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Date : 20220215


Dossier : IMM-4840-20

Référence : 2022 CF 201

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 février 2022

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

JOB PEREZ ROSALES

DAMARES DALILA BECERRA ARELLANO

JOSE PEREZ BECERRA

SINAI PEREZ BECERRA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Le contexte

[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision rendue par un agent principal [l’agent] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, en date du 18 septembre 2020, dans laquelle il rejette leur demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire, au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la LIPR].

[2] M. Rosales est le demandeur principal de la présente demande. Sa femme, Mme Becerra Arellano, et leurs deux enfants, Jose et Sinai, sont citoyens du Mexique. Les demandeurs sont entrés au Canada à l’aéroport Pearson de Toronto le 11 novembre 2007, date à laquelle ils ont déposé une demande d’asile. La demande fut rejetée le 4 septembre 2008.

[3] M. Rosales et Mme Becerra Arellano ont trois autres enfants, qui ne sont pas partie prenante dans la présente demande. Leur fils aîné, Job, est résident permanent du Canada. Manuel, un autre fils, est un citoyen du Mexique qui fait l’objet d’une demande pour considérations d’ordre humanitaire distincte. Leur plus jeune enfant, Damaris, est née au Canada.

[4] M. Rosales et Mme Becerra ont tous deux plus de 50 ans. À l’exception de leur plus jeune enfant, Damaris, née en 2008, tous les enfants de M. Rosales et de Mme Becerra Arellano ont plus de 18 ans. Au moment de la décision, en 2020, Jose avait 22 ans et Sinai avait 20 ans.

[5] La demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire qui est l’objet du présent contrôle judiciaire a été déposée le 6 février 2019.

[6] Les demandeurs soutiennent que la décision est déraisonnable, en se fondant sur le fait que l’agent a commis des erreurs a) dans son appréciation de l’intérêt supérieur des enfants; b) dans son traitement de la preuve médicale; c) dans l’appréciation de l’établissement des demandeurs au Canada; d) dans son traitement de la preuve du soutien financier que les demandeurs fournissent à leur famille au Mexique.

[7] Le défendeur soutient que l’agent a raisonnablement jugé que la preuve était insuffisante pour justifier une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire dans les circonstances, et que les observations des demandeurs équivalent à une demande irrecevable auprès de la Cour de soupeser à nouveau la preuve.

II. La question en litige et la norme de contrôle

[8] Les parties conviennent que l’unique question en litige est de déterminer si la décision de l’agent est raisonnable. Les parties soutiennent, et je souscris à leur position, que la norme de contrôle applicable est la décision raisonnable, telle qu’elle est exposée dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (voir aussi Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] au para 44).

III. Analyse

[9] Le paragraphe 25(1) de la LIPR accorde au ministre le pouvoir discrétionnaire de dispenser certains étrangers des exigences habituelles de la loi et de leur accorder le statut de résident permanent au Canada s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire le justifient. Le pouvoir discrétionnaire à cet égard représente une exception sensible et flexible au fonctionnement habituel de la LIPR, exception qui a pour objet d’accorder un redressement en equity, à savoir de viser à en atténuer la rigidité dans les cas appropriés (Rainholz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 121 [Rainholz] aux para 13-14). Les considérations d’ordre humanitaire sont des faits établis par la preuve, de nature à inciter une personne raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs justifient l’octroi d’un redressement spécial pour les besoins des dispositions de la LIPR par ailleurs applicables (Kanthasamy, aux para 13, 21).

[10] Les agents appelés à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doivent, dans le cadre d’une demande fondée sur de telles considérations, véritablement examiner tous les facteurs pertinents et leur accorder du poids (Rainholz, au para 17, qui s’appuie sur les arrêts Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 [Baker], et Kanthasamy). Le paragraphe 25(1) mentionne le besoin de prendre en considération l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché. La Cour suprême du Canada a souligné dans l’arrêt Kanthasamy que « cet intérêt s’entend “notamment des droits, des besoins et des intérêts supérieurs des enfants, du maintien des liens entre les membres d’une famille et du fait d’éviter de renvoyer des gens à des endroits où ils n’ont plus d’attaches” » (au paragraphe 34).

[11] En considérant l’intérêt supérieur de l’enfant [l’ISE], un agent doit être « réceptif, attentif et sensible » à cet intérêt (Baker, au para 75). La Cour suprême du Canada a donné ce qui suit comme instruction dans Kanthasamy :

[39] Par conséquent, la décision rendue en application du par. 25(1) sera jugée déraisonnable lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant qu’elle touche n’est pas suffisamment pris en compte. L’agent ne peut donc pas se contenter de mentionner qu’il prend cet intérêt en compte. L’intérêt supérieur de l’enfant doit être « bien identifié et défini », puis examiné « avec beaucoup d’attention » eu égard à l’ensemble de la preuve.

[Renvois omis.]

[12] Il y a, parmi les facteurs pertinents à prendre en considération, l’âge de l’enfant et son degré de dépendance; le degré d’établissement de l’enfant au Canada; les liens de l’enfant avec le pays à l’égard duquel la dispense pour considérations d’ordre humanitaire est examinée; les conséquences sur l’éducation de l’enfant; les problèmes de santé ou les besoins particuliers de l’enfant; les questions relatives au sexe de l’enfant; les conditions qui règnent dans ce pays et l’incidence possible sur l’enfant (Kanthasamy, au para 40). Comme l’a déclaré récemment ma collègue la juge Kane, « [l]’intérêt supérieur de l’enfant ne doit pas nécessairement être déterminant ou l’emporter sur les autres considérations, mais s’il est indûment minimisé, la décision est déraisonnable » (Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1452 [Lin] au para 54, qui s’appuie sur l’arrêt Baker).

[13] En l’espèce, l’agent a noté que Damaris était née au Canada et qu’elle avait douze ans au moment de la décision. L’agent a également noté que Damaris n’avait été scolarisée qu’au Canada et il a conclu que, bien que le système éducatif au Mexique ait encore besoin d’être amélioré, la preuve soumise était insuffisante pour démontrer que Damaris ne pourrait pas bénéficier d’une scolarité convenable au Mexique. L’agent a ensuite ajouté ce qui suit :

[traduction]
Bien qu’il soit admis que Damaris a vécu toute sa vie au Canada, il est raisonnable de conclure, en l’absence d’une preuve contraire, qu’elle a été quotidiennement exposée à la langue, à la culture et aux traditions du Mexique par l’entremise de ses parents et qu’elle serait vraisemblablement capable de s’adapter avec un minimum de difficultés.

[14] L’agent a considéré que Damaris pouvait légalement résider au Mexique avant de conclure que les demandeurs n’avaient [TRADUCTION] « pas établi que les conséquences générales d’un retour au Mexique [auraient] une incidence négative sur Damaris au point de justifier une dispense dans le cas présent ».

[15] En ce qui concerne Damaris, les demandeurs soutiennent, en s’appuyant sur la décision Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 166 [Williams], que l’agent a commis une erreur en n’adoptant pas l’approche consistant à identifier d’abord l’intérêt supérieur de Damaris et à soupeser ensuite cet intérêt avec les conséquences d’un rejet. Les demandeurs soutiennent en outre que l’agent a commis une erreur en appréciant l’intérêt supérieur de Damaris sous l’angle des difficultés. Les demandeurs prétendent également que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte de l’incidence, sur l’intérêt de Damaris, de la violence qui règne partout au Mexique, ni des conditions de scolarité misérables que l’on y trouve.

[16] Le défendeur soutient que la Cour a déclaré à maintes occasions que les agents chargés de l’examen des considérations d’ordre humanitaire n’étaient pas tenus d’appliquer la formule spécifique exposée dans la décision Williams et qu’il serait contraire à l’arrêt Kanthasamy d’exiger que les agents suivent une formule précise pour une décision aussi discrétionnaire. Le défendeur prétend que la tâche d’un agent chargé de l’examen des considérations d’ordre humanitaire est de voir dans quelle mesure l’intérêt supérieur d’un enfant serait touché par un départ du Canada. Le défendeur soutient que l’agent a raisonnablement apprécié l’intérêt de Damaris et n’a pas manqué d’aborder la preuve soumise par les demandeurs sur les conditions dans le pays.

[17] Je conviens avec le défendeur que l’approche énoncée dans la décision Williams n’est ni rigide ni obligatoire (Lin, aux para 55-56, qui s’appuie sur la décision Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 777 au para 22). Néanmoins, l’appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant « devrait fortement dépendre du contexte et tenir compte de l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité » (Lin, au para 57).

[18] Je suis d’avis que l’examen, par l’agent, de l’intérêt supérieur de Damaris était déraisonnable.

[19] La preuve dont disposait l’agent abordait le tempérament de Damaris; son niveau d’espagnol; ses progrès à l’école; sa capacité à s’adapter à une vie au Mexique; sa vie au Canada; et les activités dont elle serait privée au Mexique.

[20] L’intérêt de Damaris, cependant, n’a été ni mentionné ni abordé par l’agent dans la décision. L’agent s’est plutôt concentré sur la présence ou l’absence de difficultés dont Damaris pourrait faire l’expérience si elle déménageait au Mexique. La Cour a prévenu que l’examen des difficultés ne devait pas être confondu avec une analyse relative à l’ISE (Osun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 295 au para 23) ou qu’un agent ne devait pas importer un critère de difficultés dans son analyse de l’ISE (Trach c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 282 au para 38). Mon collègue le juge Diner a déclaré qu’à la suite de l’arrêt Kanthasamy, « c’[était] une erreur d’examiner l’intérêt supérieur de l’enfant dans le contexte des difficultés » (Taylor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 21 au para 24).

[21] Je conclus que la situation de Damaris a été examinée et appréciée sous l’angle des difficultés, et donc que l’agent n’a pas suffisamment examiné tous les aspects de l’intérêt supérieur de Damaris, comme le requiert l’arrêt Kanthasamy. Ce faisant, l’agent a également minimisé l’intérêt de Damaris (Lin, au para 54). Par conséquent, la décision est déraisonnable. Après avoir tiré cette conclusion, je juge qu’il n’est pas nécessaire que j’aborde les autres questions en litige soulevées par les demandeurs.

IV. Conclusion

[22] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie. La décision sera annulée, et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour nouvel examen. Aucune question n’a été soumise aux fins de certification, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4840-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen;

  3. Aucune question n’a été soumise aux fins de certification, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.

« Vanessa Rochester »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4840-20

INTITULÉ :

JOB PEREZ ROSALES, DAMARES DALILA BECERRA ARELLANO, JOSE PEREZ BECERRA, SINAI PEREZ BECERRA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (QuÉbec)
TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 JANVIER 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

lA JUGE ROCHESTER

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 15 FÉVRIER 2022

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

POUR LES DEMANDEURS

Kevin Doyle

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Wazana Law

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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