Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220210


Dossier : IMM-4762-20

Référence : 2022 CF 179

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 février 2022

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

SALVADOR ISRAEL LOZANO CACERES

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. La nature de l’affaire

[1] Salvador Israel Lozano Caceres [le demandeur] sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 21 mars 2020 rendue par l’agent principal d’immigration [l’agent] relativement à sa demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR]. L’agent a rejeté la demande d’ERAR du demandeur. Il a refusé d’effectuer l’analyse relative au paragraphe 108(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] au motif que le demandeur était interdit de territoire pour grande criminalité.

[2] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Le contexte

[3] Le demandeur est citoyen du Salvador. En 1999, il a quitté le Salvador et est entré aux États-Unis au motif qu’il craignait pour sa vie après que les membres d’un gang aient tenté de s’introduire chez lui. Le demandeur affirme avoir blessé l’un d’entre eux alors qu’il tenait un fusil dans ses mains, et que ceux-ci cherchent à se venger.

[4] Le demandeur a reçu un permis de travail temporaire aux États-Unis en 2001. En août 2008, alors qu’il se trouvait aux États-Unis, il a été reconnu coupable de complot visant à importer plus de 50 kg de cannabis en vue d’en faire la distribution. S’il avait commis cette infraction au Canada, le demandeur aurait été accusé de l’infraction prévue à l’alinéa 465(1)c) du Code criminel, LRC 1985, c C-46 et du paragraphe 6 de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, LC 1996, c 19. Au Canada, l’infraction est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à l’emprisonnement à perpétuité. Lorsque la police a interrogé le demandeur au sujet de ce crime, celui-ci a fourni des renseignements au sujet de deux chefs d’un cartel de la drogue mexicain : Luque Camacho [M. Camacho] et Heinrich Letkeman [M. Letkeman]. Le demandeur a purgé une peine de quatre ans et deux mois aux États-Unis. Il a ensuite été expulsé au Salvador le 13 avril 2012.

[5] Au Salvador, il a été enlevé et torturé par un groupe d’hommes le 28 avril 2012. Les hommes ont accusé le demandeur d’avoir trahi messieurs Camacho et Letkeman. Le demandeur s’est enfui et a reçu des soins médicaux dans une clinique privée. Il a présenté un rapport médical daté du 2 mai 2012 dans lequel ses blessures sont documentées. Le 25 mai 2012, après s’être remis de ses blessures, le demandeur s’est enfui en République dominicaine. En janvier 2013, en République dominicaine, un homme qui aurait été envoyé par M. Camacho a menacé le demandeur avec une arme à feu. Le demandeur est brièvement retourné au Salvador avant de retourner aux États-Unis sans détenir de visa le 20 février 2013. Pendant son séjour aux États-Unis, le demandeur a consulté un conseiller en santé mentale, qui a posé un diagnostic de trouble de stress post-traumatique.

[6] Le 24 mars 2017, le demandeur est entré au Canada depuis les États-Unis et a demandé l’asile au motif qu’il craignait pour sa vie depuis novembre 1999. Le 26 juin 2017, un agent de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] a établi un rapport en application du paragraphe 44(1) de la LIPR, dans lequel il a conclu que le demandeur était interdit de territoire pour grande criminalité à l’extérieur du Canada. Le même jour, un délégué du ministre a déféré le rapport visé au paragraphe 44(1) à la Section de l’immigration [la SI] pour enquête.

[7] Le 6 novembre 2017, la SI a pris une mesure d’expulsion contre le demandeur au motif qu’il était interdit de territoire au Canada pour grande criminalité. Par conséquent, conformément à l’alinéa 101(1)f) de la LIPR, la demande d’asile du demandeur est irrecevable.

[8] Par la suite, le demandeur a présenté sa première demande d’ERAR, qui a été rejetée le 26 mars 2018. Il a présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’encontre de cette décision au motif que l’agent n’avait pas tenu compte de l’alinéa 108(1)e) et du paragraphe 108(4) de la LIPR. La Cour a accordé l’autorisation.

[9] Le 4 octobre 2018, le défendeur a envoyé une lettre à l’avocat du demandeur pour l’aviser qu’il réexaminerait la première demande d’ERAR du demandeur si celui-ci abandonnait sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Voici la proposition dans son intégralité :

[traduction]

Bonjour,

Objet : Salvador Israel LOZANO Caceres c MCI / IMM-1675-18

Veuillez prendre note que le défendeur est disposé à réexaminer la demande d’examen des risques avant renvoi du demandeur. Le défendeur s’engage à le faire selon les modalités suivantes :

· Le demandeur doit d’abord abandonner la demande de contrôle judiciaire susmentionnée sans adjudication de dépens;

· La décision rendue par l’agent le 2 avril 2018 doit être annulée;

· La demande d’examen des risques avant renvoi du demandeur doit être renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

Veuillez communiquer avec moi si vous souhaitez en discuter davantage.

[10] Le demandeur a donné son accord et sa demande d’ERAR a été examinée par un autre agent. Le 31 mars 2020, l’agent a rejeté la deuxième demande d’ERAR du demandeur. Cette décision fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

III. Les dispositions législatives applicables

[11] Les dispositions applicables de la LIPR sont les suivantes :

Examen de la recevabilité

[…]

Irrecevabilité

101 (1) La demande est irrecevable dans les cas suivants :

[…]

f) prononcé d’interdiction de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux — exception faite des personnes interdites de territoire au seul titre de l’alinéa 35(1)c) —, grande criminalité ou criminalité organisée.

Grande criminalité

(2) L’interdiction de territoire pour grande criminalité visée à l’alinéa (1)f) n’emporte irrecevabilité de la demande que si elle a pour objet :

[…]

b) une déclaration de culpabilité à l’extérieur du Canada pour une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans.

Perte de l’asile

Rejet

108 (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

[…]

e) les raisons qui lui ont fait demander l’asile n’existent plus.

[…]

Exception

(4) L’alinéa (1)e) ne s’applique pas si le demandeur prouve qu’il y a des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs, de refuser de se réclamer de la protection du pays qu’il a quitté ou hors duquel il est demeuré.

IV. La décision

[12] L’agent a rejeté la demande d’ERAR après avoir conclu que le demandeur n’avait pas présenté une preuve suffisante pour démontrer qu’il [TRADUCTION] « serait exposé à un risque de persécution, à un danger de torture, à un risque pour sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il retournait au Salvador ». L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il serait personnellement exposé à un risque prospectif au Salvador.

[13] L’agent a souligné que rien n’indiquait que le demandeur ait fait l’objet de menaces au cours des dernières années ni que quiconque n’était à sa recherche, que ce soit directement ou par l’entremise de sa famille. En outre, bien que le crime organisé soit un problème au Salvador, ce risque est de nature générale.

[14] L’agent a aussi tenu compte de l’exigence relative aux raisons impérieuses énoncée au paragraphe 108(4) de la LIPR, mais a conclu qu’une analyse n’était pas nécessaire étant donné que le paragraphe 108(4) s’applique uniquement lorsque le demandeur a le statut de réfugié au sens de la Convention ou celui de personne à protéger (Krishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1203 [Krishan]). L’agent a jugé que le demandeur n’avait pas la qualité requise pour présenter une demande d’asile puisqu’il était interdit de territoire pour grande criminalité, et qu’il n’y avait donc pas lieu de mener l’analyse relative au paragraphe 108(4).

V. Les questions en litige

[15] Les questions en litige sont les suivantes :

(1) L’agent a-t-il raisonnablement conclu que le paragraphe 108(4) de la LIPR ne s’applique pas à la situation du demandeur?

(2) La conduite adoptée par le défendeur dans le contexte des demandes de contrôle judiciaire du demandeur était-elle équitable et appropriée ?

VI. Norme de contrôle

[16] Le demandeur convient implicitement que la norme de contrôle applicable à la première question est celle de la décision raisonnable. Il n’a présenté aucune observation concernant la norme de contrôle applicable à la deuxième question, et n’a pas non plus indiqué s’il souhaitait contester le caractère raisonnable de la conduite adoptée par le défendeur ou invoquer un manquement à son droit à l’équité procédurale attribuable à ce dernier. Cependant, le demandeur s’est fondé sur l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker] dans ses observations présentées en réponse.

[17] Le défendeur soutient que la première question porte sur l’interprétation de la loi constitutive d’un décideur. Elle devrait donc être interprétée selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 25 [Vavilov]). Le défendeur n’a présenté aucune observation concernant la norme de contrôle applicable à la deuxième question.

[18] Je conviens avec les parties que la norme de contrôle applicable à la première question est celle de la décision raisonnable (Vavilov, au para 25). La deuxième question ne relève ni de l’équité procédurale ni du contrôle judiciaire. Elle ne fait intervenir aucune norme de contrôle en particulier.

VII. Les positions des parties

A. L’agent a-t-il raisonnablement conclu que le paragraphe 108(4) de la LIPR ne s’applique pas à la situation du demandeur?

(1) La position du demandeur

[19] L’agent aurait dû mener l’analyse des raisons impérieuses en application du paragraphe 108(4) de la LIPR. L’agent a conclu que le paragraphe 108(4) ne s’applique pas, puisque le demandeur n’a pas été menacé récemment et qu’il n’a présenté aucune preuve établissant qu’il est recherché. L’agent a donc refusé d’appliquer le paragraphe 108(4) en raison d’un changement de circonstances (c.-à-d. l’absence de menaces). L’agent a agi de manière à [TRADUCTION] « priver la disposition de tout sens », puisque l’objet de l’article 108(4) est d’aborder les situations où les circonstances ont changé (dans le cas où une personne a été persécutée auparavant, mais n’a plus de crainte fondée de persécution).

[20] L’agent et le défendeur se fondent sur les décisions Krishan, Nyiramajyambere c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 678 [Nyiramajyambere], et Castillo Mendoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 648) [Castillo Mendoza]. Ces affaires sont distinctes de l’espèce à deux égards. Premièrement, le refus d’appliquer le paragraphe 108(4) dans ces affaires n’était pas fondé sur un changement de circonstances. Deuxièmement, ces affaires concernaient des demandeurs à qui la SPR avait refusé d’accorder la qualité de réfugié ou de personne à protéger. Dans le même ordre d’idées, la décision Cardenas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 262 portait également sur le cas d’un demandeur à qui on avait refusé le statut de réfugié. En comparaison, l’agent chargé de l’ERAR dans cette affaire avait refusé d’appliquer le paragraphe 108(4) en raison d’un changement de circonstances. De plus, la SPR ou l’agent chargé de l’ERAR n’avaient tiré aucune conclusion relative au statut de réfugié du demandeur.

[21] La décision Farah c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2018 CF 1162 [Farah], sur laquelle s’est fondé le défendeur, est également distincte. Dans la décision Farah, comme le demandeur était interdit de territoire pour grande criminalité, sa demande d’asile était jugée irrecevable. Par conséquent, la Cour a conclu que l’agent chargé de l’ERAR n’avait pas à tenir compte du paragraphe 108(4) (Farah, aux para 1, 24-25). Toutefois, le demandeur fait valoir que le paragraphe 108(4) ne s’appliquait pas dans cette affaire parce que le demandeur n’avait pas démontré qu’il avait été exposé à un risque quelconque, et non pas parce que les circonstances avaient changé. En l’espèce, [traduction] « l’agent [chargé de l’ERAR n’a pas] conclu [...] que le demandeur n’a[vait] jamais été exposé à un risque. En effet, compte tenu de ses souffrances passées, il [aurait été] impossible de tirer une telle conclusion ». En l’espèce, l’agent a tiré une conclusion défavorable quant à la question du risque uniquement parce qu’il y a eu un changement de circonstances, soit l’élément précis qui déclenche l’application du paragraphe 108(4).

(2) La position du défendeur

[22] Le demandeur n’a pas contesté les conclusions de l’agent portant sur la question du risque au Salvador.

[23] L’agent a raisonnablement conclu que le paragraphe 108(4) de la LIPR ne s’applique pas. Dans le contexte d’une décision rendue par la SPR, cette dernière est tenue de mener une analyse des raisons impérieuses et d’examiner si le demandeur a déjà eu la qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger. Toutefois, [traduction] « dans le contexte d’une demande d’ERAR, l’analyse des raisons impérieuses ne s’applique que si la SPR a déjà reconnu que le demandeur a la qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger, et que le risque auquel il était exposé n’existe plus ». En l’espèce, l’agent n’a pas commis d’erreur parce que la demande d’asile du demandeur est jugée irrecevable en application du paragraphe 101(1) de la LIPR.

[24] Le défendeur se fonde sur la décision Farah, dont les faits sont exactement les mêmes que ceux de la présente affaire. Dans cette affaire, le demandeur était interdit de territoire au Canada pour grande criminalité, sa demande d’asile était jugée irrecevable en application du paragraphe 101(1) de la LIPR, et sa demande d’ERAR avait été rejetée. La Cour a conclu que, lorsque la demande d’asile d’un demandeur est jugée irrecevable pour grande criminalité, l’agent chargé de l’ERAR n’a pas à procéder à l’analyse au titre du paragraphe 108(4) (Fara, aux para 24-25). La décision de l’agent était conforme à la jurisprudence existante et, par conséquent, raisonnable.

[25] Contrairement aux observations du demandeur, l’affaire Farah ne se distingue pas sensiblement de la présente espèce. Même si l’agent n’a pas expressément douté que le demandeur ait été victime d’un crime, le fait d’être victime d’un crime diffère fondamentalement de la question de l’admissibilité au statut de réfugié, la première condition de l’analyse au titre du paragraphe 108(4) étant l’existence d’une demande valide du statut de réfugié. La deuxième condition est l’inutilité de la demande d’asile attribuable à un changement de la situation dans le pays (Krishan, au para 76). L’agent n’a pas conclu que les dangers auxquels le demandeur était exposé avaient cessé d’exister. Il a plutôt jugé que la preuve était insuffisante pour établir l’existence d’un risque.

[26] Enfin, le paragraphe 108(4) est le prolongement des dispositions de la LIPR relatives à la perte de l’asile, et ne s’applique que s’il a déjà été conclu que les raisons sur lesquelles se fonde la demande d’asile n’existent plus. L’agent chargé de l’ERAR a conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il serait exposé à des risques, et n’a pas tiré de conclusion selon laquelle les risques n’existaient plus.

B. La conduite du défendeur dans le contexte des demandes de contrôle judiciaire du demandeur était-elle équitable et appropriée?

(1) La position du demandeur

[27] La conduite adoptée par le défendeur en l’espèce est inéquitable. Dans sa demande de 2018, le seul argument avancé par le demandeur était que l’agent chargé de l’ERAR n’avait pas tenu compte du paragraphe 108(4) de la LIPR. Le défendeur a souscrit à la position du demandeur et a convenu de réexaminer la première demande. Il est inéquitable de la part du défendeur de revenir sur cette entente et de faire maintenant valoir que le refus de l’agent d’appliquer l’analyse fondée sur le paragraphe 108(4) est raisonnable. Le défendeur devrait être lié par sa renonciation initiale.

[28] Le demandeur soutient essentiellement qu’il s’attendait à juste titre à ce que le défendeur admette que l’agent était tenu de prendre en considération le paragraphe 108(4). Les attentes légitimes sont un facteur à examiner lorsqu’il s’agit d’établir la portée de l’équité procédurale dont le demandeur peut se réclamer. De plus, les actions du défendeur ont retardé l’examen de la question de savoir si le demandeur est une personne à protéger. Dans les faits, le demandeur a subi un préjudice du fait qu’il a agi sur la foi de cette entente lorsqu’il s’est désisté de sa demande de 2018. Enfin, les actions du défendeur alourdissent l’administration de la justice, car elles ont pour effet de multiplier les procédures et de créer des pertes d’efficience.

(2) La position du défendeur

[29] La conduite du défendeur dans le cadre des deux demandes de contrôle judiciaire était tout à fait équitable et appropriée. Le fait que le demandeur ait fait droit à la première demande de contrôle judiciaire du demandeur ne signifiait pas qu’il souscrivait à ses positions juridiques et factuelles. Dans sa proposition, le défendeur n’indiquait pas qu’il souscrivait aux arguments du demandeur, et ne précisait pas les raisons pour lesquelles il lui avait fait cette proposition. Le défendeur a le droit de proposer le réexamen d’une demande d’ERAR en se fondant sur ses propres motifs, lesquels sont assortis d’un privilège, d’autant plus que ceux-ci sont susceptibles de ne pas cadrer avec les arguments du demandeur.

[30] De plus, il y a une différence entre la décision par laquelle la demande d’ERAR de 2018 a été rejetée et celle par laquelle la demande de 2020 a été rejetée. En 2018, l’agent n’avait pas du tout abordé la disposition relative aux raisons impérieuses. Cependant, la question a été abordée dans la décision de 2020, mais pas d’une manière satisfaisante aux yeux du demandeur. La deuxième décision de rejeter la demande d’ERAR est raisonnable et conforme au regard des faits et du droit.

VIII. Analyse

A. L’agent a-t-il raisonnablement conclu que le paragraphe 108(4) de la LIPR ne s’applique pas à la situation du demandeur?

[31] Je suis convaincu par les observations du défendeur sur cette question. Contrairement à la décision de 2018 relative à l’ERAR, la décision de 2020 prenait en considération le paragraphe 108(4) de la LIPR et appliquait la jurisprudence pertinente aux faits de l’espèce. La conclusion de l’agent selon laquelle le paragraphe 108(4) ne s’appliquait pas était raisonnable.

[32] Le demandeur interprète mal la raison pour laquelle l’agent a refusé de procéder à l’analyse relative au paragraphe 108(4) lorsqu’il fait valoir que celui-ci a refusé de le faire parce qu’il n’avait pas été menacé récemment et qu’il n’avait présenté aucune preuve selon laquelle il était recherché. Autrement dit, l’agent n’a pas effectué l’analyse relative au paragraphe 108(4) en raison d’un changement de circonstances, à savoir la condition préalable énoncée expressément à l’alinéa 108(1)e).

[33] Cette observation doit être écartée. À mon avis, l’agent a examiné ces facteurs (absence de menaces, etc.) au regard de l’évaluation des risques. Cependant, il a raisonnablement refusé d’effectuer l’analyse fondée sur le paragraphe 108(4) au motif que le demandeur est interdit de territoire au Canada pour grande criminalité. L’agent a clairement expliqué son raisonnement dans ses motifs :

[traduction]

Je souligne que la Cour fédérale du Canada a conclu que le paragraphe 108(4) ne s’applique que s’il a été jugé que la personne a la qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger [...] La qualité de M. Lozano en tant que réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger n’a jamais été reconnue. M. Lozano était plutôt exclu de la possibilité de présenter une demande d’asile. Le présent ERAR constitue la première évaluation des risques auxquels le demandeur est exposé. Pour ces motifs, je conclus que le paragraphe 108(4) de la LIPR ne s’applique pas à la situation du demandeur, et je ne procéderai pas à l’analyse des raisons impérieuses.

[Non souligné dans l’original.]

[34] L’observation du demandeur fait abstraction de la première exigence relative à l’application du paragraphe 108(4). Autrement dit, le fait que le demandeur ait déjà eu la qualité de réfugié au sens de la Convention ou celle de personne à protéger constitue une « condition préalable » (Castillo Mendoza, au para 28). La qualité de réfugié est une condition préalable, puisque le paragraphe 108(4) prévoit une exception aux dispositions de la LIPR qui régissent la perte d’asile (Pazmandi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1094 au para 46; Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) c Obstoj, [1992] 2 CF 739 (CA) aux para 13-14, 93 DLR (4th) 144). Pour que le paragraphe 108(4) s’applique, il faut tout d’abord que la situation commande l’application du paragraphe 108(1). Il est logique qu’une exception aux dispositions régissant la perte d’asile ne puisse s’appliquer à une personne dont la demande d’asile est jugée irrecevable en premier lieu.

[35] En l’espèce, l’agent a conclu que la demande d’asile du demandeur était irrecevable parce que ce dernier était interdit de territoire pour grande criminalité. Par conséquent, le demandeur ne satisfaisait pas à la condition préalable à l’application du paragraphe 108(4).

[36] Je conviens avec le défendeur que la décision Farah est tout à fait pertinente. Dans cette affaire, la Cour a conclu que l’agent chargé de l’ERAR n’a pas à tenir compte du paragraphe 108(4) lorsque le demandeur est interdit de territoire pour grande criminalité. Le demandeur soutient que la décision Farah se distingue de la présente affaire parce que l’agent chargé de l’ERAR avait conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il était exposé à un risque. Le demandeur fait valoir [traduction] « qu’il aurait été impossible de tirer une telle conclusion en l’espèce compte tenu des souffrances qu’il a endurées par le passé ». Bien que l’agent ait reconnu que le demandeur a été victime de crimes par le passé, je conviens avec le défendeur que cela n’équivaut pas à établir que le demandeur est un réfugié; la qualité de réfugié étant la première exigence à satisfaire pour l’application de l’analyse fondée sur le paragraphe 108(4) (Krishan, au para 76).

[37] Par ailleurs, la décision Farah ne précise pas que le paragraphe 108(4) ne s’appliquait pas au motif que le demandeur n’avait pas démontré qu’il était exposé à un risque. Au contraire, au paragraphe 24 de ses motifs, le juge Favel confirme qu’il n’était pas nécessaire de procéder à l’analyse au titre du paragraphe 108(4) puisque le demandeur était interdit de territoire pour grande criminalité :

[24] La Cour souscrit aux observations du défendeur. L’agent d’ERAR n’a pas commis d’erreur dans son analyse, car le paragraphe 108(4) de la LIPR n’est pas applicable à la situation du demandeur. Il ressort du dossier que le demandeur avait présenté une demande d’asile, mais que sa demande avait tout simplement été rejetée par la CISR qui l’a jugé interdit de territoire au Canada pour cause de grande criminalité. Comme la Cour l’a établi précédemment, « l’exception prévue par cette disposition ne s’adresse qu’aux personnes dont la qualité de réfugié a précédemment été reconnue » (Cardenas, au paragraphe 28). Ce n’est pas le cas en l’espèce. La demande d’asile déposée par le demandeur avait été rejetée par la CISR; en conséquence, la question de la présentation de nouveaux éléments de preuve à l’agent d’ERAR n’était pas pertinente en l’espèce. Le demandeur a cité plusieurs décisions qui n’étaient pas non plus pertinentes en l’espèce puisqu’elles concernent des demandes de contrôle judiciaire visant des décisions de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

[Non souligné dans l’original.]

[38] Compte tenu de ce précédent, la décision de l’agent relative au paragraphe 108(4) de la LIPR était raisonnable.

B. La conduite du défendeur dans le contexte des demandes de contrôle judiciaire du demandeur était-elle équitable et appropriée?

[39] Le demandeur s’appuie sur les principes liés à l’équité procédurale pour faire valoir que le demandeur a agi de manière inéquitable et lui a causé un préjudice. Il cite l’arrêt Baker et soutient que le défendeur n’a pas respecté ses attentes légitimes.

[40] Il est faux d’affirmer que le défendeur a une obligation d’équité procédurale envers le demandeur, peu importe qu’il représente le gouvernement ou non. Le demandeur n’a présenté aucune jurisprudence laissant croire qu’il en est autrement. En outre, le demandeur n’a pas indiqué le motif pour lequel la Cour, lorsqu’elle est saisie d’un contrôle judiciaire, examinerait si le défendeur a agi de façon inéquitable. De même, le demandeur n’a pas précisé la réparation qu’il sollicite en lien avec cet argument. Par exemple, le demandeur n’a pas invoqué de raisons spéciales ni sollicité de dépens au motif que le défendeur a « inutilement ou de façon déraisonnable prolongé l’instance ou [...] agi d’une manière qui peut être qualifiée d’inéquitable, d’oppressive ou d’inappropriée » (Huot c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 917 au para 5. Voir aussi l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22).

[41] En dépit de ces lacunes dans les plaidoiries du demandeur, je conclus que le défendeur n’a pas agi de façon inéquitable. Je conclus que rien n’indique que le défendeur était d’accord avec les positions factuelles ou juridiques du demandeur dans la décision de 2018 relative à l’ERAR ou la demande de contrôle judiciaire correspondante.

[42] Comme le soulignent les deux parties, la décision de 2018 et celle de 2020 relatives à l’ERAR étaient distinctes en ce qui concerne le paragraphe 108(4). Dans la décision de 2018, l’agent n’a pas du tout pris en considération le paragraphe 108(4). L’arrêt Vavilov prévoit que, pour être raisonnable, une décision doit satisfaire « aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (au para 100). En outre, une décision peut s’avérer déraisonnable lorsqu’il est « impossible de comprendre [...] le raisonnement du décideur sur un point central » (Vavilov, au para 103). Bien que l’arrêt Vavilov ait été rendu après que le défendeur ait consenti au réexamen de la décision, ces principes émanent de la jurisprudence en matière de droit administratif (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47; Blas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 629 aux para 54-66; Taman c Canada (Procureur général), 2017 CAF 1 au para 47). Compte tenu de ces principes et du fait que la décision de 2018 relative à l’ERAR ne contenait aucune analyse concernant l’application du paragraphe 108(4), il est justifié de la part du défendeur d’accepter de renvoyer cette décision pour réexamen pour des motifs qui lui appartiennent. Je fais ces commentaires sans trancher si la décision de 2018 relative à l’ERAR était raisonnable dans les faits, puisque celle-ci ne fait pas l’objet de la présente demande. Au contraire, ces commentaires visent uniquement à illustrer que les choix stratégiques du défendeur étaient possiblement appuyés par un motif légitime.

IX. Questions certifiées

[43] Le demandeur a proposé trois questions à certifier et, après avoir entendu les observations du défendeur, il a renoncé à la troisième question pour ne conserver que les deux questions suivantes :

1. Y a-t-il manquement à l’équité procédurale lorsque le défendeur consent à ce qu’une décision soit réexaminée sur le fondement d’un seul motif en échange du désistement de la demande de contrôle judiciaire de cette décision, que le demandeur se désiste de sa demande de contrôle judiciaire et que le nouvel examen aboutisse à une issue identique fondée sur le même motif?

2. La disposition relative aux raisons impérieuses, énoncée au paragraphe 108(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, et le changement de circonstances prévu à l’alinéa 108(1)e) de la Loi, s’appliquent-ils à l’égard d’une demande d’examen des risques avant renvoi dans le cas où la demande d’asile du demandeur est jugée irrecevable?

[44] Le défendeur s’est opposé aux questions proposées par le demandeur, puisque celui-ci ne les a pas présentées à l’intérieur du délai de cinq jours établi par la Cour (Lignes directrices consolidées pour les instances d’immigration, de statut de réfugié et de citoyenneté – le 5 novembre 2018 (les Lignes directrices)). Le demandeur a seulement présenté les questions au défendeur le samedi soir avant l’audience (prévue le lundi suivant) sans justifier son retard.

[45] La Cour d’appel fédérale a récemment réaffirmé les conditions applicables à la certification d’une question dans l’arrêt Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 au paragraphe 46 :

La Cour a récemment réitéré, dans l’arrêt Lewis c. Canada (Sécurité publique et Protection civile) 2017 CAF 130, au paragraphe 36, les critères de certification. La question doit être déterminante quant à l’issue de l’appel, transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. Cela signifie que la question doit avoir été examinée par la Cour fédérale et elle doit découler de l’affaire elle-même, et non simplement de la façon dont la Cour fédérale a statué sur la demande. Un point qui n’a pas à être tranché ne peut soulever une question dûment certifiée (arrêt Lai c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CAF 21, 29 Imm. L.R. (4th) 211, au paragraphe 10). Il en est de même pour une question qui est de la nature d’un renvoi ou dont la réponse dépend des faits qui sont uniques à l’affaire (arrêt Mudrak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 178, 485 N.R. 186, aux paragraphes 15 et 35).

[46] Étant donné que le demandeur a retiré l’une des questions proposées aux fins de certification, j’examinerai uniquement les observations du défendeur relatives à ces deux questions. Le défendeur soutient que la première question ne satisfait pas au volet du critère lié à la question déterminante étant donné que les questions d’équité procédurale sont toujours tranchées au cas par cas conformément à l’arrêt Baker. Comme je l’ai déjà mentionné, la Cour a répondu à la deuxième question dans la décision Farah (au para 24), et il n’y a eu aucun changement de circonstances en l’espèce.

[47] Je conviens avec le défendeur que le demandeur n’a pas donné de préavis suffisant, comme l’exigent les Lignes directrices de la Cour. Néanmoins, après avoir examiné les questions, je refuse également de les certifier. La première question n’est pas déterminante quant à l’issue de l’appel, ne transcende pas les intérêts des parties au litige et ne soulève pas de questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. Elle concerne les circonstances propres à l’espèce. De même, je conviens que la Cour a déjà abordé la deuxième question dans la décision Farah.

X. Conclusion

[48] La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4762-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean-François Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-4762-20

 

INTITULÉ :

SALVADOR ISRAEL LOZANO CACERES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

le 20 SEPTEMBRE 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEL

DATE DES MOTIFS :

LE 10 FÉVRIER 2022

COMPARUTIONS :

David Matas

POUR LE DEMANDEUR

 

Alexandre Menticoglou

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Matas

Avocat

Winnipeg (Manitoba)

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.