Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220121


Dossier : T‐1222‐21

Référence : 2022 CF 73

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 janvier 2021

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

POWER WORKERS UNION, SOCIETY OF UNITED PROFESSIONALS, THE CHALK RIVER NUCLEAR SAFETY OFFICERS ASSOCIATION, FRATERNITÉ INTERNATIONALE DES OUVRIERS EN ÉLECTRICITÉ, SECTION LOCALE 37, CHRIS DAMANT, PAUL CATAHNO, SCOTT LAMPMAN, GREG MACLEOD, MATTHEW STEWARD ET THOMAS SHIELDS

demandeurs

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, ONTARIO POWER GENERATION, BRUCE POWER, SOCIÉTÉ D’ÉNERGIE DU NOUVEAU‐BRUNSWICK ET LABORATOIRES NUCLÉAIRES CANADIENS

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Commission canadienne de sûreté nucléaire [la CCSN] est chargée de réglementer l’utilisation de l’énergie et des matières nucléaires au Canada. Dans l’exécution de ce mandat, la CCSN a publié, en janvier 2021, un document d’orientation faisant partie des documents d’application de la réglementation, intitulé REGDOC‐2.2.4 : Aptitude au travail, tome II : Gérer la consommation d’alcool et de drogues, version 3 [le RegDoc‐2.2.4, ou RegDoc]. Le RegDoc oblige tous les titulaires de permis exploitant des sites nucléaires à sécurité élevée de catégorie 1 à mettre en œuvre un processus de dépistage de la présence d’alcool ou de drogues chez les travailleurs dans certaines situations déterminées.

[2] Les défenderesses, Ontario Power Generation, Bruce Power, la Société d’énergie du Nouveau–Brunswick et les Laboratoires Nucléaires Canadiens exploitent la totalité des installations nucléaires de catégorie 1 autorisées qui sont réglementées par la CCSN [collectivement, les titulaires de permis, ou les employeurs].

[3] Diverses circonstances appellent l’obligation de procéder à un dépistage : notamment, les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté doivent se soumettre à des tests effectués aléatoirement, tandis que les candidats et les personnes transférées à un tel poste doivent se soumettre au test comme condition d’affectation. Dans ce dernier cas, on parle de test de dépistage préalable à l’affectation. Suivant la directive donnée par la CCSN, l’obligation d’effectuer des tests aléatoires de dépistage des travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté s’applique à compter du 22 janvier 2022. Quant aux tests de dépistage préalable à l’affectation, ils sont exigés depuis le 22 juillet 2021.

[4] Les syndicats représentant les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté – la Power Workers’ Union [la PWU], la Society of United Professionals [la Society], la Chalk River Nuclear Safety Officers Association [la CRNSOA] et la Fraternité internationale des ouvriers en électricité, section locale 37 [la FIOE, section locale 37] – et les membres de ces syndicats touchés par ces mesures – Chris Damant, Paul Catanho, Thomas Shields, Matthew Stewart, Scott Lampman et Greg MacLeod – [collectivement, les syndicats ou les demandeurs], allèguent que le prélèvement d’échantillons de substances corporelles pour les besoins des tests aléatoires de dépistage ou du dépistage préalable à l’affectation est contraire à la jurisprudence en matière d’arbitrage du droit du travail et aux articles 7, 8 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‐U.), 1982, c 11 [la Charte]. Les demandeurs ont déposé une demande de contrôle judiciaire de la directive de la CCSN.

[5] En attendant que soit définitivement tranchée la demande de contrôle judiciaire, les demandeurs ont sollicité, par voie de requête présentée le 4 janvier 2022, une injonction interlocutoire provisoire :

  1. portant sursis d’application des dispositions contestées du RegDoc;

  2. interdisant à la CCSN d’obliger les titulaires de permis à mettre en œuvre un processus de dépistage d’alcool et de drogues au travail en vertu des dispositions contestées du RegDoc à titre de condition de leur permis;

  3. interdisant aux titulaires de permis de mettre en œuvre le dépistage d’alcool et de drogues au travail en vertu des dispositions contestées du RegDoc;

  4. adjugeant les dépens de la requête aux demandeurs;

  5. accordant toute autre réparation que la Cour estimera juste.

[6] Je suis d’avis d’accueillir la requête en sursis des demandeurs. D’abord, après m’être penché sur le fond de l’affaire, je suis convaincu que les questions qu’elle soulève ne sont ni frivoles ni vexatoires. Les demandeurs ont établi l’existence d’une question sérieuse à trancher d’après ce critère peu exigeant.

[7] Je suis persuadé que les demandeurs ont établi l’existence d’un préjudice irréparable. Le dépistage d’alcool et de drogues suppose de procéder au prélèvement d’échantillons de substances corporelles mettant en jeu d’importants intérêts en matière de respect de la vie privée. Compte tenu des circonstances, je suis convaincu que les tests de dépistage effectués sans motifs raisonnables peuvent porter déraisonnablement atteinte à ces intérêts. Si les demandeurs devaient obtenir gain de cause dans la demande principale, le préjudice ne pourrait être intégralement réparé par l’adjudication de dommages‐intérêts.

[8] Qu’un sursis soit accordé ou refusé, il peut en résulter un inconvénient pour l’une ou l’autre des parties. En l’espèce, après pondération des intérêts en cause et étant donné que la CCSN est responsable selon la loi de la sûreté et de la sécurité des installations et activités nucléaires au Canada, j’ai conclu que la prépondérance des « inconvénients » favorise les demandeurs.

II. Contexte

A. Cadre législatif

[9] La CCSN est un tribunal administratif indépendant constitué en 2000 en vertu de la Loi sur la sûreté et la réglementation nucléaires, LC 1997, c 9 [la LSRN]. La LSRN définit la Commission par référence à l’ensemble de l’organisation. En réalité, la CCSN est formée à la fois du personnel travaillant au sein de la CCSN et d’un tribunal administratif indépendant : la Commission.

[10] L’article 9 de la LSRN habilite la Commission, d’une part, à réglementer la production et l’utilisation de l’énergie nucléaire afin que le niveau de risque inhérent à ces activités demeure acceptable pour la santé et la sécurité des personnes et afin de protéger l’environnement et d’assurer la sécurité de l’énergie nucléaire au Canada; et d’autre part, à informer objectivement le public sur les plans scientifique ou technique ou en ce qui concerne la réglementation du domaine de l’énergie nucléaire. Ses compétences comprennent la sûreté et la sécurité des installations nucléaires du Canada :

9. La Commission a pour mission :

a) de réglementer le développement, la production et l’utilisation de l’énergie nucléaire ainsi que la production, la possession et l’utilisation des substances nucléaires, de l’équipement réglementé et des renseignements réglementés afin que :

(i) le niveau de risque inhérent à ces activités tant pour la santé et la sécurité des personnes que pour l’environnement, demeure acceptable,

(ii) le niveau de risque inhérent à ces activités pour la sécurité nationale demeure acceptable,

(iii) ces activités soient exercées en conformité avec les mesures de contrôle et les obligations internationales que le Canada a assumées;

b) d’informer objectivement le public — sur les plans scientifique ou technique ou en ce qui concerne la réglementation du domaine de l’énergie nucléaire — sur ses activités et sur les conséquences, pour la santé et la sécurité des personnes et pour l’environnement, des activités mentionnées à l’alinéa a).

9. The objects of the Commission are

(a) to regulate the development, production and use of nuclear energy and the production, possession and use of nuclear substances, prescribed equipment and prescribed information in order to

(i) prevent unreasonable risk, to the environment and to the health and safety of persons, associated with that development, production, possession or use,

(ii) prevent unreasonable risk to national security associated with that development, production, possession or use, and

(iii) achieve conformity with measures of control and international obligations to which Canada has agreed; and

(b) to disseminate objective scientific, technical and regulatory information to the public concerning the activities of the Commission and the effects, on the environment and on the health and safety of persons, of the development, production, possession and use referred to in paragraph (a).

[11] Toutes les personnes exploitant des installations nucléaires doivent le faire en conformité avec le permis délivré par la CCSN (LSRN, alinéa 26e)). La CCSN délivre, renouvelle, modifie ou remplace un permis uniquement s’il est démontré que l’installation nucléaire a compétence pour exercer les activités visées par le permis d’une manière qui protège l’environnement, préserve la santé et la sécurité des personnes, maintient la sécurité nationale et respecte de manière satisfaisante les obligations internationales du Canada (LSRN, paragraphe 24(4)).

[12] Les permis peuvent être assortis des conditions que la CCSN estime nécessaires à l’application de la LSRN (LSRN, paragraphe 24(5)). Pour conserver leur permis, les titulaires doivent en respecter les conditions, lesquelles peuvent varier. Sur chaque permis délivré par la CCSN, il est indiqué que son titulaire est tenu de mener ses activités en conformité avec le « fondement d’autorisation », qui prévoit les exigences et conditions dont est assorti le permis au moyen de divers documents, notamment les documents de réglementation. La CCSN peut ainsi aborder la réglementation de l’industrie nucléaire avec souplesse et en disposant de la faculté de l’adapter aux avancées scientifiques, à l’expérience pratique et à l’évolution des obligations internationales (voir l’affidavit Hunter, aux paragraphes 15‐19).

[13] Les articles 12 et 17 du Règlement général sur la sûreté et la réglementation nucléaires, DORS/2000‐202, précisent les obligations des titulaires de permis et des travailleurs. Par exemple, le titulaire de permis doit veiller « à ce qu’il y ait suffisamment de travailleurs qualifiés pour exercer l’activité autorisée en toute sécurité » et le travailleur doit prendre « toutes les précautions raisonnables pour veiller à sa propre sécurité et à celle des personnes se trouvant sur les lieux de l’activité autorisée, à la protection de l’environnement et du public ainsi qu’au maintien de la sécurité des installations nucléaires et des substances nucléaires » (alinéas 12(1)a) et 17e)).

[14] Aux termes de l’alinéa 3d.1) du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie I, DORS/2000‐204, la demande de permis visant une installation nucléaire de catégorie 1 doit exposer le programme de performance humaine proposé pour l’activité visée, y compris les mesures qui seront prises pour assurer l’aptitude au travail des travailleurs.

[15] Les titulaires de permis mettent en œuvre les dispositions du RegDoc‐2.2.4 dans le cadre de ce programme de performance humaine. À l’issue de sa mise en œuvre conformément au calendrier établi à cette fin par la CCSN, le RegDoc devient partie intégrante du fondement d’autorisation de chaque titulaire de permis (affidavit Hunter, aux paragraphes 30‐32).

B. REGDOC‐2.2. 4 : Aptitude au travail, tome II : Gérer la consommation d’alcool et de drogues, version 3

[16] Nul ne conteste l’objet du RegDoc. Celui‐ci vise à renforcer les programmes et politiques d’aptitude au travail actuellement en vigueur dans les installations nucléaires à sécurité élevée de catégorie 1, en application du principe de « défense en profondeur ».

[17] Le principe de défense en profondeur est un concept indissociable de l’industrie nucléaire. Il consiste à mettre en place de multiples mesures de protection afin d’assurer le fonctionnement sécuritaire d’une installation et d’éviter qu’une défaillance d’origine humaine ou mécanique n’entraîne un incident.

[18] Les demandeurs conviennent qu’il s’agit d’un principe incontournable, mais ils affirment que les mesures prévoyant le dépistage aléatoire et le dépistage préalable à l’affectation pour les postes essentiels sur le plan de la sûreté sont exagérément envahissantes en plus d’être inutiles, compte tenu de la rigueur des programmes d’aptitude au travail déjà en place dans toutes les installations nucléaires de catégorie 1.

(a) L’élaboration du RegDoc

[19] En 2009, la CCSN a déterminé qu’il y avait lieu d’expliquer plus amplement la notion d’aptitude au travail aux titulaires de permis. En 2012, elle a donc amorcé des consultations publiques sur l’aptitude au travail en lien avec la consommation d’alcool et de drogues. Ce processus s’est échelonné sur 120 jours. En novembre 2015, la CCSN a publié une première version du projet de RegDoc. La publication du document a été suivie de consultations publiques qui ont duré quatre mois. Puis, afin de donner suite aux observations reçues, la CCSN a modifié le projet de RegDoc, notamment en restreignant les tests de dépistage d’alcool ou de drogues faits aléatoirement ou préalablement à l’affectation aux seuls travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté.

[20] Le personnel de la CCSN a apporté d’autres modifications au RegDoc à l’issue de sa présentation pour approbation à la réunion publique de la CCSN qui a eu lieu le 17 août 2017. La direction générale de la délivrance des permis de la CCSN a ordonné que les composantes sur la consommation d’alcool et de drogues soient séparées des considérations relatives aux aptitudes médicales, psychologiques et physiques; elle a aussi demandé la liste complète des publications scientifiques examinées. En novembre 2017, la CCSN a approuvé et publié le RegDoc avec ces dernières modifications. En janvier 2018, la CCSN a publié une deuxième version du document comportant des changements mineurs d’ordre administratif.

[21] En 2018, le gouvernement du Canada a légalisé le cannabis à usage récréatif et un peu plus tard la même année, il a approuvé le recours au dépistage de drogue par voie orale pour les contrôles routiers. À la demande des titulaires de permis, la CCSN a reporté la mise en œuvre du RegDoc afin d’analyser ces changements et d’entreprendre un processus de consultation publique. Le projet final a fait l’objet d’une présentation et de discussions avec les titulaires de permis et les syndicats dans le cadre d’une rencontre publique organisée par la CCSN. En novembre 2020, la CCSN a approuvé la troisième version du RegDoc, qu’elle a publiée en janvier 2021, en donnant aux titulaires de permis la directive de mettre en œuvre les nouvelles mesures au plus tard en juillet 2021, à l’exception des tests aléatoires visant les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté, pour lesquels l’échéance a été fixée à janvier 2022.

(b) Les tests obligatoires de dépistage de l’alcool et des drogues

[22] Le RegDoc exige que les titulaires de permis mènent des tests de dépistage d’alcool et de drogues pour les travailleurs occupant des postes essentiels ou importants sur le plan de la sûreté dans cinq situations. Trois de ces situations ne sont pas contestées par les demandeurs : le dépistage pour des motifs raisonnables, le dépistage à la suite d’un incident et le dépistage de suivi de la consommation d’alcool et de drogues lors d’un retour au travail, après confirmation d’un trouble lié à l’usage d’une substance et avant que le travailleur ne réintègre son poste. Les travailleurs tenus de se soumettre aux tests de dépistage de ces catégories sont ceux qui occupent un poste essentiel ou important sur le plan de la sûreté.

[23] Les deux autres situations sont celles visées par le présent litige. Les tests de dépistage préalables à l’affectation visent les candidats retenus pour un poste essentiel sur le plan de la sûreté et les travailleurs transférés à un tel poste, et ils constituent une condition d’affectation. Les tests aléatoires de dépistage sont exigés uniquement pour les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté. Le nombre de tests réalisés annuellement doit être égal à 25 pour cent de la population des travailleurs d’une installation. Immédiatement après avoir subi un test de dépistage, une personne devient admissible à un autre test. Le RegDoc donne les indications suivantes sur ces deux catégories de tests :

5.1 Tests de dépistage d’alcool et de drogues préalables à l’affectation

Les titulaires de permis devront exiger que tous les candidats à un poste essentiel sur le plan de la sûreté (voir la section 4.1, puces 1 et 2) qui ont réussi les étapes précédentes du concours se soumettent à des tests de dépistage d’alcool et de drogues, en tant que condition d’emploi. Les personnes transférées à un poste essentiel sur le plan de la sûreté (voir la section 4.1, puces 1 et 2) seront également tenues de se soumettre à un test de dépistage d’alcool et de drogues préalable à l’affectation.

5.5 Tests aléatoires de dépistage d’alcool et de drogues

Les titulaires de permis devront exiger que tous les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté (voir la section 4.1, puces 1 et 2) se soumettent à des tests aléatoires de dépistage d’alcool et de drogues. Le processus d’échantillonnage qu’utilisent les titulaires de permis pour sélectionner ces travailleurs qui devront se soumettre à un test aléatoire de dépistage devra faire en sorte que le nombre de tests aléatoires de dépistage réalisés au moins tous les 12 mois soit égal à au moins 25 % de la population de travailleurs visée.

Les titulaires de permis devront élaborer des procédures et des pratiques permettant de s’assurer que le test aléatoire de dépistage est administré d’une manière qui fournit l’assurance raisonnable que les personnes ne sont pas en mesure de prédire le moment où les échantillons seront prélevés.

La mise en œuvre et l’exécution des tests aléatoires de dépistage devront prendre en compte les éléments suivants :

1. veiller à ce que toutes les personnes de la population soumise aux tests de dépistage aient une probabilité égale d’être sélectionnées et soumises aux tests

2. exiger que les personnes se trouvant à l’extérieur du site au moment de la sélection pour le test de dépistage, ou celles qui se trouvent sur le site, mais qui, pour de bonnes raisons, ne sont pas disponibles en vue de subir le test de dépistage au moment de leur sélection, soient soumises au test de dépistage dans les plus brefs délais lorsque le donneur et les personnes chargées du prélèvement des échantillons sont tous disponibles pour recueillir les échantillons à analyser et sans préavis à la personne sélectionnée pour le test de dépistage

3. prévoir qu’une personne ayant subi un test de dépistage soit à nouveau admissible à un autre test de dépistage non annoncé, et ce de façon immédiate

(c) Postes essentiels sur le plan de la sûreté

[24] Le RegDoc reconnaît deux catégories de postes essentiels sur le plan de la sûreté. La première catégorie est formée des travailleurs accrédités en vertu du Règlement sur les installations nucléaires de catégorie 1, à l’exception des spécialistes en radioprotection accrédités. Ces employés agissent directement sur la sûreté et la sécurité d’une installation nucléaire. Sont regroupés dans cette catégorie les opérateurs de réacteur, les opérateurs « de la tranche 0 » (qui opèrent les panneaux de contrôle dans les centrales nucléaires comportant plusieurs groupes réacteurs) et les chefs de quart de salle de commande et de centrale [collectivement, les opérateurs].

[25] La deuxième catégorie de postes essentiels sur le plan de la sûreté est formée de la sous‐catégorie des agents de sécurité nucléaire composant la force d’intervention pour la sécurité nucléaire [la FISN]. Ces agents armés sont affectés aux sites à sécurité élevée.

(d) Le processus de dépistage de drogues

[26] Le RegDoc précise que le prélèvement d’échantillons et les tests de dépistage doivent être réalisés par des personnes indépendantes et des laboratoires accrédités. L’installation peut opter pour le dépistage dans l’urine ou dans les sécrétions orales, ou encore combiner ces méthodes.

[27] Qu’ils soient positifs, altérés ou invalides, les résultats des tests de dépistage confirmés en laboratoire ne sont pas remis directement aux employeurs, mais à un médecin examinateur compétent chargé de les vérifier par le responsable indépendant du prélèvement d’échantillons. Le médecin examinateur traitera confidentiellement du résultat avec le travailleur donneur de l’échantillon afin de déterminer s’il peut être la conséquence de la prise légitime de médicaments. L’occasion est donnée au travailleur d’expliquer le résultat au médecin examinateur, qui détermine ensuite s’il sera signalé au titulaire de permis comme un résultat négatif, un résultat positif vérifié, un échantillon falsifié ou une substitution d’échantillons.

[28] Des dispositions sont prévues pour le prélèvement d’un deuxième échantillon ou la division de l’échantillon prélevé. Ainsi, dans les 72 heures de la réception d’un résultat positif vérifié, le travailleur peut demander au laboratoire accrédité de son choix de procéder à l’analyse de l’autre échantillon. Si cette deuxième analyse donne un résultat négatif confirmé, c’est ce résultat qui sera retenu.

[29] Le RegDoc établit des seuils de concentration pour l’alcool et les drogues, dont le cannabis. Le résultat d’un test de dépistage de drogues sera considéré comme positif si l’analyse en laboratoire permet de déterminer que les seuils de concentration sont atteints ou dépassés à la suite de l’examen ou du rapport du médecin examinateur.

[30] Le RegDoc n’oblige pas le titulaire de permis à licencier le travailleur qui présente un résultat positif vérifié ou à lui imposer des sanctions disciplinaires. Toutefois, ce travailleur doit être retiré de son poste et se soumettre à une évaluation obligatoire de la toxicomanie.

C. Historique de la procédure

[31] Les employeurs ont mis au point une politique conjointe de mise en œuvre du RegDoc. Cette politique conjointe, intitulée Fitness for Duty : Policy on Managing Alcohol and Drug Use [la politique des employeurs], prévoit des mesures pour le dépistage de drogues chez les travailleurs occupant un poste essentiel ou important sur le plan de la sûreté, conformément aux exigences du RegDoc, mais elle va plus loin en imposant certains tests de dépistage d’alcool et de drogues à des catégories d’employés non visés par le RegDoc. Les syndicats ont contesté par voie de grief la politique des employeurs.

[32] Les griefs ont été renvoyés à l’arbitrage. En juin 2021, l’arbitre Eli Gedalof a entendu les parties ainsi que le procureur général du Canada [le PGC], qui comparaissait en qualité d’intervenant, au sujet de la requête en injonction provisoire des syndicats, qui sollicitaient notamment un sursis à la mise en œuvre des mesures de dépistage aléatoire et de dépistage préalable à l’affectation prévues dans la politique des employeurs jusqu’au règlement de leurs griefs.

D. La décision de l’arbitre

[33] Dans la décision qu’il a rendue en juillet 2021, l’arbitre Gedalof a fait sien l’argument avancé par le PGC en concluant qu’il n’avait pas compétence pour accorder aux syndicats une injonction provisoire visant des obligations prévues dans le RegDoc. Il a conseillé aux syndicats de s’adresser à la Cour fédérale. En revanche, l’arbitre Gedalof a suspendu la [TRADUCTION] « mise en œuvre de la politique des employeurs, pour ce qui concerne l’application des mesures de dépistage d’alcool et de drogues pour motifs raisonnables ou à la suite d’un incident aux travailleurs du secteur nucléaire qui ne sont pas visés par le RegDoc ». (Power Workers’ Union et al c Ontario Power Generation et al, 2021 CanLII 65284 (ON LA), au para 130 [Power Workers’ Union])

[34] Eu égard à la demande de sursis à l’imposition de tests de dépistage d’alcool et de drogues aux travailleurs non visés par le RegDoc, l’arbitre Gedalof a appliqué le critère à trois volets servant à déterminer s’il y a lieu d’accorder la mesure provisoire sollicitée.

[35] Les parties ont reconnu qu’il y avait une question sérieuse à trancher. Concernant la question du préjudice irréparable, l’arbitre Gedalof a conclu que le droit d’une personne à la protection de ses échantillons de substances corporelles et des renseignements personnels éventuellement contenus dans ces échantillons se situait à l’extrémité supérieure du continuum du droit au respect de la vie privée et que le préjudice susceptible d’être causé par des tests qui seraient ultérieurement déclarés inacceptables serait irréparable. L’arbitre Gedalof a par ailleurs conclu que la prépondérance des inconvénients favorisait l’octroi du sursis, car les employeurs n’ont pas démontré que l’impossibilité de mettre en œuvre les tests avant le prononcé d’une décision sur le fond de l’affaire entraînerait un préjudice important.

III. La preuve produite dans le cadre de la présente demande

[36] La présente requête a donné lieu à la présentation de dossiers volumineux. Les demandeurs ont déposé neuf affidavits qui, avec les pièces qui les accompagnent, totalisent plus de 4000 pages. Les employeurs ont déposé 11 affidavits qui représentent, avec les pièces, au‐delà de 3000 pages; quant au procureur général du Canada, il a déposé un affidavit unique qui comporte néanmoins plus de 1900 pages avec les pièces.

[37] Malgré le volume considérable d’éléments de preuve, les faits litigieux semblent peu nombreux. Toutes les parties s’entendent pour dire que la sûreté est d’une importance capitale pour l’exploitation d’installations nucléaires et que la philosophie de travail au sein des installations exploitées par les employeurs est imprégnée d’une culture de la sécurité. On ne constate aucun désaccord de taille concernant la nature du travail effectué par les employés qui occupent un poste essentiel sur le plan de la sûreté, les conséquences potentiellement graves que risquerait d’entraîner un incident lié à l’exécution de telles fonctions et, plus généralement, la nécessité de surveiller étroitement les employés dans l’exécution de leurs fonctions et d’appliquer une politique rigoureuse en matière d’aptitude au travail.

[38] Je remarque que la preuve par affidavit dont je dispose est en grande partie redondante, car les parties y ont inclus des éléments de preuve traitant de chacune des deux catégories de travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté pour chacun des employeurs. Comme on peut s’y attendre, les détails diffèrent d’un employeur à l’autre mais, de façon générale, la preuve converge sur tous les aspects importants. Par conséquent, je me propose d’en faire la synthèse afin de mettre en contexte l’analyse qui suivra.

[39] La preuve des demandeurs offre une description des politiques et pratiques sur l’aptitude au travail qui permettent actuellement de cerner les préoccupations en la matière, y compris en cas de soupçon de facultés affaiblies chez un travailleur, et de prendre des mesures d’intervention. Les opérateurs et les membres de la FISN sont soumis à des mesures de sécurité strictes qui autorisent le personnel de sécurité à observer les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté au moment où ils se présentent au travail et pénètrent dans les locaux; de même, à chaque changement d’équipe de travail, ils doivent suivre des protocoles comportant des exposés de relève détaillés. Pour les uns comme pour les autres, le ratio superviseur/employés est élevé, et tous ces travailleurs sont tenus de travailler la plupart du temps en équipe. Avant d’exécuter une tâche non courante, les opérateurs tiennent une séance d’information sur le travail à faire. Les membres de la FISN assistent en équipe à des séances d’information obligatoires et ils sont surveillés lors du chargement et du déchargement de tout système d’armes. De plus, dans toutes les installations, le personnel d’encadrement suit un programme de formation qui lui enseigne à remarquer les signes de changements de comportement comportant un risque pour la sûreté, dont ceux liés à l’effet de l’alcool et d’une drogue. La preuve révèle qu’il existe des programmes d’aide aux employés soutenus par les employeurs, programmes qui reconnaissent que la consommation abusive d’alcool et de drogues constitue un trouble exigeant un traitement et des aménagements pour soutenir l’employé visé. Ces programmes contribuent à déstigmatiser la situation et à inciter l’employé à révéler tout problème pouvant avoir une incidence sur son aptitude au travail, dont l’abus d’alcool et de drogues.

[40] La preuve des demandeurs décrit elle aussi les conséquences du RegDoc. Selon cette preuve, la présence au travail avec facultés affaiblies est incompatible avec la façon dont les employés affectés à des postes essentiels sur le plan de la sûreté voient et accomplissent leur travail. L’idée selon laquelle les tests aléatoires de dépistage seraient nécessaires pour dissuader les employés de se présenter au travail en ayant les facultés affaiblies est pour eux une insulte, puisqu’ils ont à cœur d’assurer la sûreté du lieu de travail pour eux‐mêmes et leurs collègues. Selon les avis exprimés dans la preuve, les employés éprouveront des craintes et de l’anxiété devant l’éventualité d’un faux positif qui les forcerait à établir que leurs facultés n’étaient pas affaiblies; par ailleurs, cela pourrait modifier leurs comportements en dehors du travail en les incitant à éviter certains aliments, voire certains médicaments en vente libre ou délivrés sur ordonnance. Les tests obligeront également les employés à divulguer certains renseignements personnels d’ordre médical à des personnes qu’ils n’ont pas choisies afin de tenter d’expliquer un résultat positif.

[41] La preuve des demandeurs comprend un rapport d’expert produit par M. Olaf Drummer, expert‐conseil en toxicologie médico‐légale. Dans son affidavit, M. Drummer déclare qu’à son avis, en l’absence de preuve de comportement ou rendement déficient, les tests de dépistage dans l’urine ou les sécrétions orales et les seuils de concentration ne permettent pas d’évaluer avec exactitude le degré d’affaiblissement des facultés d’une personne, en raison des nombreux facteurs influençant la concentration de drogues et de métabolites dans le corps humain. Cela est particulièrement vrai dans le cas des analyses d’urine. Par ailleurs, M. Drummer atteste qu’il n’existe pas de consensus, à l’échelle mondiale, quant aux seuils de concentration qu’il convient de fixer pour la plupart des drogues, que ces seuils visent plus communément à détecter la consommation antérieure de drogues plutôt que le degré actuel d’affaiblissement des facultés et que le seuil établi par le RegDoc pour le dépistage de cannabis dans les sécrétions orales est bas, ce qui comporte le risque d’entraîner des résultats non négatifs pendant une durée beaucoup plus longue que celle de l’effet aigu de la substance. Enfin, M. Drummer affirme que les benzodiazépines ne devraient pas être visées par le régime de dépistage prévu par le RegDoc en raison des difficultés particulières liées au contrôle de cette famille de drogues.

[42] La preuve des employeurs établit qu’un processus rigoureux est appliqué pour les travailleurs qui aspirent à un poste de l’une des deux catégories de postes essentiels sur le plan de la sûreté. Le travailleur doit compter deux années d’expérience en centrale ou un minimum de deux années d’études dans un domaine scientifique ou technologique avant d’entreprendre la formation de trois années permettant de devenir opérateur. La preuve montre que le taux d’échec pour ce programme est élevé, et ce, dans l’ensemble des installations. À la Société d’énergie du Nouveau–Brunswick, par exemple, environ 40 pour cent des candidats ne réussissent pas le processus d’accréditation. Avant l’affectation, les travailleurs qui aspirent à un poste d’opérateur doivent également subir des examens médicaux qui comprennent une évaluation de la consommation d’alcool et de drogues ainsi que des tests d’aptitude sur mesure portant sur l’utilisation sûre de leur matériel.

[43] Le candidat à la FISN suit une formation tactique de base de trois mois sur le métier d’opérateur. Les membres de la FISN doivent obtenir des attestations confirmant leur aptitude au travail sur les plans médical, physique et psychologique. En outre, ils doivent se soumettre à des vérifications approfondies de leurs antécédents. Le plan de formation de la FISN et les normes minimales comportent d’autres éléments qui relèvent du renseignement classifié, mais il est évident que les candidats à la FISN sont triés sur le volet et très bien formés.

[44] La preuve des employeurs révèle aussi que les Laboratoires Nucléaires Canadiens appliquent une politique sur le dépistage de l’alcool et des drogues depuis 2014. Cette politique assujettit l’ensemble des travailleurs à des tests de dépistage pour des motifs raisonnables, à la suite d’un incident ou comme mesure de suivi et elle continue de s’appliquer, sauf dans la mesure où elle a été remplacée par le RegDoc relativement aux travailleurs occupant un poste essentiel ou important sur le plan de la sûreté. La CRNSOA n’a pas déposé de grief à l’encontre de cette politique.

[45] Finalement, la preuve des employeurs comprend deux rapports d’expertise. Dans le premier rapport, son auteure, médecin et médecin examinatrice, explique que les tests de dépistage dans l’urine et les sécrétions orales ne permettent pas véritablement de dire s’il y a affaiblissement des facultés, mais ils aident à établir le risque probable d’affaiblissement. Elle affirme que les seuils de concentration établis dans le RegDoc sont comparables à ceux utilisés pour le dépistage de l’alcool et des drogues dans la plupart des autres lieux de travail à risque ou à contraintes sur le plan de la sûreté au Canada et ajoute que les seuils fixés pour les cannabinoïdes et les benzodiazépines sont appropriés. Le second rapport d’expertise est celui d’un toxicologue qui affirme que, bien souvent, les superviseurs ne savent pas ou ne remarquent pas que les facultés d’un travailleur sont affaiblies. Selon lui, les protocoles prévus dans le RegDoc et les seuils de concentration qui y sont fixés sont bien conçus et ils sont complets.

[46] La preuve du PGC comprend des rapports commandés à des tiers lors de l’élaboration du RegDoc. Ces rapports concluent que les programmes d’aptitude au travail en vigueur dans les installations nucléaires de catégorie 1 étaient divers et que les observations des superviseurs et des pairs ne sont pas toujours des méthodes fiables pour reconnaître les signes d’affaiblissement des facultés. Selon les explications données dans la preuve du PGC, la méthode d’analyse urinaire imposée par le RegDoc a été choisie en raison de son efficacité et celle du dépistage dans les sécrétions orales a été retenue comme méthode secondaire parce que le court intervalle à l’intérieur duquel elle permet de contrôler la présence de drogues correspond plus étroitement à la durée de l’altération des facultés par les drogues. La preuve du PGC expose par ailleurs les raisons qui expliquent le choix des valeurs arrêtées pour les seuils de concentration au‐delà desquels un résultat est considéré comme positif. Ainsi, l’objectif derrière ces seuils est de cibler la durée des effets aigus d’une substance.

[47] La preuve du PGC montre également qu’avant l’élaboration du RegDoc, les programmes d’aptitude au travail des employeurs n’étaient pas conformes aux attentes et critères internationaux. L’Agence internationale de l’énergie atomique a conseillé au Canada de mettre en œuvre un processus de dépistage aléatoire de l’alcool et des drogues chez les personnes qui pénètrent dans les zones protégées en vue de s’assurer qu’elles sont en mesure d’exécuter leurs fonctions en toute sécurité. Les États‐Unis et la Finlande disposent d’un régime réglementaire assujettissant les travailleurs des centrales nucléaires à des tests aléatoires de dépistage de l’alcool et des drogues. Des tests de ce type sont également réalisés dans les centrales nucléaires du Royaume‐Uni et de la Suède, bien qu’ils ne procèdent pas d’exigences réglementaires.

IV. Question préliminaire : admissibilité de l’affidavit Hunter

[48] À titre préliminaire, les demandeurs font valoir, dans leurs observations écrites, que l’affidavit souscrit par Lynda Hunter, spécialiste des facteurs humains et organisationnels à la CCSN, et déposé par le PGC, n’est pas admissible en preuve. Selon les syndicats, l’affidavit vise à l’évidence à exposer des motifs supplémentaires en faveur de l’adoption du RegDoc par la CCSN.

[49] Le PGC affirme que l’objection des demandeurs est sans fondement. L’information contenue dans l’affidavit Hunter nous offre d’importants renseignements généraux et éléments de contexte sur l’élaboration et l’approbation du RegDoc par la CCSN. Cette information figure en partie dans le dossier certifié du tribunal, et le reste est accessible au public.

[50] Lorsqu’une partie requérante sollicite une injonction ou un sursis, elle soulève des questions liées à l’intérêt public et au préjudice susceptible d’être occasionné par l’octroi ou le refus de la mesure sollicitée. La portée de ces questions dépasse celle des questions soulevées dans l’instance principale et le juge des requêtes doit prendre en considération la preuve se rapportant à ces questions – preuve qui est recevable – pour décider s’il doit accorder la mesure demandée (Unifor, Local 707A c Suncor Energy Inc, 2018 ABCA 75, aux para 9 et 10 [Suncor 2018]; voir également les motifs dissidents du juge Slatter, qui déclare, aux para 28 et 29, que [TRADUCTION] « le juge en son cabinet a l’obligation d’examiner attentivement tous les éléments de preuve au dossier qui portent sur les volets du critère [relatifs au préjudice irréparable et à la prépondérance des inconvénients] »).

[51] Dans leurs observations orales, les demandeurs ont expliqué qu’après avoir eu la possibilité de prendre connaissance des observations des défendeurs, les réserves qu’ils entretenaient par rapport à l’affidavit ont été considérablement atténuées. Les avocats des demandeurs ont néanmoins fait remarquer que l’auteure de l’affidavit étant membre du personnel de la CCSN, elle n’était donc pas la décideuse désignée par la loi. Il faut donc en tenir compte dans l’examen des préoccupations qu’elle expose relativement à l’élaboration ou à la mise en œuvre du RegDoc, et la Cour ne doit pas perdre de vue ce fait si elle décide de s’appuyer sur l’affidavit.

[52] Puisque les demandeurs ont pour l’essentiel retiré leur objection, j’ai tenu compte de l’affidavit Hunter. Dans le même temps, j’ai aussi tenu compte des réserves exprimées par les demandeurs.

V. Le critère et les principes directeurs à appliquer

[53] Comme le rappelle le juge John Norris dans la décision Gray c Canada (Procureur général), 2020 CF 1037 [Gray], l’injonction interlocutoire est une réparation extraordinaire en equity. La décision d’accorder ou de refuser cette réparation relève d’un pouvoir discrétionnaire et doit être prise en tenant compte de l’ensemble des circonstances pertinentes (au para 49, citant R c Société Radio‐Canada, 2018 CSC 5, au para 27).

[54] L’injonction interlocutoire vise à préserver l’objet du litige principal, de sorte qu’une réparation efficace sera possible si la partie requérante obtient gain de cause (Gray, au para 48, citant Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34, au para 24 [Equustek]).

[55] Pour obtenir une injonction interlocutoire, la partie requérante doit démontrer (1) qu’il existe une question sérieuse à juger; (2) qu’elle subira un préjudice irréparable si l’injonction n’est pas accordée; et (3) que la prépondérance des inconvénients joue en sa faveur (RJR‐MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR‐MacDonald]; Manitoba (Procureur général) c Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 RCS 110 [Metropolitan Stores]).

[56] C’est à la partie requérante qu’il incombe de satisfaire à chacun des volets du critère. Toutefois, ces volets ne doivent pas être considérés comme des catégories distinctes et imperméables. La force de la preuve quant à l’un des volets peut permettre de compenser la faiblesse de celle relative à un autre volet (Bell Canada c 1326030 Ontario Inc, 2016 CF 612, au para 30). La question fondamentale à laquelle il faut répondre est de savoir si l’octroi d’une injonction est juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire (Equustek, au para 25).

[57] Le volet du critère relatif à la prépondérance des inconvénients est celui qui incarne le mieux cet objectif de pondération de l’équité due à chaque partie; on le présente comme un exercice consistant à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse l’injonction (Metropolitan Stores, à la p 129). La question peut aussi être formulée comme suit : est‐il plus juste et équitable que la partie requérante ou la partie adverse assume le risque que l’issue du litige sous‐jacent ne concorde pas avec l’issue de la requête interlocutoire? (Gray, au para 54, citant Robert J Sharpe, « Interim Remedies and Constitutional Rights », (2019) 69 UTLJ (supp 1), à la p 14).

VI. Analyse

A. Les demandeurs ont établi l’existence d’une question sérieuse à trancher

[58] La personne qui demande une injonction interlocutoire doit convaincre le tribunal que « la demande n’est ni futile ni vexatoire, ou, en d’autres termes, que la question à trancher est sérieuse » (RJR‐MacDonald, au para 49, citant American Cyanamid Co c Ethicon Ltd, [1975] AC 396).

[59] Cette exigence minimale, qui est peu élevée, reflète le fait qu’il n’est généralement pas indiqué de trancher des questions factuelles et juridiques complexes à partir d’éléments de preuve limités dans une procédure interlocutoire, à plus forte raison lorsque se posent des questions liées aux libertés et droits fondamentaux protégés par la Charte (RJR‐MacDonald, aux para 50 et 53).

[60] S’il est convaincu que la demande n’est ni futile ni vexatoire, le juge saisi de la requête devrait examiner les deuxième et troisième volets du critère, même s’il est d’avis que le demandeur sera probablement débouté au procès.

[61] La Cour suprême du Canada cite deux exceptions à la règle générale selon laquelle le juge des requêtes ne devrait pas procéder à un examen approfondi sur le fond. Aucune de ces exceptions ne s’applique en l’espèce (RJR‐MacDonald, au para 56).

[62] Les demandeurs soutiennent que les tests aléatoires et préalables à l’affectation réalisés en milieu de travail suivant les prescriptions de la CCSN supposent de procéder à des fouilles et des saisies. Or, ils prétendent que la CCNS n’a pas le pouvoir d’autoriser la fouille et la saisie de substances corporelles aux fins de tests aléatoires ou préalables à l’affectation visant le dépistage d’alcool et de drogues et ajoutent qu’en tout état de cause, les fouilles autorisées par le RegDoc sont déraisonnables.

[63] Selon les demandeurs, la demande principale soulève plusieurs questions sérieuses faisant intervenir les articles 7, 8 et 15 de la Charte et la jurisprudence en matière d’arbitrage portant sur le dépistage aléatoire et le dépistage préalable à une affectation :

  1. Citant à cet effet des décisions arbitrales, les demandeurs font valoir que le dépistage aléatoire en milieu de travail a été très largement rejeté, ces décisions ayant reconnu que ce genre de tests ne pouvait se justifier que dans de très rares cas (Communications, Energy and Paperworkers Union, Local 707 c Suncor Energy Inc, 2012 ABQB 627, para 27‐33 [Suncor 2012 no 1], conf par 2012 ABCA 373, para 5 [Suncor 2012 no 2]; Communications, Energy and Paperworkers Union, Local 707 c Suncor Energy Inc, 2012 ABCA 307, para 25‐32 [Suncor 2012 no 3]; Unifor, Local 707A c Suncor Energy Inc, 2017 ABQB 752, para 51‐56 [Suncor 2017]; Office and Professional Employees International Union c Cougar Helicopters, 2019 CanLII 66726 (NL LA), para 21 [Cougar Helicopters]; Teck Coal Ltd and USW, Local 9346, Re, 2013 CarswellBC 3772 (BC LA), para 39, conf par 2014 CarswellBC 421 (BC LRB) [Teck Coal]; TTC, Amalgamated Transit Union, Local 113 c Toronto Transit Commission, 2017 ONSC 2078, para 29 [TTC]). Les demandeurs estiment que la question de savoir si, en l’espèce, les faits révèlent l’existence de l’un de ces rares cas constitue une question sérieuse, surtout lorsqu’aucun problème avéré n’a été constaté dans le lieu de travail.

  2. Les demandeurs soutiennent que le dépistage préalable à l’affectation ne vise pas à contrôler ou à détecter la présence au travail d’un employé dont les facultés sont affaiblies et signalent qu’il s’agit d’ailleurs d’un fait que les défendeurs ne semblent pas contester. Au lieu de cela, ces derniers affirment, en se fondant sur le témoignage de Mme Snider‐Adler, que les tests visent à dissuader les personnes qui consomment des substances à des fins récréatives d’entreprendre une carrière dans un secteur essentiel sur le plan de la sûreté. Selon les demandeurs, se posent ainsi deux autres questions sérieuses, soit celles de savoir si une telle mesure de dissuasion est ou non raisonnable et si le dépistage préalable à l’affectation est une méthode raisonnable pour opérer cette dissuasion.

  3. Les demandeurs font valoir que, lorsqu’ils ne prévoient pas l’obligation de procéder au dépistage de l’alcool ou de drogues uniquement sur une base raisonnable et individualisée, les régimes de dépistage imposés par l’État ont été jugés contraires aux articles 7 et 8 de la Charte (Jackson c Pénitencier de Joyceville, [1990] 3 CF 55, para 82, 96‐97; Dion c Canada (Procureur général), 1986 CarswellQue 1362 (CS), para 35, 38‐40, 77. Voir aussi R c Dyment, [1988] 2 RCS 417, para 34‐35; Gillies (Litigation Guardian of) c Toronto District School Board, 2015 ONSC 1038, para 84‐89, 122‐125; R c Shoker, 2006 Csc 44, para 23; Royer c Canada (Procureur général), 2003 CAF 25, para 17; R c Campbell, 2019 ONCA 258, para 31‐33; Fieldhouse c Canada, 1994 CarswellBC 2219 (CS), para 62 [Fieldhouse]).

  4. En outre, ils soutiennent que l’absence d’approche individualisée dans les régimes de dépistage aléatoire et préalable à l’affectation touche le droit à l’égalité et la protection contre la discrimination consacrés par l’article 15 de la Charte et complétés par les protections contre la discrimination prévues dans les lois sur les droits de la personne.

[64] Dans sa réponse, le PGC admet que le recours des demandeurs n’est ni futile ni vexatoire, mais il prétend qu’il est peu probable qu’ils obtiennent gain de cause dans la demande principale. S’agissant des questions sérieuses à trancher, les employeurs adoptent la position du PGC.

[65] Pour défendre son point de vue selon lequel la probabilité d’obtenir gain de cause des demandeurs est faible, le procureur général avance les arguments suivants :

  1. La jurisprudence en matière d’arbitrage est de peu d’utilité dans le cadre du contrôle judiciaire des mesures prises par un organisme de réglementation fédéral dans l’exécution de son mandat.

  2. Du reste, la jurisprudence en matière d’arbitrage qu’invoquent les demandeurs reconnaît que des considérations de sécurité touchant un lieu de travail peuvent justifier d’imposer des tests aléatoires en l’absence de problèmes antérieurs liés la consommation d’alcool ou de drogues (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée 2013 CSC 34, au para 45 [Pâtes & Papier Irving]).

  3. Les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sécurité ont une attente considérablement réduite en matière de respect de la vie privée, puisque la preuve établit qu’ils sont assujettis à de nombreuses procédures envahissantes au nom de la sécurité au travail, y compris des analyses d’urine régulières destinées à contrôler les niveaux d’exposition aux rayonnements.

  4. Le RegDoc est raisonnable, car il est autorisé par la loi, et la loi est elle‐même raisonnable et les tests contestés sont réalisés de manière raisonnable.

  5. Les arguments que les demandeurs fondent sur les articles 15 et 7 sont bancals et si un tribunal arrivait à la conclusion que le RegDoc viole l’article 7, 8 ou 15 de la Charte, la violation serait de toute façon justifiée au regard de l’article premier. Assurer la sécurité des installations nucléaires du Canada constitue un objectif urgent et réel.

[66] Dans leurs observations orales, les avocats des demandeurs contestent vigoureusement l’avis du PGC selon lequel il est peu probable qu’ils obtiennent gain de cause relativement aux questions soulevées. En revanche, les demandeurs prétendent ne pas compter sur la solidité des questions sérieuses soulevées pour conforter leur position sur les questions du préjudice irréparable et de la prépondérance des inconvénients. En conséquence, ils n’ont pas poussé plus loin le débat concernant leur désaccord avec le PGC quant à la solidité des questions soulevées.

[67] Sans aller jusqu’à me prononcer de manière définitive sur l’une ou l’autre des questions soulevées par les demandeurs, je suis convaincu, d’après le dossier dont je dispose, que ces questions ne sont ni futiles ni vexatoires. Je conclus que les demandeurs ont satisfait au premier volet du critère tripartite.

B. Le préjudice irréparable

[68] La Cour suprême du Canada définit ce qu’il faut entendre par « préjudice irréparable » aux paragraphes 64 et 84 de l’arrêt RJR‐MacDonald :

64. Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue. C’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié, en général parce qu’une partie ne peut être dédommagée par l’autre.

[...]

84. À la deuxième étape, le requérant doit convaincre la cour qu’il subira un préjudice irréparable en cas de refus du redressement. Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice et non à son étendue. Dans les cas relevant de la Charte, même une perte financière quantifiable, invoquée à l’appui d’une demande, peut être considérée comme un préjudice irréparable s’il n’est pas évident qu’il pourrait y avoir recouvrement au moment de la décision sur le fond.

[69] Le requérant doit établir, au moyen d’éléments de preuve concrets et précis, l’existence d’un préjudice irréparable qui n’est pas hypothétique ou conjectural (Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112, au para 24; Première nation de Stoney c Shotclose, 2011 CAF 232, au para 49).

(a) Les positions des parties

[70] Les demandeurs soutiennent que les régimes de dépistage aléatoire et de dépistage préalable à l’affectation engendrent une perte de liberté et d’autonomie personnelle aboutissant à un préjudice irréparable. Selon eux, le fait de contraindre un travailleur à fournir des échantillons de substances corporelles est à la fois une mesure envahissante et une atteinte à la vie privée et, en l’absence de motifs raisonnables, cette contrainte entraîne un préjudice au moment où les échantillons sont prélevés. Il est impossible de réparer rétroactivement ce préjudice. Les demandeurs prétendent que la jurisprudence reflète ce point de vue, qui est aussi celui que l’arbitre Gedalof a adopté lors de l’examen des faits qui sont précisément ceux présentés à la Cour dans le cadre de la présente requête.

[71] Les demandeurs ont également produit devant la Cour des éléments de preuve décrivant les répercussions générales des mesures de dépistage aléatoire sur les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté. Ces éléments de preuve présentent les conséquences possibles d’un faux résultat positif sur la situation personnelle d’un travailleur.

[72] En réponse, le PGC fait remarquer que les demandeurs se sont contentés d’alléguer l’atteinte générale à la vie privée. Ils n’en ont donné aucun exemple concret : or, il ne suffit pas d’alléguer des hypothétiques atteintes à la vie privée pour établir l’existence d’un préjudice irréparable. Le PGC soutient que la jurisprudence invoquée par les demandeurs présente peu d’utilité, car elle s’est développée dans le contexte de l’interprétation de conventions collectives, c’est‐à‐dire entre des parties et dans un cadre et un contexte qui ne sont pas les mêmes. Dans le même ordre d’idées, la décision de l’arbitre Gedalof n’est guère utile à la Cour.

[73] En outre, le PGC soutient que les déclarations faites par les auteurs des affidavits déposés les demandeurs concernant les conséquences d’un faux résultat positif reposent sur des hypothèses. Aucune preuve n’indique que les faux positifs seront à l’origine de problèmes. Les procédures énoncées dans le RegDoc envisagent expressément cette possibilité en confiant un processus d’examen et de vérification à un médecin examinateur indépendant. La possibilité que des travailleurs indéterminés modifient leur diète ou évitent la prise de médicaments sur ordonnance afin d’éviter un faux positif est tout aussi hypothétique.

[74] Enfin, le PGC soutient qu’en l’espèce, les atteintes alléguées au droit à la vie privée sont minimes, car les attentes des travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté en matière de respect de la vie privée sont faibles. Ces travailleurs sont déjà soumis à diverses fouilles envahissantes dans le cadre de leur travail, comme des analyses d’urine courantes destinées à contrôler l’exposition aux rayonnements.

[75] Dans la même veine, les employeurs font valoir que le simple fait qu’un droit au respect de la vie privée garanti par la Constitution soit en jeu ne suffit pas à établir l’existence d’un préjudice irréparable. Selon eux, la preuve n’établit pas de manière détaillée et concrète que les travailleurs subiront un préjudice réel, certain et inévitable du fait du régime de dépistage ou de tout aspect de la procédure de dépistage. Les demandeurs ne peuvent se contenter d’affirmer qu’il faut présumer que l’existence de ce régime porte atteinte au droit au respect de la vie privée et à la Charte et que, partant, cette atteinte présumée constitue un préjudice irréparable.

[76] Les employeurs soutiennent que la question du préjudice irréparable doit être examinée à la lumière du contexte et des circonstances. En font notamment partie la procédure et les méthodes de dépistage, la nature du lieu de travail visé et les mesures de santé et de sécurité qui sont considérées comme raisonnables, dont l’analyse d’urine. Selon les employeurs, le préjudice éventuel découlant des tests est progressif et n’atteint pas le niveau du préjudice irréparable. Dans la mesure où un préjudice est causé, il peut être réparé par l’adjudication de dommages‐intérêts. La preuve par affidavit dans laquelle un préjudice est allégué, qui est vague et se limite à des allusions générales, ne permet pas de conclure à l’existence d’un préjudice irréparable.

(b) L’existence d’un préjudice irréparable a été établie

[77] Je conclus que les demandeurs se sont acquittés de leur fardeau d’établir, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’un préjudice irréparable.

[78] Je me propose de traiter dans un premier temps de l’argument des défendeurs selon lequel la position des demandeurs sur ce volet du critère ne peut être retenue, au motif qu’ils se sont limités à évoquer une prétendue violation des droits que leur garantit la Charte et de leur droit au respect de la vie privée et que cela ne peut suffire à établir l’existence d’un préjudice irréparable.

[79] Les défendeurs invoquent à cet égard la décision Institut professionnel de la fonction publique du Canada c Canada (Procureur général), 2015 CF 1101 [IPFPC], dans laquelle, au paragraphe 161 de ses motifs, la juge Catherine Kane arrive à la conclusion suivante à l’issue d’un examen de la jurisprudence applicable de la Cour d’appel fédérale :

[161] La jurisprudence de la Cour d’appel est donc constante : des éléments probants doivent étayer la démonstration de l’existence d’un préjudice irréparable; des allégations hypothétiques et conjecturales ne suffisent pas. Une allégation de violation à l’article 8 qui n’est pas étayée par d’autres éléments probants ne permet pas d’établir un préjudice irréparable aux fins de l’analyse du critère tripartite.

[80] Il est donc clair, selon les défendeurs, que le fait d’alléguer une violation de l’article 8 sans autres précisions ne saurait établir l’existence d’un préjudice irréparable. Or, il n’est pas dit, dans la jurisprudence invoquée par les défendeurs, que le caractère envahissant d’une fouille entraînant une prétendue violation de l’article 8 constitue un aspect dénué de pertinence ou qu’il convient de l’ignorer dans la détermination de l’existence d’un préjudice irréparable.

[81] Dans l’affaire IPFPC, les demandeurs s’étaient appuyés sur l’arrêt 143471 Canada Inc c Québec (Procureur général), [1994] 2 RCS 339 [143471], et en particulier, sur les propos du juge Corey qui, à la page 380, y déclarait : « S’il s’avère que la prétention constitutionnelle des intimés est exacte, je croirais alors que la perte de ce droit à la vie privée constituerait elle‐même un préjudice irréparable. »

[82] Toutefois, comme le signale la juge Kane dans la décision IPFPC, la conclusion du juge Corey ne reposait pas uniquement sur l’allégation d’une violation constitutionnelle, puisqu’au paragraphe suivant de ses motifs, il ajoute ceci : « Cependant, il y a en l’espèce un autre aspect que je considère beaucoup plus important : les documents ont été obtenus grâce à des perquisitions envahissantes de résidences et de locaux commerciaux. » Ainsi, la juge Kane conclut – conclusions à laquelle j’adhère – que ce facteur a joué dans cette affaire un rôle important dans la détermination de l’existence d’un préjudice.

[83] Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Canada (Commissaire à l’information), 2001 CAF 26 [Commissaire à l’information], la Cour d’appel fédérale confirme que le préjudice irréparable ne peut être basé sur une hypothèse. Au paragraphe 22 des motifs, la Cour d’appel se penche sur l’arrêt 143471 et, notant qu’il y est question de la nature envahissante de perquisitions de résidences et de locaux commerciaux, elle conclut que la Cour suprême a considéré que cette dimension donnait lieu à un besoin encore plus grand de protection du droit à la vie privée.

[84] La jurisprudence de la Cour d’appel fédérale est constante : celle‐ci a toujours maintenu que le simple fait d’alléguer une violation de la Charte ne peut suffire à établir l’existence d’un préjudice irréparable (voir Commissaire à l’information, Groupe Archambault Inc c CMRRA/SODRAC Inc, 2005 CAF 330, International Longshore and Warehouse Union, Canada c Canada (Procureur général), 2008 CAF 3). Cela dit, il importe de souligner qu’aucun des arrêts invoqués par les défendeurs ne traite de la saisie envahissante et non consensuelle de liquides organiques.

[85] Pas plus que ces arrêts ne posent le principe voulant que le caractère envahissant d’une fouille ou d’une perquisition soit dénué de pertinence ou qu’il convienne de l’ignorer dans la détermination de l’existence d’un préjudice irréparable. Au contraire, la Cour d’appel fédérale a reconnu que, dans l’arrêt 143471, la Cour suprême avait jugé que la nature envahissante d’une fouille ou d’une perquisition représentait une donnée importante et déterminante (Commissaire à l’information, au para 22).

[86] Dans l’affaire qui nous occupe, contrairement à ce que prétendent les défendeurs, les demandeurs ne se contentent pas d’alléguer une violation de l’article 8 de la Charte. Ils vont plus loin. La preuve au dossier, qui n’est pas contredite, établit que la violation alléguée s’inscrit dans un contexte de saisie non consensuelle de liquides corporels. Cette preuve n’est ni hypothétique, ni fondée sur des conjectures.

[87] En posant que le caractère envahissant d’une fouille est un élément pertinent lorsqu’il est établi par la preuve, les deux courants jurisprudentiels défendus, l’un par les demandeurs, l’autre par les défendeurs, deviennent conciliables. En effet, si, d’un côté, les défendeurs soutiennent que la simple allégation d’une violation de l’article 8 ne permet pas d’établir l’existence d’un préjudice irréparable, les demandeurs répondent que, selon la jurisprudence en matière d’arbitrage, la saisie non consensuelle de liquides corporels ou d’échantillons d’haleine peut entraîner un préjudice irréparable si elle n’est pas motivée (voir Suncor 2012 no 1‐3, Suncor 2017, Cougar Helicopters, Tek Coal).

[88] Les défendeurs soutiennent que la jurisprudence en matière d’arbitrage présente une portée limitée en l’espèce. Selon eux, ce courant jurisprudentiel vise le cadre très particulier du droit du travail et des droits de la direction d’une organisation. Ce cadre fait intervenir des considérations différentes de celles qui se présentent lors du contrôle judiciaire de mesures prises par un organisme de réglementation fédéral dans l’exercice des pouvoirs qui lui sont conférés par le législateur. S’appuyant sur l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, les défendeurs soulignent que le contrôle judiciaire ne s’intéresse pas aux limites d’une convention collective ni au pouvoir de la direction d’imposer unilatéralement des règles ou des politiques. Il vise plutôt à évaluer le caractère raisonnable d’une décision en posant comme point de départ de l’analyse le principe de la retenue judiciaire et du respect du rôle distinct des décideurs administratifs comme de l’intention du législateur.

[89] Ces observations ne me convainquent guère. La notion de préjudice irréparable est axée sur le préjudice que risque de subir le requérant. Ainsi, à ce stade de l’analyse, la seule question qui se pose est de savoir si le fait de refuser l’injonction sollicitée risque d’être si défavorable à l’intérêt du requérant qu’il serait impossible de réparer son préjudice s’il devait obtenir gain de cause dans la demande principale. L’analyse s’intéresse à la personne du requérant (RJR‐MacDonald, aux para 62 et 63).

[90] L’origine du préjudice que le requérant cherche à éviter (que ce préjudice découle de la décision de l’employeur ou d’un organisme de réglementation) et le cadre législatif applicable au contrôle de la décision ou de la mesure contestée importent peu à cette étape de l’analyse tripartite. Même si j’arrive à cette conclusion, je reconnais qu’il n’est pas impossible que l’identité du décideur constitue un facteur pertinent aux étapes de l’analyse relatives à l’existence d’une question sérieuse à trancher et à la prépondérance des inconvénients.

[91] C’est précisément pour ces motifs que je rejette l’argument des défendeurs selon lequel l’analyse de l’arbitre Gedalof ne s’applique pas en l’espèce.

[92] Par conséquent, je rejette l’argument des défendeurs selon lequel la position des demandeurs sur ce volet du critère ne peut être retenue au motif qu’ils se sont fondés uniquement sur l’allégation d’une violation.

[93] Dans le contexte arbitral, les tests aléatoires de dépistage de drogues n’ont pas trouvé validation, sauf s’il était démontré qu’un problème généralisé de consommation d’alcool sévissait dans un lieu de travail dangereux (Pâtes & Papier Irving, aux para 37 et 38). Ce constat semble concorder avec la jurisprudence signalée par les demandeurs en matière d’injonction.

[94] Par exemple, dans la suite de décisions Suncor, une injonction avait été demandée à la suite de l’adoption par l’employeur d’un programme de tests aléatoires de dépistage d’alcool et de drogues. Dans la mine qu’exploitait l’employeur, de la machinerie lourde était utilisée et il y avait eu des accidents mortels impliquant des personnes sous l’influence de l’alcool ou de drogues. Malgré cet état de choses, la Cour a conclu que la saisie non consensuelle de liquides corporels pouvait causer un préjudice irréparable et, en outre, que la prépondérance des inconvénients était favorable aux requérants (Suncor 2012 no 1, au para 38). La Cour d’appel de l’Alberta a rejeté la requête en sursis de l’injonction ainsi que l’appel interjeté par l’employeur à l’encontre de l’injonction (Suncor 2012 no 2; Suncor 2012 no 3). Quelques années plus tard a été intenté un autre recours qui a abouti au prononcé d’une nouvelle injonction qui a elle aussi été confirmée en appel (Suncor 2017; Suncor 2018).

[95] Les décisions Suncor témoignent bien de l’approche rigoureuse que les tribunaux ont adoptée lorsqu’ils sont saisis d’affaires qui mettent en cause des fouilles fortement envahissantes menaçant l’intégrité corporelle. L’adoption de cette approche se dégage également des propos formulés par la juge Abella dans l’arrêt Pâtes & Papier Irving :

[49] Dans l’autre plateau de la balance se trouve le droit de l’employé à sa vie privée. Le conseil d’arbitrage a reconnu que l’épreuve de l’éthylomètre constitue un [traduction] « empiétement considérable » sur le droit à la vie privée qui implique

la contrainte ainsi que la restriction de mouvements. Sous peine de sanction grave, l’employé est tenu de se rendre sans délai au poste muni de l’éthylomètre et doit coopérer en fournissant un échantillon d’haleine. [...] Si on considère l’ensemble des résultats, le régime emporte une perte de liberté et d’autonomie personnelle, des éléments qui se situent au cœur du droit à la vie privée.

[50] Cette conclusion est inattaquable. Peu après l’adoption de la Charte canadienne des droits et libertés, la Cour a reconnu que « l’utilisation du corps d’une personne, sans son consentement, en vue d’obtenir des renseignements à son sujet, constitue une atteinte à une sphère de la vie privée essentielle au maintien de sa dignité humaine » (R. c. Dyment, [1988] 2 R.C.S. 417, p. 431‐432). En outre, signalons que, dans l’arrêt R. c. Shoker, 2006 CSC 44, [2006] 2 R.C.S. 399, la Cour n’a établi aucune distinction entre le prélèvement d’échantillons d’urine, de sang ou d’haleine en vue du dépistage d’alcool ou de drogue et a conclu : « Le prélèvement d’échantillons de substances corporelles est une mesure très envahissante et, comme notre Cour l’a souvent confirmé, il est assujetti à des normes et à des garanties rigoureuses qui permettent de satisfaire aux exigences de la Constitution » (par. 23).

[96] La jurisprudence reconnaît également que chaque fois qu’une personne est tenue de fournir un échantillon de liquide corporel, elle subit, relativement à son droit au respect de la vie privée, une certaine forme d’atteinte qui ne peut être réparée (Fieldhouse, au para 67). Il s’agit d’une remarque pertinente en ce qui concerne une procédure de dépistage préalable à l’affectation qui a déjà cours.

[97] Les défendeurs misent considérablement sur la décision TTC. Dans cette affaire, la Cour avait refusé d’accorder une injonction jusqu’au règlement d’un grief déposé par suite de l’adoption d’une politique de tests aléatoires de dépistage d’alcool et de drogues. Je tiens à signaler que, même si l’affaire s’inscrit dans le contexte d’un arbitrage, elle présente néanmoins un intérêt dans l’examen de la question du préjudice irréparable, et ce, pour les raisons mentionnées précédemment.

[98] Dans l’affaire TTC, les circonstances du milieu de travail étaient très différentes de celles présentées en l’espèce. Les salariés étaient nombreux et dispersés et ils évoluaient avec un minimum de surveillance directe dans un lieu de travail où sévissait un problème manifeste de consommation abusive d’alcool et de drogues. Je reconnais que la sécurité publique était une préoccupation dans cette affaire comme c’est le cas ici. La procédure et les méthodes de dépistage de drogues appliquées dans l’affaire TTC étaient semblables à celles adoptées en vertu du RegDoc. Dans leurs observations, les défendeurs affirment que cette méthodologie constitue la « référence » en la matière.

[99] Avant de conclure à l’inexistence d’un préjudice irréparable, la Cour supérieure de l’Ontario a procédé à un examen approfondi des circonstances en vue de déterminer si les requérants avaient une attente raisonnable en matière de vie privée, puisque le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives ne s’appliquait qu’en cas d’attente raisonnable en matière de vie privée (Hunter c Southam Inc, [1984] 2 RCS 145, au para 25).

[100] Les défendeurs m’ont invité à suivre une démarche analogue en l’espèce. Bien que je ne sois pas convaincu que l’analyse de la question du préjudice irréparable exige un examen exhaustif de l’ensemble des circonstances et qu’en revanche, je puisse affirmer avec certitude que le juge des requêtes n’a pas à déterminer si une fouille est raisonnable au sens de l’article 8 de la Charte, j’ai néanmoins tenu compte de ces circonstances.

[101] Au nombre des circonstances que j’ai examinées, mentionnons la nature du lieu de travail, la taille de la population cible, l’importance de la sûreté au vu de la nature des tâches exécutées par les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté, que ce soit dans des fonctions opérationnelles ou de sécurité, les conséquences potentiellement graves d’une erreur, les autres procédures et méthodes en vigueur pour l’évaluation de l’aptitude au travail, le fait que les mesures de dépistage préalable à l’affectation sont déjà appliquées et enfin, la procédure et les méthodes de dépistage en elles‐mêmes. Pour l’examen de la procédure et des méthodes de dépistage, j’ai tenu compte en particulier de la méthode de prélèvement, des mesures de protection appliquées pour réduire au minimum les effets pernicieux d’un faux résultat positif et des seuils de concentration devant servir à établir qu’un résultat est positif.

[102] Je rejette l’argument des défendeurs selon lequel le cadre fortement réglementé dans lequel évoluent les travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté fait en sorte que ceux‐ci doivent avoir une attente réduite en matière de vie privée et que le préjudice découlant de la mise en œuvre de tests de dépistage aléatoires et préalables à l’affectation doit être considéré comme minime. Parallèlement, je suis conscient que l’attente d’une personne en matière de respect de la vie privée dépend du contexte (R c McKinlay Transport Ltd, [1990] 1 RCS 627, au para 30). Cela dit, je ne suis pas convaincu qu’on puisse conclure que celui qui accepte de se soumettre à des fouilles envahissantes à une fin déterminée a une attente réduite en matière de vie privée lorsque l’autorité choisit de procéder à une fouille envahissante d’un autre type et pour une autre fin. Les défendeurs ne citent aucune source pour étayer cette idée.

[103] Certes, je prends bonne note que, dans la décision TTC, le juge a conclu que la population ciblée par les tests préalables à l’affectation devait raisonnablement s’attendre à ce que le dépistage se prolonge pendant toute la durée de leur emploi. À l’évidence, le juge estimait que les tests antérieurs avaient été effectués dans le même but, ou du moins, dans un but analogue. Ces faits ne se retrouvant pas en l’espèce, je n’ai pas à me prononcer sur cette question.

[104] Les défendeurs prétendent que, si la requête était rejetée et que les demandeurs devaient ultérieurement obtenir gain de cause dans la demande principale, les éventuels préjudices pourraient faire l’objet d’une réparation intégrale rétroactive. Je ne suis pas de cet avis et, sur ce point, je fais miens les commentaires formulés par l’arbitre Gedalof dans la décision Power Workers’ Union :

[TRADUCTION]

117. Au vu des faits qui m’ont été présentés, je conclus que le préjudice que subiraient les syndiqués, s’ils étaient contraints de se soumettre à un régime obligatoire de dépistage jugé inadmissible en dernière analyse, ne pourrait pas être entièrement réparé par l’octroi ultérieur de dommages‐intérêts. Plus précisément, contrairement à la situation décrite dans la décision TTC, les employeurs ne disposent pour l’heure d’aucun programme de dépistage déjà appliqué aux employés et ayant révélé l’existence d’un problème. De fait, les employeurs ont déclaré publiquement lors des consultations de la CCSN à l’origine de leur politique qu’aucun problème de cette nature n’avait été constaté et qu’il n’était pas nécessaire de prendre d’autres mesures. Dans la décision TTC, la Cour a examiné dans le détail en quoi les circonstances caractérisant le lieu de travail de la TTC définissaient les attentes raisonnables des employées en matière de respect de la vie privée. Aucune de ces considérations ne s’applique en l’espèce.

[105] Je souscris aux observations formulées par les défendeurs quant à la nature et à la qualité des affidavits produits par les demandeurs sur la question du préjudice. Les préjudices relevés tiennent de la conjecture et la preuve en question est bien loin d’établir l’existence d’un préjudice irréparable.

[106] Selon la jurisprudence invoquée par les demandeurs, les intérêts en jeu en matière de vie privée en cas de fouille envahissante portant atteinte à l’intégrité physique d’une personne se situent à l’extrémité supérieure du continuum. Les mesures de ce genre sont assujetties à des normes et garanties strictes et mettent en jeu d’importants intérêts. Puisque j’ai rejeté l’argument des défendeurs selon lequel la jurisprudence en matière d’arbitrage ne présente pas d’utilité et que j’ai conclu, par ailleurs, que le prélèvement de liquides corporels non consensuel et à caractère fortement envahissant constitue une preuve concrète et précise de préjudice au regard des intérêts en jeu en matière de vie privée, je suis convaincu que les demandeurs ont établi l’existence d’un préjudice irréparable.

[107] Après examen des circonstances du lieu de travail, je ne suis pas amené à tirer une conclusion différente. Ainsi, ayant évalué la jurisprudence, les circonstances pertinentes, les observations des parties et la preuve versée au dossier, je conclus que les demandeurs se sont acquittés du fardeau de preuve qui leur incombait.

[108] L’existence d’un préjudice irréparable a été établie pour les tests de dépistage d’alcool et de drogue prévus par le RegDoc, qu’ils soient aléatoires ou préalables à l’affectation.

C. La prépondérance des inconvénients

(a) La norme de la prépondérance des inconvénients

[109] Enfin, le tribunal doit déterminer laquelle des parties subira le préjudice le plus grave selon que l’injonction est accordée ou refusée (RJR‐MacDonald, au para 67).

[110] L’analyse de la prépondérance des inconvénients (souvent désignée en anglais par son contraire, la prépondérance des « avantages ») suppose la prise en compte de nombreux facteurs. Ces facteurs varieront en fonction des circonstances de chaque cas (RJR‐MacDonald, au para 68).

[111] C’est à cette étape qu’intervient l’examen de l’intérêt public, examen qui revêt une importance particulière dans les affaires constitutionnelles, où la validité d’une loi ou l’autorité d’un organisme ayant des obligations envers le public est contestée. En pareil cas, l’intérêt du public à ce que l’organisme s’acquitte de son mandat doit recevoir « l’importance qu’il mérite » (RJR‐MacDonald, au para 69; Harper c Canada (Procureur général), 2000 CSC 57, au para 9 [Harper]). Cela dit, l’État n’a pas le monopole de l’intérêt public, comme le souligne l’arrêt RJR‐MacDonald au paragraphe 71 :

[71] À notre avis, il convient d’autoriser les deux parties à une procédure interlocutoire relevant de la Charte à invoquer des considérations d’intérêt public. Chaque partie a droit de faire connaître au tribunal le préjudice qu’elle pourrait subir avant la décision sur le fond. En outre, le requérant ou l’intimé peut faire pencher la balance des inconvénients en sa faveur en démontrant au tribunal que l’intérêt public commande l’octroi ou le refus du redressement demandé. « L’intérêt public » comprend à la fois les intérêts de l’ensemble de la société et les intérêts particuliers de groupes identifiables.

[112] En fait de démonstration qu’un préjudice irréparable sera causé à l’intérêt public, le fardeau dont doit s’acquitter l’organisme public est moins exigeant que celui auquel doit satisfaire un particulier. Le préjudice irréparable à l’intérêt public sera normalement démontré s’il est établi que l’organisme a le devoir de protéger l’intérêt public et que c’est dans cette sphère de responsabilité que se situe l’activité contestée. En pareilles situations, il faut présumer que l’activité est à l’avantage du public (RJR‐MacDonald, au para 76; Harper, au para 9).

[113] Lorsqu’un particulier soutient que l’intérêt public est menacé, il doit faire la preuve de ce préjudice et convaincre le tribunal des avantages, pour l’intérêt public, qui découleront de l’octroi du redressement demandé (RJR‐MacDonald, au para 73).

[114] Il peut aussi arriver que le maintien du statu quo soit une considération pertinente si le tribunal conclut que les choses sont par ailleurs égales de part et d’autre. Toutefois, cette méthode n’est pas fondée en présence d’allégations de violation de droits fondamentaux (RJR‐MacDonald, au para 80).

[115] Gardant ces principes à l’esprit, j’en arrive maintenant aux arguments des parties.

(b) La prépondérance des inconvénients favorise les demandeurs

[116] Les demandeurs et les défendeurs sont d’avis que la position qu’ils défendent respectivement représente le statu quo, et ils affirment que le volet du critère ayant trait à la prépondérance des inconvénients devrait être évalué en fonction du maintien de ce statu quo. Je rejette ces observations pour deux raisons.

[117] D’abord, avant même d’amorcer l’analyse de la question de l’intérêt public, il faut commencer par accepter que le RegDoc sert l’intérêt public. Il faut présumer que le fait de surseoir à son application causera un préjudice irréparable à l’intérêt public, même si ce sursis ne s’applique que pendant la courte période nécessaire, selon les demandeurs, pour qu’un tribunal rende une décision sur le fond du litige. S’il convient d’accorder beaucoup de poids à cette présomption de préjudice, elle n’est pas pour autant décisive dans l’analyse de la prépondérance des inconvénients. Elle sert plutôt de point de départ pour l’examen et la mise en balance d’intérêts opposés.

[118] Ensuite, il n’est pas fondé de se référer au statu quo dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients lorsque la violation de droits fondamentaux est alléguée comme c’est le cas en l’espèce (RJR‐MacDonald, au para 80).

[119] Personne ne conteste que la CCSN a pour mandat de protéger l’intérêt public et, en particulier, la sécurité du public, et que le RegDoc a été adopté dans cette optique. L’intention d’agir pour le bien public a été établie, au même titre que la présomption selon laquelle un préjudice irréparable surviendra en cas de sursis à la mise en œuvre du RegDoc (RJR‐MacDonald, au para 76; Harper, au para 9).

[120] Les défendeurs prétendent qu’il n’y a pas d’intérêts à prendre en compte du côté des demandeurs. En toute déférence, je ne partage pas ce point de vue. De l’avis des demandeurs, avis auquel je souscris, la protection du droit au respect de la vie privée constitue elle aussi un intérêt public important et concurrent (Sherman (succession) c Donovan, 2021 CSC 25, au para 75 [Sherman]). L’arrêt Sherman mettait en jeu des intérêts opposés : d’une part, la protection des renseignements personnels et, de l’autre, le principe de la publicité des débats judiciaires. Sur cette toile de fond, la Cour suprême a statué que l’intérêt public ne sera sérieusement menacé que lorsque les renseignements en question portent atteinte à l’identité fondamentale de la personne concernée, de sorte que leur diffusion au nom du principe de la publicité des débats judiciaires pourrait porter atteinte à la dignité de la personne (Sherman, au para 34).

[121] Il s’agit d’un seuil élevé. Toutefois, j’estime que le prélèvement non consensuel de liquides corporels réalisé dans la foulée de la mise en œuvre du RegDoc est une conséquence qui, incontestablement, touche au cœur même du droit à la vie privée et satisfait à ce seuil (Pâtes & Papier Irving, aux para 49 et 50).

[122] Les demandeurs ont établi à ma satisfaction l’existence d’un préjudice qui pourrait être évité pour le bien du public si l’injonction demandée était accordée.

[123] Aux fins de la pondération et de la recherche d’un équilibre entre ces intérêts publics rivaux, j’accorde une importance considérable au préjudice irréparable présumé que causerait l’octroi de l’injonction demandée. Les défendeurs font valoir – et je ne le nie pas – que si la Cour intervenait relativement à la décision de la CCSN de mettre en œuvre le RegDoc et au moment choisi pour cette mise en œuvre, cela reviendrait à retirer à la CCSN son pouvoir de prendre des décisions au sujet de questions que le législateur lui a expressément confiées. Ils soutiennent que dans le cadre de l’élaboration du RegDoc, la CCSN s’est fondée sur son obligation de prendre des initiatives pour assurer la sûreté et la sécurité dans les installations nucléaires de catégorie 1 et a tenu compte de nombreux facteurs, notamment les opinions formulées par les demandeurs.

[124] Toutefois, l’intérêt qu’ont les membres du public à pouvoir se prévaloir d’une protection contre les fouilles et perquisitions fortement envahissantes – fouilles et perquisitions dont il est allégué qu’elles sont illégales et contraires aux droits en matière de vie privée et aux garanties individuelles consacrées par la Charte – mérite lui aussi de se voir accorder un poids considérable.

[125] J’ai donc tenu compte des circonstances plus générales qui ressortent de la preuve et des observations des parties. Les défendeurs ont évoqué le respect des recommandations et attentes internationales, le fait que le dépistage préalable à l’affectation est en vigueur, le petit nombre d’employés touchés et les chances d’obtenir gain de cause dans la demande principale.

[126] Les demandeurs ont opposé à ces facteurs le fait que la mise en œuvre du RegDoc n’opérera qu’une mise à niveau partielle de l’industrie nucléaire canadienne par rapport aux recommandations et attentes de l’Agence internationale de l’énergie atomique, qui recommande le dépistage aléatoire pour tous les travailleurs qui pénètrent dans des zones protégées. Je prends aussi note de l’affirmation des demandeurs selon laquelle l’octroi de l’injonction demandée n’aura pas pour effet de suspendre entièrement l’application du RegDoc. Ce fait répond en partie à l’argument des défendeurs, qui affirment que, lors de l’élaboration du RegDoc, la CCSN a relevé des lacunes dans les programmes précédents d’aptitude au travail, en ce qui concerne la gestion du risque qu’un travailleur se présente avec les facultés affaiblies, et qu’elle a donc déterminé que la prise de mesures supplémentaires était nécessaire.

[127] J’ai par ailleurs tenu compte des éléments suivants :

  1. la preuve de l’absence de problème de consommation d’alcool et de drogues dans le lieu de travail;

  2. le fait que toutes les parties reconnaissent partager une même volonté d’assurer la sûreté du lieu de travail et une même conscience de l’importance des mesures en ce sens;

  3. les mesures exhaustives actuellement en vigueur en matière de surveillance et de contrôle des travailleurs occupant un poste essentiel sur le plan de la sûreté;

  4. la possibilité de recourir aux dispositions étoffées de la politique sur l’aptitude au travail, lesquelles autorisent le dépistage d’alcool et de drogues en présence d’une justification, y compris les tests motivés.

[128] J’ai aussi pris en compte le retard de mise en œuvre du RegDoc consécutif à la demande de report que les employeurs ont adressée à la CCSN, même si j’ai accordé peu de poids à cet aspect. Dans le même ordre d’idées, j’ai tenu compte, quoique de façon limitée, des opinions exprimées par au moins deux des employeurs en 2016 sur la question de l’apport des tests contestés en matière de sûreté et sécurité nucléaires.

[129] Il est important de rappeler que, si l’injonction demandée est accordée, cela n’aura pas pour effet de suspendre l’application du RegDoc en entier et que le programme de dépistage de l’alcool et de drogues restera en vigueur, ce qui permettra d’agir s’il y a motif à exiger qu’un employé se soumette à des tests. La jurisprudence reconnaît qu’un tribunal peut être en mesure d’offrir quelque redressement tout en veillant à en restreindre les effets sur l’intérêt public (RJR‐MacDonald, au para 79).

[130] Conjugué à la preuve de l’existence d’un programme rigoureux d’aptitude au travail et à celle de l’absence d’un réel problème de consommation d’alcool et de drogues dans le lieu de travail, ce facteur fait pencher la balance du côté des demandeurs.

[131] Après avoir soupesé l’ensemble des facteurs susmentionnés et appliqué les principes énoncés plus haut, je suis convaincu que l’intérêt public et donc, la prépondérance des inconvénients font pencher la balance en faveur des demandeurs. En outre, je tiens à souligner que le juge responsable de la gestion de l’instance a fixé un échéancier pour l’accomplissement de l’ensemble des étapes préalables à l’instruction de la demande principale : ces étapes doivent donc être menées à terme au plus tard le 24 juin 2022.

[132] Les demandeurs ont satisfait au troisième volet du critère tripartite.

  1. Conclusion

[133] Puisque j’ai conclu que les demandeurs avaient établi chacun des trois volets du critère cumulatif et que je suis d’avis que l’octroi de l’injonction demandée est juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire, la requête est accueillie.

[134] Les demandeurs ont droit aux dépens.


ORDONNANCE dans le dossier T‐1222‐21

LA COUR ORDONNE :

  1. La mise en œuvre des paragraphes 5.1 (Tests de dépistage d’alcool et de drogues préalables à l’affectation) et 5.5 (Tests aléatoires de dépistage d’alcool et de drogues) du REGDOC‐2.2.4, Aptitude au travail, tome II : Gérer la consommation d’alcool et de drogues, version 3 [RegDoc] est suspendue jusqu’au règlement définitif de la demande de contrôle judiciaire;

  2. Il est interdit à la Commission canadienne de sûreté nucléaire de subordonner les permis d’Ontario Power Generation, de Bruce Power, de la Société d’énergie du Nouveau–Brunswick et des Laboratoires Nucléaires Canadiens à l’obligation de mettre en œuvre ou de continuer de réaliser les tests de dépistage d’alcool et de drogues au travail prévus aux paragraphes 5.1 (Tests de dépistage d’alcool et de drogues préalables à l’affectation) et 5.5 (Tests aléatoires de dépistage d’alcool et de drogues) des dispositions contestées du RegDoc, et ce, jusqu’au règlement définitif de la demande de contrôle judiciaire;

  3. Il est interdit à Ontario Power Generation, à Bruce Power, à la Société d’énergie du Nouveau–Brunswick et aux Laboratoires Nucléaires Canadiens de mettre en œuvre ou de continuer de réaliser les tests de dépistage d’alcool et de drogues au travail prévus aux paragraphes 5.1 (Tests de dépistage d’alcool et de drogues préalables à l’affectation) et 5.5 (Tests aléatoires de dépistage d’alcool et de drogues) du RegDoc;

  4. Les demandeurs ont droit aux dépens.

 

« Patrick Gleeson »

Bl

 

 

TraTTank

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‐1222‐21

 

INTITULÉ :

POWER WORKERS UNION, SOCIETY OF UNITED PROFESSIONALS, THE CHALK RIVER NUCLEAR SAFETY OFFICERS ASSOCIATION, FRATERNITÉ INTERNATIONALE DES OUVRIERS EN ÉLECTRICITÉ, SECTION LOCALE 37, CHRIS DAMANT, PAUL CATAHNO, SCOTT LAMPMAN, GREG MACLEOD, MATTHEW STEWARD ET THOMAS SHIELDS c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, ONTARIO POWER GENERATION, BRUCE POWER, SOCIÉTÉ D’ÉNERGIE DU NOUVEAU‐BRUNSWICK ET LABORATOIRES NUCLÉAIRES CANADIENS

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 18 ET 19 JANVIER 2022

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 21 JANVIER 2022

 

COMPARUTIONS :

Richard Stephenson

Emily Lawrence

Douglas Montgomery

Michael Wright

Brendan McCutchen

Georgina Watts

Brenda Comeau

POUR LES DEMANDEURS

POWER WORKERS’ UNION, CHRIS DAMANT,

PAUL CATAHNO

POUR LES DEMANDEURS

SOCIETY OF UNITED PROFESSIONALS,

MATTHEW STEWARD, THOMAS SHIELDS

POUR LES DEMANDEURS

THE CHALK RIVER NUCLEAR SAFETY OFFICERS

ASSOCIATION, SCOTT LAMPMAN

POUR LES DEMANDEURS

FRATERNITÉ INTERNATIONALE DES OUVRIERS

EN ÉLECTRICITÉ, SECTION LOCALE 37, GREG

MACLEOD

Michael H. Morris

Elizabeth Koudys

Henry Dinsdale

Frank Cesario

Amanda Cohen

Gabrielle Lemoine

 

POUR LE DÉFENDEUR

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

POUR LES DÉFENDEURS

ONTARIO POWER GENERATION, BRUCE POWER

SOCIÉTÉ D’ÉNERGIE DU NOUVEAU‐BRUNSWICK

LABORATOIRES NUCLÉAIRES CANADIENS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Paliare Roland Rosenberg Rothstein, LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

Wright Henry, LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

Morrison Watts

Avocats

Toronto (Ontario)

Pink Larkin, LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

POWER WORKERS’ UNION, CHRIS DAMANT,

PAUL CATAHNO

POUR LES DEMANDEURS

SOCIETY OF UNITED PROFESSIONALS,

MATTHEW STEWARD, THOMAS SHIELDS

POUR LES DEMANDEURS

THE CHALK RIVER NUCLEAR SAFETY OFFICERS

ASSOCIATION, SCOTT LAMPMAN

POUR LES DEMANDEURS

FRATERNITÉ INTERNATIONALE DES OUVRIERS

EN ÉLECTRICITÉ, SECTION LOCALE 37, GREG

MACLEOD

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Hicks Morley Hamilton Stewart Storie, LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

POUR LES DÉFENDEURS

ONTARIO POWER GENERATION, BRUCE POWER

SOCIÉTÉ D’ÉNERGIE DU NOUVEAU‐BRUNSWICK

LABORATOIRES NUCLÉAIRES CANADIENS

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.