993, mais l’avait perdu en 2005, parce qu’il était retourné au Sri Lanka en 1999.

[3] Le demandeur a présenté une demande d’ERAR le 19 avril 2017. La demande d’ERAR a été rejetée, et il a sollicité un contrôle judiciaire. La demande d’ERAR a ensuite été renvoyée pour un nouvel examen. Lors du réexamen, la demande d’ERAR a été rejetée une deuxième fois. La présente demande de contrôle judiciaire porte sur la décision relative au réexamen de la demande d’ERAR.

[4] Le demandeur a présenté une demande d’asile au Canada parce qu’il craignait d’être détenu, torturé et soumis à une peine cruelle et inusitée par les autorités sri-lankaises, parce qu’elles avaient un dossier indiquant qu’il était lié au groupe séparatiste militant des Tigres de libération de l’Eelam tamoul [TLET].

[5] Dans sa décision, datée du 6 novembre 2020, l’agent a rejeté la demande d’ERAR. Le demandeur cherche à obtenir une ordonnance annulant la décision et renvoyant l’affaire pour qu’elle soit réexaminée par un autre agent d’immigration.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[6] L’agent a conclu que le demandeur ne répondait pas aux exigences des articles 96 et 97 de la Loi, à savoir qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour étayer ou corroborer les points suivants :

  1. Les autorités sri-lankaises ont un dossier indiquant que le demandeur est associé aux TLET.

  2. Le demandeur a été menacé et poursuivi par des hommes armés à plusieurs reprises, et a été interrogé par la police au sujet de son affiliation aux TLET, ce qui a conduit au dépôt d’une plainte auprès de la Commission des droits de la personne du Sri Lanka en 2006.

  3. Le demandeur serait exposé à un traitement cruel et inusité similaire à celui de son ami (avec lequel il partageait une propriété et une entreprise), qui a été détenu pendant trois ans et demi et soumis à quinze audiences en raison d’allégations selon lesquelles il était associé aux TLET en 2010.

  4. Le demandeur correspond au profil (c’est-à-dire un homme tamoul jeune ou d’âge moyen originaire des régions du nord et de l’est du Sri Lanka, qui retourne au Sri Lanka et peut avoir des liens avec les TLET), ce qui l’exposerait à un risque de persécution, de harcèlement et d’intimidation de la part des autorités sri‑lankaises.

[7] L’agent a pris acte des antécédents du demandeur en matière d’immigration, y compris la demande d’asile accueillie en 1991, ainsi que les menaces contre sa vie et son interrogatoire en 2006. Toutefois, il n’a pas conclu que ces événements passés laissaient entrevoir un risque futur pour le demandeur, aux termes des articles 96 et 97 de la Loi, s’il devait retourner au Sri Lanka.

[8] En outre, l’agent a reconnu que la situation au Sri Lanka [traduction] « n’est pas parfaite », mais comme il a conclu que le demandeur ne correspondait pas au profil de risque mentionné plus haut, il n’était pas tenu de se fonder sur la preuve documentaire faisant mention de tels risques.

[9] De plus, après avoir examiné l’ensemble de la preuve documentaire, l’agent a reconnu que les personnes soupçonnées d’avoir des liens avec les TLET risquent toujours d’être maltraitées par les autorités sri-lankaises. Toutefois, selon lui, les éléments de preuve n’étaient pas suffisants pour démontrer que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur était ou sera soupçonné d’être un partisan des TLET et qu’il court un risque de persécution en raison de son ethnicité tamoule ou de ses origines de la région nord du Sri Lanka, ou pour corroborer sa crainte de retourner au Sri Lanka, liée aux incidents passés vécus par lui-même et son ami.

IV. La question en litige

[10] La question est de savoir si la décision de l’agent était raisonnable.

V. La norme de contrôle

[11] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable [Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 25].

VI. Analyse

[12] Dans le cadre d’une demande d’ERAR, l’agent procède à une évaluation factuelle des observations et des éléments de preuve qui lui sont présentés par le demandeur. Il incombe au demandeur qui sollicite l’asile d’expliquer les risques avancés ou de fournir une preuve documentaire pour corroborer sa crainte déclarée de retourner dans son pays d’origine.

[13] Le décideur ne peut exiger des éléments de preuve corroborants que dans les cas suivants : 1) il établit clairement un motif indépendant pour exiger la corroboration, comme des doutes quant à la crédibilité du demandeur d’asile, l’invraisemblance du témoignage du demandeur d’asile ou le fait qu’une grande partie de la demande d’asile repose sur le ouï-dire; 2) on pouvait raisonnablement s’attendre à ce que les éléments de preuve soient accessibles et, après avoir été invité à le faire, le demandeur d’asile a omis de donner une explication raisonnable pour ne pas avoir pu les obtenir [Senadheerage c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 968 au para 36].

[14] Le demandeur fait valoir trois arguments principaux dans sa contestation de la décision de l’agent :

  1. L’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte des éléments de preuve qui lui ont été présentés et en les caractérisant de manière erronée;

  2. L’agent a commis une erreur en tirant des conclusions déraisonnables, abusives et arbitraires;

  3. L’agent a commis une erreur en procédant à une évaluation sélective du profil de risque du demandeur et de la situation défavorable dans le pays.

[15] Selon le défendeur, la décision est raisonnable et l’agent n’a pas commis d’erreur comme le prétend le demandeur. Je ne suis pas d’accord.

[16] Nulle part dans la décision l’agent ne fournit un motif indépendant pour exiger une corroboration quant aux allégations du demandeur. À aucun moment l’agent ne met en doute la crédibilité du demandeur ou la vraisemblance de son témoignage.

[17] Au contraire, à plusieurs reprises, l’agent accepte les éléments de preuve qui lui sont présentés, mais constate ensuite que la preuve documentaire est insuffisante pour les corroborer. En outre, à plusieurs reprises, l’agent semble analyser de manière sélective la preuve qui lui est présentée. Par exemple :

  1. L’agent a accepté le récit du demandeur concernant les événements qui se sont déroulés en mai 2006, notamment son arrestation, sa détention et son interrogatoire en raison des liens présumés de ses employés avec les TLET. L’agent a conclu que la libération du demandeur était importante, mais il n’a pas relevé que la police avait demandé au demandeur de quitter le pays, ni ce lien perçu entre le demandeur et les TLET.

  2. L’agent a pris en compte la lettre de la Commission des droits de la personne du Sri Lanka, qui corrobore les événements de 2006 au cours desquels le demandeur a été menacé et poursuivi par des hommes armés, mais la juge insuffisante puisqu’elle ne fait état d’aucune mesure prise par la Commission - l’agent semble rejeter la lettre pour ce qu’elle ne dit pas, et ignore les éléments de preuve pertinents qu’elle contient.

  3. L’agent reconnaît que les lettres de la famille du demandeur confirment l’historique des incidents auxquels le demandeur a été confronté, mais il conclut qu’elles ne sont pas assez détaillées en ce qui concerne les événements futurs possibles.

  4. L’agent a accepté la preuve du demandeur concernant l’arrestation, la détention et la torture dont son ami et ancien partenaire commercial a été victime pour des liens présumés avec les TLET, mais a conclu que les éléments de preuve étaient insuffisants pour démontrer un lien entre le demandeur et les liens présumés de son ami avec les TLET.

[18] Il est bien établi en droit que les déclarations générales sur l’insuffisance de preuves ne peuvent être maintenues, et que les conclusions relatives à l’insuffisance doivent être étayées. L’appréciation globale de la preuve documentaire par l’agent consiste essentiellement à affirmer que le demandeur n’a pas fourni assez d’éléments concernant son association présumée avec les TLET, bien qu’il ait accepté le récit des événements du demandeur et qu’il n’y ait pas de problèmes en matière de crédibilité. L’agent minimise, sans fondement raisonnable, la preuve relative à la crainte fondée de persécution du demandeur en invoquant l’insuffisance de preuves, qu’il « brouille » avec des préoccupations implicites en matière de crédibilité.

[19] En ce qui concerne l’appréciation par l’agent des éléments de preuve relatifs à la situation dans le pays et au profil de risque du demandeur, l’agent a de nouveau conclu qu’il n’y avait [traduction] « pas suffisamment d’éléments de preuve pour indiquer que le demandeur correspond ou pourrait être perçu comme correspondant aux profils de risque susmentionnés ».

[20] L’agent cite plusieurs documents à l’appui de sa conclusion, mais il semble faire fi de la preuve contraire présentée par le demandeur. L’agent ne traite pas des contradictions entre les documents ni n’explique pourquoi il accorde plus de poids à un certain ensemble d’éléments de preuve. Même si l’agent a le droit d’effectuer ses propres recherches, on attend de lui qu’il le fasse de manière équitable et avec des éléments de preuve actuels. L’agent a semblé s’appuyer de manière sélective sur certains documents, sans se reporter aux éléments de preuve plus récents sur la situation dans le pays présentés par le demandeur.

[21] L’agent s’appuie sur la décision Fernando c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1349 [Fernando] pour soutenir que, s’il juge que le demandeur ne correspond pas au profil de risque, il n’est pas tenu d’analyser la preuve documentaire qui lui est présentée sur ce point. Cependant, dans la décision Fernando, le juge a conclu que, si un demandeur est jugé peu crédible, une évaluation de la preuve documentaire peut ne pas être nécessaire, selon la nature de la preuve et son lien avec la demande (aux para 25 à 35). Or, comme il est mentionné plus haut, l’agent ne soulève aucun problème de crédibilité dans sa décision. En conséquence, il aurait dû apprécier la preuve documentaire dont il disposait, mais il ne l’a pas fait.

[22] Par ailleurs, je souligne que le profil de risque auquel le demandeur ne correspondrait pas, ou ne serait pas perçu comme y correspondant, est celui d’un homme jeune ou d’âge moyen originaire des régions du nord ou de l’est du Sri Lanka, qui retourne au Sri Lanka après le rejet d’une demande d’asile liée à des liens supposés avec les TLET. Toutefois, objectivement, le demandeur satisfait à tous les aspects de ce profil - un profil de personne que l’agent a explicitement reconnu comme faisant l’objet de persécution. La conclusion selon laquelle la preuve est insuffisante pour démontrer que le demandeur correspond à ce profil est donc déraisonnable.

VII. Conclusion

[23] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande sera accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6642-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Marie-France Blais, L.L. B., traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6642-20

 

INTITULÉ :

NAHINTHAN NADARAJAH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR vidÉoconfÉrence

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 FÉVRIER 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 FÉVRIER 2022

 

COMPARUTIONS :

BARBARA JACKMAN

 

POUR LE DEMANDEUR

 

BRAD GOTKIN

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

JACKMAN & ASSOCIATES

TORONTO (ONTARIO)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

TORONTO (ONTARIO)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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