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Date : 20220217


Dossier : IMM-1307-21

Référence : 2022 CF 208

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 février 2022

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

MILAN PETER

KVETOSLAVA ONDRASOVA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La décision par laquelle un agent principal a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée depuis le Canada par les demandeurs sera annulée. La décision est déraisonnable du fait que l’agent n’a pas tenu compte de la situation des demandeurs dans son ensemble, qu’il a appliqué le mauvais critère en exigeant d’eux qu’ils démontrent en quoi leur établissement et leurs difficultés étaient [traduction] « exceptionnels », qu’il a déraisonnablement omis d’examiner convenablement la preuve de discrimination et qu’il s’est livré à des conjectures quant à la capacité du frère et de la sœur du demandeur à les aider, sa famille et lui, à s’établir de nouveau en République tchèque.

Le contexte

[2] Les demandeurs, Milan Peter [M. Peter] et Kvetoslava Ondrasova [Mme Ondrasova], sont des citoyens de la République tchèque. Ils vivent en union de fait. Tous deux se disent d’origine rom.

[3] Au moment où ils ont présenté leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, les demandeurs avaient une fille et Mme Ondrasova était enceinte de leur deuxième enfant, un garçon. Leur fille est née à Toronto en octobre 2014. Leur fils est né à Markham en mars 2020.

[4] Les deux demandeurs disent avoir vécu une enfance difficile en République tchèque. Le foyer de M. Peter était le théâtre de violence familiale; M. Peter en était notamment victime de la part de son père. À l’âge de 14 ans, il a été forcé de quitter l’école pour travailler. Mme Ondrasova était victime d’intimidation à l’école, où elle était la seule élève rom de sa classe.

[5] Les demandeurs sont arrivés au Canada séparément en 2009 alors qu’ils étaient mineurs. Leurs familles ont demandé l’asile. C’est pendant qu’ils fréquentaient l’école secondaire au Canada que les demandeurs se sont rencontrés et ont entamé une relation. Les parents de M. Peter n’approuvaient pas sa relation avec Mme Ondrasova.

[6] La demande d’asile de la famille de M. Peter a été rejetée, et l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale leur a été refusée. La demande d’asile de la famille de Mme Ondrasova a également été rejetée, mais l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire leur a été accordée. En juin ou juillet 2012, alors que le contrôle judiciaire demandé par la famille de Mme Ondrasova était toujours en cours, la famille de M. Peter est retournée en République tchèque. M. Peter affirme qu’il ne souhaitait pas partir, mais que ses parents ont usé de ruse pour lui faire signer les documents de renvoi.

[7] Selon Mme Ondrasova, après le retour de M. Peter en République tchèque, elle est devenue dépressive. Dans l’affidavit joint à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par les demandeurs, elle a écrit :

[traduction]

J’avais le cœur brisé et ma vie n’avait aucun sens; je n’arrivais plus à profiter de la vie. Je ne voulais pas aller à l’école ni sortir. J’ai perdu énormément de poids; 10 kg en à peine quatre mois. Je souffrais d’une grave dépression. Je ne voulais pas manger et je ne voulais parler à personne. Je restais enfermée dans ma chambre et j’attendais près de l’ordinateur que Milan m’appelle. Je ne voulais aucune aide, et même si mes parents et mes frères et sœurs essayaient de m’aider, je ne voulais qu’être avec Milan parce qu’il était toute ma vie. Les seules options qui s’offraient à moi étaient de mourir ou de quitter ma famille et ma sécurité au Canada pour rejoindre l’amour de ma vie, sans qui je ne pouvais pas vivre. Je sentais que mon seul choix était de mourir ou de rejoindre Milan en République tchèque. Mes parents m’ont convaincue de ne pas partir, et l’avocat de ma famille m’a aussi déconseillé de le faire. Cependant, je n’arrivais pas à réfléchir clairement. Je ne pensais qu’à mourir ou à aller rejoindre Milan. Il était, et est toujours, l’amour de ma vie, et en son absence, ma vie n’avait plus de sens.

[8] En fin de compte, Mme Ondrasova s’est retirée de la demande de contrôle judiciaire présentée par sa famille en octobre 2012 et elle est retournée en République tchèque en novembre de la même année. Elle avait alors 19 ans. Sa famille est finalement parvenue à un règlement avec le ministre, et les membres de la famille ont tous obtenu la résidence permanente en août 2018.

[9] En République tchèque, les demandeurs vivaient avec la famille de M. Peter. Les parents de celui-ci étaient violents avec Mme Ondrasova sur les plans physique et émotionnel, et ils l’obligeaient à accomplir un grand nombre de tâches ménagères. À un certain moment, elle a été chassée de la maison et elle a dû dormir dans un parc. Elle a fait une fausse couche, qu’elle attribue à la détérioration de son état de santé causée par les tâches ménagères qu’elle devait accomplir. Elle affirme que lorsqu’elle a dit aux parents de M. Peter qu’elle avait perdu le bébé, [traduction] « ils ont ri et se sont moqués [d’elle] ».

[10] Les demandeurs ont fui les parents de M. Peter et sont revenus au Canada en décembre 2013, n’emportant que leurs passeports et un petit sac. Ils ont obtenu des permis de séjour temporaire pour assister à un mariage et, lors du contrôle à l’aéroport, ils ont déclaré qu’ils vivaient au Royaume-Uni. Ils ont présenté des demandes de prolongation de leurs visas, lesquelles ont été rejetées. Leurs permis ont expiré le 9 janvier 2014, mais ils sont demeurés au Canada.

[11] Après leur retour au Canada, les demandeurs ont coupé les ponts avec les membres de la famille de Mme Ondrasova parce que ceux-ci étaient d’avis qu’elle aurait dû quitter M. Peter en raison de la violence exercée par sa famille. Toutefois, les demandeurs ont renoué avec la famille de Mme Ondrasova en février 2019 et ils vivent maintenant ensemble à Markham. M. Peter n’a plus de contacts avec sa famille.

[12] Le 30 septembre 2019, les demandeurs ont présenté, depuis le Canada, une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

La décision contestée

[13] Le 29 janvier 2021, l’agent, dans une longue décision, a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par les demandeurs. Je ne résumerai que les passages qui sont pertinents pour la décision à laquelle je suis parvenu.

[14] L’agent a souligné qu’il avait été fait mention, dans les observations des demandeurs, de l’entente de règlement concernant la famille de Mme Ondrasova. Il a précisé qu’aucun des demandeurs n’était visé par cette entente et que les décisions fondées sur des considérations d’ordre humanitaire dépendent de la situation personnelle des demandeurs. Par conséquent, il a jugé que l’entente de règlement n’était pas pertinente et il ne lui a accordé aucun poids.

[15] L’agent a reconnu que les documents sur la situation en République tchèque indiquaient que les conditions [traduction] « [étaient] loin d’être parfaites pour les minorités », en particulier les Roms. Il a aussi reconnu que les demandeurs avaient déclaré qu’ils seraient exposés [traduction] « à de la violence familiale et à de la violence fondée sur le sexe, à de la discrimination, à des expulsions, à des discours haineux et à un manque de logements et d’emplois ». L’agent a convenu que les Roms peuvent être victimes de discrimination, mais il a conclu qu’il n’existait pas de preuve objective montrant que les demandeurs avaient été ciblés en tant que Roms à leur retour en 2012 ou qu’ils seraient, s’ils devaient retourner en République tchèque, [traduction] « exposés à de la discrimination à un point tel que cela justifierait une dispense ».

[16] L’agent n’était pas convaincu qu’il existait [traduction] « un lien adéquat entre la situation dans le pays et la situation personnelle des demandeurs ». En outre, il n’était [traduction] « pas convaincu [que les demandeurs] [seraient] personnellement exposés à des difficultés auxquelles la population en général ou une personne dans une situation semblable n’est pas exposée ». De plus, il a conclu que la preuve des demandeurs [traduction] « ne démontr[ait] pas que la situation défavorable en République tchèque aur[ait] une incidence néfaste directe sur eux ni qu’ils [faisaient] partie d’un groupe qui ser[ait] touché par la discrimination en République tchèque ».

[17] L’agent a examiné la preuve selon laquelle Mme Ondrasova avait déjà été victime d’intimidation et de mauvais traitements de la part de ses camarades de classe. Il a reconnu qu’elle avait été [traduction] « maltraitée par les autres enfants et qu’elle n’[avait] reçu que peu d’aide de la part d’une enseignante peu professionnelle ». Cependant, il a conclu que les déclarations de Mme Ondrasova n’étaient [traduction] « pas étayées par une preuve objective démontrant que les actes des enfants étaient motivés par le racisme ». L’agent a souligné que dans les lettres présentées à l’appui de la demande, la sœur de Mme Ondrasova ne faisait pas mention d’un traitement semblable à l’école et sa mère ne fournissait aucune explication ni aucun détail pour étayer l’affirmation selon laquelle la vie est très dure pour les Roms. L’agent a conclu qu’il aurait été raisonnable pour la mère de Mme Ondrasova d’expliquer pourquoi la famille avait quitté la République tchèque en 2009. Il a estimé qu’il [traduction] « [était] possible que la raison pour laquelle l’épouse du demandeur était maltraitée à l’école était que les enfants ne l’aimaient tout simplement pas et que la situation n’avait rien à voir avec le fait qu’elle était d’origine rom ». Il a donc accordé peu de poids à l’affirmation de Mme Ondrasova selon laquelle elle avait été victime de discrimination raciale.

[18] En ce qui concerne la preuve relative à la violence familiale exercée par les parents de M. Peter, l’agent a conclu que rien n’indiquait que cette violence était à caractère raciste puisque les parents de M. Peter sont de la même race que les demandeurs. L’agent a ensuite indiqué que la preuve n’établissait pas que les demandeurs seraient exposés à de tels mauvais traitements à l’avenir puisqu’ils avaient coupé les ponts avec les parents de M. Peter.

[19] Il a conclu que [traduction] « [l]es observations ne permett[aient] pas d’affirmer que les demandeurs [s’étaient] établis au Canada dans une mesure telle que leur départ aurait une incidence négative sur eux ou d’autres personnes au Canada ».

[20] Il a souligné que les demandeurs vivaient au Canada depuis plus de sept ans et que, de ce fait, [traduction] « on s’attend[ait] à un certain degré d’établissement ». Cependant, il a jugé que [traduction] « leur degré d’établissement [n’était pas] exceptionnel pour le nombre d’années qu’ils [avaient] passées au Canada par rapport à d’autres personnes dans une situation semblable se trouvant au Canada depuis aussi longtemps » et qu’« ils [ne s’étaient pas] intégrés à la société canadienne au point que leur départ leur occasionnerait des difficultés indépendantes de leur volonté et non envisagées dans la LIPR ».

[21] L’agent a fait remarquer que rien n’indiquait que les demandeurs, depuis leur retour au Canada, avaient présenté des demandes de permis de travail, et qu’aucun relevé bancaire ou talon de paye n’avait été fourni pour étayer leur situation financière. L’agent a aussi fait remarquer qu’il était mentionné, dans une lettre présentée à l’appui de la demande, que M. Peter travaillait au Canada, mais que cette lettre n’était pas datée et qu’elle ne fournissait aucun détail concernant le travail en question. Il a ajouté que les demandeurs n’avaient pas fourni d’élément de preuve démontrant qu’ils pouvaient légalement travailler au Canada.

[22] L’agent a mentionné que les demandeurs étaient entrés au Canada munis de permis de séjour temporaire après avoir été précédemment renvoyés et qu’ils étaient restés au Canada au-delà de la durée de leurs visas sans y avoir été autorisés. L’agent a souligné qu’ils n’avaient fait aucun effort pour régulariser leur situation durant plus de cinq ans et que leur séjour au Canada relevait entièrement de leur volonté. Il a expliqué que les demandeurs ne pouvaient pas s’attendre à bénéficier des années pendant lesquelles ils ont vécu et travaillé au Canada illégalement (citant Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 904). Il a considéré comme un [traduction] « facteur défavorable important le fait que les demandeurs n’aient pas tenu compte des lois canadiennes en matière d’immigration ».

[23] L’agent a estimé que la preuve ne démontrait pas que les demandeurs ne seraient pas en mesure de s’établir de nouveau en République tchèque ou qu’il leur serait difficile de le faire. Selon lui, [traduction] « la situation des demandeurs n’[était] pas exceptionnelle » et, de ce fait, il a accordé « peu de poids aux difficultés que poserait un retour en République tchèque ». L’agent a souligné que le tchèque était la langue maternelle des demandeurs, que ceux-ci pouvaient aussi communiquer en anglais et qu’ils avaient vécu en République tchèque dans leur enfance et à l’âge adulte. Il a donc estimé que la preuve ne permettait pas de conclure qu’ils seraient incapables d’obtenir un emploi. L’agent a également souligné que la sœur et le frère de M. Peter vivaient en République tchèque, et qu’en l’absence de preuve contraire, il était raisonnable de s’attendre à ce qu’ils puissent aider les demandeurs à s’établir de nouveau au pays.

[24] L’agent a tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants des demandeurs. Il a mentionné que Mme Ondrasova était enceinte au moment où la demande avait été présentée, mais qu’aucune mise à jour n’avait été fournie. Il a donc tenu pour acquis que l’enfant était né. Il a aussi tenu compte, dans une moindre mesure, de l’intérêt supérieur des neveux et nièces des demandeurs et des autres enfants dans leur famille élargie. Dans l’ensemble, l’agent a conclu qu’il était dans l’intérêt supérieur des enfants que les demandeurs restent au Canada et qu’il s’agissait là d’un [traduction] « facteur favorable » à la demande.

[25] L’agent a souligné que les enfants des demandeurs étaient des citoyens du Canada, vraisemblablement des citoyens de la République tchèque et de l’Union européenne, et possiblement des citoyens de la Pologne. Il a précisé que la fille des demandeurs vivait non seulement avec ses parents, mais aussi avec les membres de sa famille élargie, et qu’elle avait sans doute noué des liens étroits avec eux. Il a ajouté qu’elle avait probablement eu l’occasion d’apprendre le tchèque.

[26] L’agent a indiqué qu’il serait dans l’intérêt supérieur des enfants des demandeurs de ne pas être séparés de leur famille. Il a également indiqué que rester au Canada présentait des avantages importants, notamment l’éducation, la continuité du mode de vie et le maintien des liens familiaux.

[27] L’agent a conclu que si les demandeurs retournaient en République tchèque, il y aurait une période d’adaptation, tant pour leurs enfants que pour leurs neveux et nièces. Si les enfants des demandeurs ne parlaient pas déjà le tchèque, ils auraient besoin de temps pour apprendre à communiquer, [traduction] « mais les proches avec lesquels tous les membres de la famille souhaiteraient avoir une relation en République tchèque pourraient les aider ».

[28] L’agent a conclu que si les enfants allaient en République tchèque, ils pourraient quand même maintenir leurs relations avec leur famille élargie et ils auraient l’occasion de nouer de nouveaux liens avec leur cousine, leur tante et leur oncle du côté de leur père (le frère, la sœur et la nièce de M. Peter).

[29] L’agent a souligné que la fille des demandeurs aurait vraisemblablement commencé l’école au moment où la décision serait rendue. Cependant, il a précisé qu’elle [traduction] « n’allait probablement pas à l’école à l’heure actuelle en raison des restrictions liées à la COVID-19 », mais qu’il « est possible qu’elle ait pu y retourner pendant un certain temps ».

[30] L’agent a reconnu que les demandeurs craignaient que leurs enfants soient victimes de discrimination à l’école et ailleurs en raison de leur origine ethnique rom. Il a indiqué que si l’intimidation demeurait un problème en République tchèque, les écoles étaient désormais tenues d’adopter des politiques contre l’intimidation. Il a toutefois admis qu’il était possible que les enfants des demandeurs soient victimes de discrimination.

[31] L’agent a examiné et soupesé les facteurs pertinents à l’égard de la demande et il en est arrivé à la conclusion qu’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire n’était pas justifiée. Il a estimé que la situation personnelle des demandeurs n’était pas [traduction] « inhabituelle par rapport à celle d’autres personnes se trouvant dans une situation semblable en République tchèque de sorte qu’une dispense [soit] justifiée ».

[32] L’agent a accordé [traduction] « beaucoup de poids au fait que l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire pour des considérations d’ordre humanitaire ne devrait pas découler du fait que l’on demande à une personne de partir une fois qu’elle est au pays depuis un certain temps ».

[33] L’agent a conclu que le facteur qui militait le plus en faveur d’une dispense était l’intérêt supérieur des enfants. Cependant, il n’a pas estimé que ce facteur était déterminant et il a accordé [traduction] « davantage de poids, dans le cadre de la présente demande, aux lois en matière d’immigration telles qu’elles existent au Canada », concluant que « les difficultés auxquelles les demandeurs pourraient être exposés en quittant le Canada découlaient de l’application normale et prévisible du droit ».

Les questions en litige

[34] Les demandeurs ont soulevé deux questions : (1) celle de savoir si la décision est raisonnable; (2) celle de savoir si l’agent a porté atteinte à leur droit à l’équité procédurale en tenant compte des restrictions liées à la pandémie de COVID-19 sans leur faire savoir qu’il le ferait et sans leur offrir la possibilité de répondre.

[35] À mon avis, il n’y a pas lieu d’examiner la deuxième question puisque je suis d’avis que la décision faisant l’objet du contrôle est déraisonnable pour les trois raisons expliquées ci-dessous.

Le défaut de tenir compte de l’ensemble de la preuve relative à la situation des demandeurs

[36] Selon moi, l’agent a commis une erreur fondamentale en ne tenant aucunement compte de la demande d’asile présentée antérieurement par Mme Ondrasova en tant que personne à charge de ses parents.

[37] Au paragraphe 21 de l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], la Cour suprême du Canada a déclaré qu’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire devrait être accordée « lorsque les faits sont de “nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne” ».

[38] Afin d’évaluer si la situation des demandeurs inciterait une personne à soulager leurs malheurs, il est nécessaire d’examiner leur situation dans son ensemble.

[39] Comme il a été mentionné précédemment, la situation de Mme Ondrasova est la suivante : elle est arrivée au Canada avec ses parents en mai 2009, à l’âge de 15 ans. Elle a rencontré M. Peter en 2010 au Canada. Leurs deux familles ont présenté des demandes d’asile au Canada. M. Peter et sa famille ont été expulsés en juillet 2012, alors que la demande d’asile de la famille de Mme Ondrasova faisait toujours l’objet d’un contrôle judiciaire. Mme Ondrasova s’est retirée de la demande de sa famille en octobre 2012 afin de pouvoir rejoindre M. Peter. Elle a été renvoyée du Canada en novembre 2012. Elle avait alors 19 ans. Elle était amoureuse.

[40] Une fois en République tchèque, M. Peter et Mme Ondrasova se sont installés avec la famille de M. Peter. Les parents de ce dernier étaient violents physiquement et psychologiquement avec Mme Ondrasova. Elle a échappé aux mauvais traitements en revenant au Canada.

[41] Après que Mme Ondrasova se fut retirée de la demande d’autorisation, une entente de règlement a été conclue et le statut de résident permanent a été accordé à tous les membres de sa famille. Étant donné qu’elle était une personne à charge dans le cadre de la demande d’asile de sa famille, elle serait maintenant une résidente permanente du Canada si elle n’avait pas été amoureuse de M. Peter et qu’elle ne s’était pas retirée de la demande d’asile de sa famille.

[42] L’historique de la demande présentée par la famille de Mme Ondrasova fournit un contexte important sur les raisons pour lesquelles les demandeurs, et Mme Ondrasova en particulier, en sont venus à demander une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire. Mme Ondrasova était une jeune femme sur le point de devenir résidente permanente. Elle a fait, par amour, un choix qui l’a amenée à vivre dans une situation de violence et à renoncer au statut qu’elle était en voie d’obtenir au Canada. Elle cherche maintenant à éviter les conséquences de ce choix sur son statut d’immigrante.

[43] Malgré le contexte important que fournit la demande de sa famille, l’agent l’a rejetée entièrement en déclarant ce qui suit :

[traduction]

Les observations des demandeurs renvoient à une entente de règlement concernant, entre autres, des membres de la famille qui se trouvaient dans une situation semblable à celle des demandeurs et qui, après avoir présenté des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, se sont vu accorder des permis de séjour temporaire et la résidence permanente. Aucun des demandeurs n’était visé par l’entente de règlement. Une décision fondée sur des considérations d’ordre humanitaire repose sur la situation personnelle du demandeur et sur la preuve présentée, et non sur la question de savoir si une dispense a été accordée ou refusée dans le cadre d’une autre demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. J’estime que l’issue des autres demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire n’est pas pertinente eu égard à la présente demande et, de ce fait, je n’y accorde accorde aucun poids en l’espèce.

[44] L’agent a raison de dire que chaque demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire doit être évaluée selon les faits qui lui sont propres et que l’issue d’une demande ne dicte pas celle d’une autre. Cependant, les antécédents de Mme Ondrasova et de sa famille en matière d’immigration au Canada sont pertinents, et il était déraisonnable de ne pas en tenir compte et de n’y accorder aucun poids. Ils sont pertinents pour décider si la situation de Mme Ondrasova appelle une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire.

Le défaut d’examiner correctement la preuve

[45] L’agent a déraisonnablement tiré des conclusions sans tenir compte de la preuve ou en l’absence de preuve : (1) en affirmant qu’il n’existait aucune preuve de la naissance du deuxième enfant des demandeurs alors que leur avocate avait fourni l’acte de naissance de l’enfant; (2) en affirmant que les demandeurs pourraient obtenir le soutien du frère et de la sœur de M. Peter alors que celui-ci n’a pas de frère, que l’une de ses sœurs est adolescente et qu’elles vivent toutes les deux avec leurs parents violents.

[46] Bien que la perfection ne soit pas la norme à laquelle il faut s’attendre et que la première erreur soit mineure, la seconde erreur est, quant à elle, assez importante puisque l’agent a conclu que la fratrie de M. Peter pourrait les aider, sa famille et lui, à s’intégrer à la société tchèque étant donné qu’ils n’avaient plus de contact avec ses parents. Cette conclusion est très douteuse compte tenu de la situation des sœurs de M. Peter.

[47] La conclusion de l’agent selon laquelle les mauvais traitements subis par Mme Ondrasova à l’école n’étaient pas motivés par le racisme, mais étaient peut-être simplement attribuables au fait que les élèves ne l’aimaient pas, est absurde et contraire au témoignage de Mme Ondrasova, lequel concorde avec la preuve relative à la situation dans le pays présentée à l’agent :

[traduction]

En tant que seule enfant d’origine rom de la classe, j’étais quotidiennement battue et intimidée par les autres élèves de ma classe. Chaque jour, depuis le premier jour d’école, les élèves m’intimidaient en m’insultant, en me giflant et en me poussant. Les élèves non roms me traitaient de « singe noir » et ils me lançaient des chaussures et d’autres objets. Chaque jour, ils inventaient quelque chose de nouveau. Parfois, j’apportais ma collation à l’école et ils la jetaient à la poubelle en me disant que les Roms utilisaient l’argent des impôts payés par leurs parents pour payer leur nourriture parce que tous les Roms étaient dépendants de l’aide sociale.

[…]

Mes parents ont décidé de se rendre à l’école pour parler à mon enseignante, laquelle a tout nié et leur a dit que j’étais moi-même à l’origine des problèmes avec les autres élèves et que c’était pour cette raison qu’ils m’intimidaient et me battaient. Elle a ajouté que, comme les Roms ne savent pas comment se comporter, c’est généralement ainsi que les choses se passent. Mes parents ont essayé de régler le problème des mauvais traitements à l’école, mais ils se sont heurtés aux stéréotypes à l’égard des Roms.

L’obligation de démontrer l’existence de difficultés et d’un établissement exceptionnels

[48] L’agent a commis une erreur en exigeant des demandeurs qu’ils démontrent que, par rapport à d’autres personnes dans des situations semblables, leur établissement et les difficultés auxquelles ils seraient exposés étaient [traduction] « exceptionnels ». Ce faisant, l’agent a appliqué un critère erroné.

[49] Dans la décision Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1482, j’ai conclu que la décision d’un agent était déraisonnable puisqu’elle exigeait que la situation du demandeur corresponde au seuil du caractère exceptionnel :

[19] À mon avis, le critère dont il est question au paragraphe 25(1) et la question à se poser se formulent ainsi : Étant entendu que la prise de mesures pour échapper à la rigidité de la loi est exceptionnelle, les circonstances propres au demandeur sont-elles de nature à inciter toute personne raisonnable d’une société civilisée à soulager ses malheurs?

[…]

[23] Il existe une différence importante entre le fait de souligner que ces mesures exceptionnelles sont prévues parce que la situation personnelle particulière de certains est telle que l’expulsion les frappe plus durement que d’autres, et le fait d’affirmer que l’octroi de pareilles mesures est possible uniquement pour ceux qui font la preuve de l’existence de malheurs ou d’autres circonstances exceptionnelles par rapport à d’autres. Le premier explique la raison d’être de l’exemption, tandis que le second vise à identifier les personnes susceptibles de bénéficier d’une dispense. Le second impose à l’exception une condition qui n’a pas lieu d’être.

[24] Une fois que l’exception est établie par la loi, comme c’est le cas au paragraphe 25(1), elle est accessible à tous, mais ne sera accordée qu’à ceux dont la situation particulière est de nature à inciter une personne raisonnable d’une société civilisée à soulager leurs malheurs. Elle requiert uniquement l’examen de la situation personnelle d’un demandeur. Elle n’exige pas qu’une analyse comparative soit effectuée.

[25] Le paragraphe 25(1) de la LIPR permet au ministre d’accorder une dispense de l’obligation de présenter une demande « s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché ». Ainsi, la seule question qui doit être posée est si une dispense pour motifs d’ordre humanitaire est justifiée à l’égard du présent demandeur.

Zhang, aux para 19 et 23-25 [souligné dans l’original]

[50] En l’espèce, l’agent a utilisé le terme [traduction] « exceptionnel » à six reprises dans la décision. Dans la plupart des cas, ce terme est utilisé pour décrire la nature de la dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et il est acceptable. Cependant, l’agent a tiré les deux conclusions suivantes concernant l’établissement des demandeurs et les difficultés auxquelles ils seraient confrontés s’ils étaient renvoyés en République tchèque :

[traduction]

Bien que les demandeurs aient présenté des éléments de preuve démontrant un degré minimum d’établissement au Canada, j’estime qu’il n’est pas exceptionnel pour le nombre d’années qu’ils ont passées au Canada par rapport à d’autres personnes dans une situation semblable qui sont au Canada depuis aussi longtemps.

[…]

Les éléments de preuve dont je dispose ne permettent pas d’affirmer que les demandeurs ne seraient pas en mesure de s’établir de nouveau en République tchèque ou qu’il leur serait difficile de le faire. J’estime que la situation des demandeurs n’est pas exceptionnelle et, par conséquent, je n’accorde, dans ma décision, que peu de poids aux difficultés susmentionnées que poserait un retour en République tchèque.

[51] Dans ces passages, l’agent se dit d’avis que les demandeurs devaient faire la preuve de difficultés et d’un établissement exceptionnels pour que ces facteurs jouent en leur faveur. La déclaration concernant les difficultés, plus particulièrement, indique clairement que le peu de poids qui leur est accordé est directement attribuable au fait qu’elles ne sont pas exceptionnelles. Il s’agit d’une erreur qui a une incidence défavorable sur l’issue.

Conclusion

[52] Si je n’ai pas abordé chacune des observations des demandeurs, il ne faut pas en déduire que je les rejette. Je conclus plutôt que les trois erreurs susmentionnées sont les plus graves, qu’elles donnent lieu à une décision déraisonnable et qu’elles nécessitent que la demande soit évaluée par un autre agent.

[53] Aucune question à certifier n’a été proposée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1307-21

LA COUR STATUE que la demande est accueillie, la décision faisant l’objet du contrôle est annulée et la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par les demandeurs doit être évaluée à nouveau par un autre agent.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1307-21

 

INTITULÉ :

MILAN PETER ET AUTRE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 11 janvier 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

le 17 février 2022

 

COMPARUTIONS :

Nastaran Roushan

POUR LES DEMANDEURS

Nimanthika Kaneira

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Amina Sherazee

Avocate

Toronto (Ontario)

POUR LES demandeurs

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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