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Date : 20220222


Dossier : IMM-1293-21

Référence : 2022 CF 233

Ottawa (Ontario), le 22 février 2022

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

PATRICIA REGINA B. PASCOAL MANENGA, CHELSEA ISABEL PASCOAL MANENGA, HANDRINA REGINA PASCOAL MANENGA

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse principale, Mme Patricia Manenga, et ses deux filles mineures sont citoyennes de l’Angola. Elles sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel des réfugiés (« SAR ») le 2 février 2021 (« Décision ») rejetant leur demande de protection. À l’instar de la Section de la protection des réfugiés (« SPR »), la SAR a conclu que la demanderesse principale n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle avait divulgué à un journal un contrat informatique surévalué. Donc, la demanderesse principale et ses allégations selon lesquelles elle a subi des conséquences graves à la suite de cette divulgation n’étaient pas crédibles.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. La SAR s’est livrée à un examen rigoureux des arguments et des éléments de preuve présentés par les demanderesses. L’analyse de la SAR des incohérences et omissions qui minent la crédibilité du récit de la demanderesse principale est intrinsèquement cohérente et rationnelle selon le cadre établi dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov). Je conclus donc qu’il était loisible à la SAR de confirmer la décision de la SPR.

I. Contexte

[3] La demanderesse principale travaillait pour le tribunal des comptes en Angola. Elle allègue avoir divulgué à un journal internet, Club-K, de l’information à propos d’un contrat problématique et apparemment frauduleux du tribunal, et ce en août 2018. La demanderesse aurait alors été congédiée en septembre 2018.

[4] Le 20 novembre 2018, le journal aurait publié la nouvelle du contrat sur son site web. Deux jours plus tard, la demanderesse aurait commencé à recevoir des menaces de mort. La demanderesse allègue aussi que sa maison a été vandalisée en janvier 2019 et qu’elle a dû se cacher dans une autre ville.

[5] Le 5 mars 2019, les demanderesses ont quitté l’Angola pour se rendre aux États-Unis. Elles sont venues au Canada le 9 mars 2019 et ont demandé l’asile quelques jours après leur arrivée. La demanderesse principale craint ses ex-collègues impliqués dans la fraude qui entoure le contrat.

[6] La SPR a rejeté la demande d’asile des demanderesses en raison de l’absence de crédibilité de la demanderesse principale. Le tribunal a identifié plusieurs omissions et incohérences entre son témoignage lors de l’audience et son Formulaire de fondement de demande d’asile (FDA) qui nuisent aux éléments centraux de son récit. En fait, la SPR a rejeté le témoignage de la demanderesse principale dans son intégralité. Par conséquent, la SPR ne croyait pas les allégations de la demanderesse concernant sa peur d’être persécutée ou encore le risque que présentait une divulgation de l’information confidentielle pour sa vie.

II. La Décision

[7] Les demanderesses interjettent l’appel de la décision de la SPR. La SAR a confirmé la conclusion de la SPR voulant que des omissions et incohérences entre le témoignage de la demanderesse principale et de son FDA minent sa crédibilité de façon déterminative. La SAR a examiné les incohérences quant à l’identité de l’agent de persécution, les erreurs importantes dans la chronologie des événements clés, et les contradictions soulevées par la preuve documentaire soumise par les demanderesses. Selon la SAR, les arguments voulant que la demanderesse principale ait vécu du stress et ait été traumatisée lors de l’audience devant la SPR ne rendaient pas pour autant le témoignage de la demanderesse plus crédible. La SAR a donc rejeté l’appel.

III. Analyse

[8] Les demanderesses soutiennent que la SAR a rendu une décision déraisonnable en rejetant leur appel. Plus précisément, elles contestent les conclusions de la SAR relatives à la crédibilité de la demanderesse principale, notamment les conclusions négatives autour de la chronologie des actes essentiels aux craintes de persécution des demanderesses.

[9] La norme de contrôle applicable aux décisions de la SAR portant sur la crédibilité et l’évaluation de la preuve est celle de la décision raisonnable (Vavilov aux para 10, 23; Zamor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 672 au para 6). Lorsqu’elle révise une décision selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit décider si la décision est justifiée, transparente et intelligible. Pour ce faire, elle doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et être « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85).

[10] Avant d’aborder les conclusions de la SAR et les arguments des demanderesses, j’estime utile de noter la chronologie des événements pertinents en 2018 et 2019, selon le narratif de la demanderesse principale dans son FDA :

Août 2018 : La demanderesse principale a reçu une copie d’un contrat problématique et frauduleux de son employeur, le tribunal des comptes. Elle a transmis de l’information confidentielle concernant le contrat au journal Club-K.

Septembre 2018 : La demanderesse principale a été congédiée de son poste au tribunal des comptes.

Novembre 2018 : Le journal a publié la nouvelle du contrat le 20 novembre 2018, ce qui a donné lieu aux menaces de mort auprès de la demanderesse principale.

Janvier 2019 : La maison de la demanderesse principale a été vandalisée.

Mars 2019 : Les demanderesses ont quitté l’Angola.

[11] Les demanderesses soutiennent que les conclusions de crédibilité de la SPR et de la SAR ne sont pas suffisantes pour rejeter la présomption de véracité du témoignage de la demanderesse principale. Elles reprochent à la SAR d’avoir procédé à une analyse microscopique de la preuve, et que les incohérences entre le récit de la demanderesse principale dans son FDA et de son témoignage lors de l’audience devant la SPR ne sont pas des incohérences importantes. Selon les demanderesses, le fait que la demanderesse principale ait divulgué le contrat problématique sur une base anonyme et non directement au journal Club-K, ainsi que ses erreurs quant aux dates des événements pertinents, ne minent pas son récit de façon matérielle. Elles déclarent que la divulgation par la demanderesse principale est la seule raison pour laquelle elle a été congédiée, et que la SAR a ignoré les faits non contestés dans la preuve.

[12] Je ne peux souscrire aux arguments des demanderesses. Leur argument principal selon lequel les contradictions identifiées par les tribunaux ne confondent pas la chronologie des événements déclencheurs de leur départ de l’Angola n’est pas convaincant. Le témoignage de la demanderesse principale décrit une version distincte du récit relaté dans son FDA et ne démontre pas une série causale claire entre ses actions et les actes de persécution allégués. Bien qu’il puisse être argumenté que les incohérences et contradictions soulevées par la SAR ne soient pas individuellement suffisantes pour mener à une conclusion de non-crédibilité, tel que l’ont tenté les demanderesses, leur combinaison est d’une valeur probante significative (Obinna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1152 au para 18).

[13] Dans son FDA, la demanderesse principale présente un récit linéaire. En août 2018, elle a pris connaissance et possession du contrat problématique au cours de son travail au tribunal des comptes et elle l’a divulgué au journal Club-K. Par conséquent, elle a été congédiée de son poste le 18 septembre 2018. Le journal a publié les nouvelles du contrat le 20 novembre 2018 et deux jours plus tard, soit le 22 novembre, la demanderesse principale a commencé à recevoir des menaces de mort. En janvier 2019, sa maison a été vandalisée et les demanderesses se sont enfuies.

[14] En revanche, la SAR a identifié des contradictions dans le témoignage de la demanderesse principale qui semblent décrire une chronologie sensiblement différente :

  1. La demanderesse principale a témoigné qu’elle avait divulgué les informations quant au contrat problématique à son voisin journaliste en août 2018 et que son voisin aurait informé le journal Club-K ; tandis que selon son FDA elle aurait elle-même fait une plainte directement auprès de Club-K. La SAR a confirmé l’analyse de la SPR à savoir que, si la demanderesse principale n’a pas porté plainte au journal en août 2018, l’allégation selon laquelle son licenciement en septembre aurait été le résultat de cette divulgation n’est pas crédible.

  2. La demanderesse principale a témoigné qu’elle a transmis une copie du contrat à son voisin en novembre 2018. Cependant, elle a indiqué dans son FDA que le journal a publié la nouvelle du contrat le 20 novembre 2018. À l’instar de la SPR, la SAR a observé que, si le journal n’a pas publié la nouvelle le 20 novembre 2018, l’allégation dans le FDA concernant les menaces de mort reçues par la demanderesse le 22 novembre 2018 n’est pas crédible.

  3. La demanderesse principale a témoigné qu’elle a reçu des nouvelles de sa mère, qui habite toujours en Angola, 15 jours avant l’audience à l’effet que des personnes d’influence contrôlaient les entrées et sorties de sa maison. Cette information n’était pas incluse dans son FDA. La SPR a rejeté son explication à l’effet qu’elle aurait complété son FDA il y a longtemps, car le tribunal lui avait demandé au commencement de l’audience si elle voulait mettre à jour son FDA et elle avait répondu par la négative. La SAR a observé que le témoignage de la demanderesse principale ne permettait pas d’établir clairement qui aurait pu contrôler l’accès à sa maison au début de 2020.

[15] La SAR a résumé l’importance et les implications des contradictions dans la preuve de la demanderesse principale de façon transparente et cohérente dans la décision :

[18] The Principal Appellant's story changed considerably at the hearing. Her testimony raised a series of serious credibility issues. These issues include : why was she fired in September 2018 if she made an anonymous declaration to the newspaper through her neighbour and if she only provided evidence to the newspaper in November 2018, why did she omit any mention of her journalist neighbour's role in the situation from her BOC, why did she start receiving threats on November 22 if the story was not published on November 20 and was only published in January 2019?

[traduction][18] La demanderesse principale a modifié considérablement son récit durant l’audience. Son témoignage a soulevé plusieurs questions sérieuses quant à sa crédibilité, notamment les suivantes : pourquoi a-t-elle été congédiée en septembre 2018 si sa déclaration à un journal était faite de façon anonyme, par l’intermédiaire d’un voisin, et qu’elle n’a présenté les éléments de preuve au journal qu’en novembre 2018; pourquoi a-t-elle omis de mentionner le rôle de son voisin journaliste sur son formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA); pourquoi a-t-elle commencé à recevoir des menaces le 22 novembre si le reportage n’a pas été publié le 20 novembre, mais ne l’a été qu’en janvier 2019?

[16] En plus, les demanderesses ont déposé deux articles parus sur le site Club-K en janvier 2019 concernant le contrat du tribunal des comptes. La SPR a conclu que les deux contrats n’avaient pas de valeur probante puisque les dates indiquées et l’absence de référence à l’obtention d’une copie du contrat en novembre 2018 ne corroboraient pas les allégations de la demanderesse principale. La SAR a confirmé la conclusion de la SPR. Les articles datent du 2 et 9 janvier 2019. En plus, l’article du 9 janvier révèle que la partie privée au contrat a envoyé un contrat proposé au Président du tribunal le 5 décembre 2018. Dans son FDA, la demanderesse allègue avoir reçu une copie du contrat en août 2018. La SAR a souligné cette incohérence dans la Décision.

[17] Je n’accepte pas l’argument des demanderesses à l’effet que la SAR ait ignoré la preuve documentaire objective de corruption et d’insécurité en Angola, ce qui nuit à la justification de la Décision. Les incohérences du récit de la demanderesse principale rendent ses allégations de persécution non crédible. Dans l’affaire Gutierrez c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 4 au paragraphe 50, la Cour a paraphrasé sa conclusion dans l’affaire Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 548 (au para 12) : lorsque « les préoccupations du Tribunal concernant la crédibilité ou la fiabilité des preuves soumises par le demandeur lui font douter de l’essence même de la demande […], le Tribunal n’a pas besoin de considérer la preuve sur la situation générale du pays pour déterminer si la demande est fondée ».

[18] Les demanderesses soutiennent que la SAR a erré en reprochant à la demanderesse principale de ne pas avoir indiqué clairement les agents persécuteurs. Lors de son témoignage, la demanderesse principale a identifié Mme Gamboa, la présidente du tribunal des comptes, comme étant sa persécutrice principale. Dans son FDA, Mme Gamboa avait été identifiée comme étant la personne vers qui elle s’était tournée pour obtenir justice à la suite de son congédiement et non pas comme étant son agent de persécution. Je suis d’accord avec les demanderesses que cette conclusion n’est pas déterminative, mais la SAR pouvait raisonnablement noter la différence dans les deux descriptions du rôle de Mme Gamboa comme question supplémentaire dans son évaluation de la crédibilité de la demanderesse principale.

[19] La SAR a aussi abordé l’argument de la demanderesse principale à l’effet qu'elle souffrait de stress et avait été traumatisée lors de l’audience, et que la SPR aurait dû considérer sa position sociale, son degré d’éducation et son état psychologique pour mieux apprécier son témoignage. La SAR a conclu, au contraire, que le profil de la demanderesse ne justifiait pas les omissions et incohérences découlant de son témoignage, le récit inclus dans le FDA et la chronologie des événements qui ont précipité le départ des demanderesses de l’Angola. Les motifs de la SAR démontrent une considération nuancée de la situation de la demanderesse principale. À mon avis, la SAR n’a pas erré dans son évaluation du profil de la demanderesse principale ou dans sa conclusion que son profil n’affectait pas sa capacité de se souvenir des événements ou dates importantes au cœur de ses allégations de persécution (Valentin v Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 64 au para 9). Une lecture de la transcription de l’audience indique un procès exhaustif et respectueux pendant lequel la demanderesse principale a eu l’occasion de présenter et d’expliquer son récit.

[20] En somme, la SAR a entrepris une analyse rigoureuse de la preuve et du récit de la demanderesse principale qui répond aux exigences établies par l’arrêt Vavilov. Elle s’est penchée sur chaque élément important du récit et du témoignage de la demanderesse principale et les effets des contradictions et incohérences entre les deux versions des événements sur la chronologie qui est le fondement de sa crainte de persécution. L’analyse de la SAR ne visait pas des éléments secondaires ou périphériques du récit de la demanderesse principale (Paulo c Canada (Citoyenneté et immigration), 2020 CF 990 au para 60). Les inférences négatives tirées par la SAR quant à la crédibilité de la demanderesse principale résultent des modifications de son récit et justifient la conclusion du tribunal voulant que la demanderesse principale n’ait pas établi qu’elle avait divulgué un contrat frauduleux au journal Club-K au cours de la période en question.

[21] Je conclus donc que la SAR ne fondait pas ses conclusions quant à la crédibilité sur un examen microscopique, mais plutôt un examen intelligible et transparent qui justifie pleinement son rejet de la demande d’asile des demanderesses. Par conséquent, cette demande de contrôle judiciaire des demanderesses est rejetée.

[22] Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification, et je conviens qu’il n’y en a aucune.

 


JUGEMENT DU DOSSIER DE LA COUR IMM-1293-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1293-21

 

INTITULÉ :

PATRICIA REGINA B. PASCOAL MANENGA, CHELSEA ISABEL PASCOAL MANENGA, HANDRINA REGINA PASCOAL MANENGA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 octobre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 FÉVRIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Stéphanie Valois

 

Pour les demanderesses

 

Mathieu Laliberté

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stéphanie Valois

Avocate

Montréal (Québec)

 

Pour les demanderesses

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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