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Date : 20000322


Dossier : IMM-1097-99

Entre :


     Mahmoud ABBACE

     DEMANDEUR

     - et -

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

     ET DE L"IMMIGRATION

     DÉFENDEUR



     MOTIFS DE L"ORDONNANCE

LE JUGE LEMIEUX

Introduction



[1]      Il s"agit d"une demande de contrôle judiciaire à l"encontre d"une décision de la Commission de l"immigration et du statut de réfugié, Section du statut (le "tribunal") datée du 10 février 1999 refusant au demandeur le statut de réfugié au motif qu"il "n"a pas démontré d"une façon crédible et digne de foi une crainte raisonnable de persécution aux motifs invoqués".


[2]      M. Mahmoud Abbace (le "demandeur") est un citoyen d"Algérie qui revendique le statut de réfugié en alléguant une crainte bien-fondée de persécution en raison d"opinions politiques, réelles ou imputées, qu"un groupe terroriste de son pays croit qu"il épouse.


La décision du tribunal

     a)      Constatation des faits allégués

[3]      Le tribunal récite les faits suivants tels que rapportés par le demandeur. Le demandeur est un technicien en informatique employé depuis 1991 à l"établissement de production, de gestion et de distribution d"eau à Annaba en Algérie.

[4]      En 1997, le demandeur est désigné par sa compagnie pour accompagner, durant la semaine du 21 au 27 février, un groupe d"Américains chargés d"un projet parrainé par la Banque mondiale de développement. Le 23 février, le demandeur reçoit à son travail un appel téléphonique l"incitant à fournir un plan de travail de ses visiteurs et la durée de leur séjour; on exige une réponse le même jour à 17h00 sans quoi, on menace de l"exécuter.

[5]      Suite à cet appel, le demandeur contacte la sécurité de l"établissement; un faux plan de travail est préparé et les mesures de sécurité sont renforcées. Le même jour, vers 16h30, l"auteur du premier appel lui fait savoir qu"il est un traître et raccroche sans recueillir les informations sollicitées quelques heures plus tôt.

[6]      En avril 1997, après avoir fait un stage professionnel aux États-Unis, le demandeur, à son retour, apprend qu"en son absence, il a reçu de nombreux appels téléphoniques. Le 20 avril, c"est lui qui répond à un appel d"un individu furieux qui l"accuse d"être un agent de la sécurité militaire, le condamne à mort et lui annonce la réception écrite de ce verdict.

[7]      Le demandeur informe alors son directeur de la situation et à cette date, quitte son domicile pour se réfugier dans un logement de fonction; à partir de ce moment, le demandeur soumet que sa vie est devenue un cauchemar.

[8]      Le demandeur possédait alors un visa américain qui n"expirait que le 18 juin 1997. Puisque son employeur lui avait accordé un congé du 10 mai au 25 août 1997, le demandeur quitte son pays pour les États-Unis où il prend des cours d"anglais et d"informatique. Il demeure toujours en contact régulier avec sa famille qui l"informe des tueries qui se passent en Algérie.

[9]      En août 1998, le demandeur fixe sa date de retour au 1er septembre 1998 et téléphone à son père pour le prévenir de son retour. C"est à cette occasion qu"il apprend de ce dernier qu"un de ses frères, impliqué activement en politique, est condamné à mort par les terroristes.

[10]      Le 20 août 1998, le demandeur reçoit un fax d"un ami qui l"informe qu"une lettre de condamnation avait été émise contre lui par les terroristes. Le demandeur consulte un avocat qui lui recommande de demander refuge au Canada. Il traverse la frontière le 24 août 1998.

     b)      Les conclusions du tribunal

[11]      Tel que noté, le tribunal est d"avis que le demandeur n"a pas démontré d"une façon crédible et digne de foi une crainte raisonnable de persécution suivant les motifs qu"il a invoqués, c"est-à-dire "en raison d"opinions politiques réelles ou imputées par les terroristes de son pays".

[12]      Le tribunal concentre son analyse sur la réception, par le demandeur, d"un fax daté du 20 août 1998 parce que ce dernier "affirme qu"il n"a jamais été question de ne pas retourner dans son pays" avant la réception de celui-ci. Ainsi, le tribunal est d"avis que le revendicateur fonde sa demande d"asile sur ce document expédié par un voisin onze jours avant la date fixée pour son retour en Algérie et déposé en preuve.

[13]      Ce fax, déposé sous la cote B-15, se lit comme suit:

     Mahmoud,
     J"aimerais t"informer d"une chose qui va te déplaire certainement mais....
     Ton père a reçu une lettre de menace "de mort" de la part des groupes islamistes armés et ce, hormis la lettre que ton frère "Hassan" a déjà reçue. Il a dû quitter la maison pour le sud "Hassi Messaoud" où il espère trouver sécurité et emploi. Ce qui est désolant dans cette affaire, c"est le dispositif de sécurité de la Wilaya d"Annaba qui ne prend pas au sérieux cette nouvelle sous prétexte que la lettre ne portait pas de sceau officiel qui prouve l"identité du destinateur [sic ]. Ton père s"était présenté aux services de sécurité aussitôt qu"il l"avait reçue.
Je suis très inquiet à ton sujet c"est pourquoi, je t"ai écrit aussi vite que j"ai pu. Je sais que je te cause des tracas à l"étranger. Ces groupes armés t"ont condamné à mort: le jour où tu mettras tes pieds à Annaba ou dans n"importe quelle ville d"Algérie, tu peux imaginer ce qui se passera si tu retournes.
     Je t"en prie, réfléchis comme il faut et analyse toute la situation comme quelqu"un de conscient. Tu dois prendre au sérieux le contenu de cette lettre.

[14]      Par ailleurs, la lettre de condamnation, pièce E de l"affidavit du demandeur au soutient de sa demande de contrôle judiciaire, se lit comme suit:

     AU NOM DE DIEU

     AVERTISSEMENT
LE GROUPE ARMÉ (ZONE EST D"ANNABA) CONDAMNE LE NOMMÉ ABBACI MAHMOUD, DOMICILIÉ AU QUARTIER SI BOUSSE, AU BOULEVARD MOKHTARI IBRAHIM, À MORT ET CE, POUR AVOIR AIDÉ LE DISPOSITIF DE L"ÉTAT. IL EST, PAR CONSÉQUENT, RESPONSABLE DE LA MORT DE CERTAINS DE NOS VAILLANTS COMBATTANTS. CES DERNIERS OEUVRAIENT POUR L"AFFERMISSEMENT DE NOTRE RELIGION ET L"ÉRADICATION DES RACINES DU MAL ET DE LA DÉPRAVATION.
LE GROUPE ARMÉ TE POURSUIVRA LÀ OÙ TU SERAS POUR L"EXÉCUTION DE CE JUGEMENT LÉGITIME.
     SAMEDI, 01 AOÛT 1998
     LE GROUPE ARMÉ
     (ZONE EST D"ANNABA)

        

[15]      Le tribunal souligne que par l"entremise de ce fax, le demandeur apprend que son père a reçu, le premier du mois, une lettre du GIA le condamnant à mort. Or, le tribunal décèle une invraisemblance puisque son père, au cours de l"appel téléphonique du mois d"août 1998, l"avait informé qu"un de ses frères, actif en politique, avait été obligé de s"éloigner de son domicile en raison de menaces de mort sans toutefois faire mention de la condamnation à mort qui pèse également contre lui. Le tribunal tire alors la conclusion suivante:

     Interrogé, le demandeur explique l"omission de cet événement capital par le fait que son père aurait voulu le protéger, ce qui relève de l"invraisemblance dans les circonstances où le demandeur, à l"abri de menaces à l"extérieur de son pays, s"apprête à y retourner pas du tout découragé par le sort que réserve le GIA à son propre frère.

[16]      Le fax du 20 août 1998 mentionne que son père aurait remis la lettre de condamnation aux autorités. Néanmoins, cette lettre a été mise en preuve devant le tribunal sous la cote P-28. Interrogé à l"audience sur le cheminement que cette lettre aurait parcouru pour se retrouver dans le dossier du tribunal, le demandeur témoigne avoir mis son voisin en contact avec un officier de police qui se serait arrangé pour la récupérer au commissariat. Selon le tribunal, le demandeur a témoigné qu"il aurait fait connaissance de cet officier lors de la venue en Algérie de la mission américaine en février 1997 cependant, il lui était impossible, lors de l"interrogatoire du tribunal, de témoigner de son nom et de son adresse.

[17]      Outre ce motif, le tribunal invoque également un autre élément afin de justifier sa décision. En effet, ce dernier n"accorde aucune valeur probante à la lettre de condamnation et "trouve invraisemblable que le demandeur après avoir été visé par une menace d"exécution en février 1997, condamné à nouveau à mort en avril 1997 avec promesse d"un verdict écrit, ne reçoive qu"une lettre dite "d"avertissement"" et ce, seize à dix-huit mois après l"incident déclencheur du 23 février 1996. Le tribunal offre un second motif pour ne pas accorder de valeur probante à cette lettre: les autorités algériennes auraient rejeté la plainte en raison de l"absence du sceau du destinataire sur la lettre de condamnation.

[18]      Le tribunal, dans sa conclusion ultime, écrit:

     Pour tous ces motifs, le tribunal ne croit pas cette histoire et est d"avis que les éléments de preuve soumis sont insuffisants pour établir que le demandeur, en cas de retour dans son pays, aurait une "possibilité raisonnable" de persécution, selon les termes de l"arrêt Adjei [Adjei c. M.E.I. , [1989] 2 C.F., 680 (C.A.F.)].

Analyse

[19]      Le tribunal refuse au demandeur le statut de réfugié au motif qu"il ne croit pas au contenu de son récit. Selon le tribunal, le demandeur n"a pas démontré d"une façon crédible et digne de foi l"existence d"une crainte raisonnable de persécution en relation avec les motifs qu"il a invoqués au soutien de sa demande, c"est-à-dire, la condamnation par la GIA des opinions politiques qu"il embrasse.

[20]      Le tribunal fonde sa conclusion sur trois invraisemblances ou implausibilités qu"il relève lors du témoignage du demandeur:

     (1)      le fait que son père ne lui a pas mentionné la condamnation qui pesait contre lui alors qu"il s"apprêtait à rentrer au pays;
     (2)      le fait qu"il ne peut se souvenir ni du nom et ni de l"adresse du policier chez qui il a dirigé son voisin pour récupérer la lettre de condamnation que son père aurait remis à la police; et
     (3)      l"invraisemblance entourant la lettre de condamnation à laquelle le tribunal n"accorde aucune valeur probante puisque cette lettre est simplement une lettre d"avertissement reçue dix-huit mois après l"incident déclencheur de février 1997 et qu"elle ne porte pas le sceau du GIA.

[1]      Le procureur du demandeur soutient que l"explication donnée par le demandeur pour justifier le silence de son père au sujet de la lettre de condamnation est plausible " ce dernier aurait jugé préférable de ne pas parler de cette lettre au demandeur de peur de le renforcer dans sa décision de retourner en Algérie plutôt que de l"en dissuader.

[2]      De plus, le procureur du demandeur prétend que le tribunal invoque quelques détails secondaires afin de soutenir que le demandeur n"est pas crédible. Le procureur du demandeur plaide qu"aucune preuve au dossier appuie certains éléments rattachés aux invraisemblances tirées par le tribunal. À titre d"exemple, le procureur du demandeur soumet:

     (1)      le tribunal a commis une erreur en concluant que le demandeur ne connaissait pas le nom du policier chez qui il avait dirigé son voisin. La preuve établit que le demandeur a donné le prénom de cet officier, soit Abdelkrim;
     (2)      les commissaires font une erreur flagrante en prétendant qu"il s"agissait d"un officier de police alors que le demandeur avait clairement précisé à l"audience qu"il s"agissait d"un officier de la sécurité militaire . Selon le procureur du demandeur, ce détail était extrêmement important puisqu"il rendait vraisemblable l"explication donnée à ce sujet par le demandeur puisque la sécurité militaire prime les services civils de police en Algérie;
     (3)      En outre, il maintient que l"invraisemblance tirée du fait que le demandeur ne connaissait pas l"adresse de l"officier n"est pas raisonnable. Il reste que le demandeur a bien dirigé son voisin à l"aéroport où l"officier se trouvait en devoir.

[3]      Le procureur du demandeur attaque les conclusions du tribunal quant au contenu de la lettre de condamnation. Le procureur prétend qu"à la lecture même de cette lettre, il est évident qu"elle n"est pas simplement un avertissement mais bien une condamnation à mort exécutoire et ce, malgré le mot avertissement à l"entête du document. Le procureur soumet que la lettre de condamnation du 1er août 1998 était l"aboutissement d"un processus amorcé par les terroristes bien avant cette date et que les faits rapportés par le demandeur se situent dans un contexte cohérent et donc, par ce fait même, crédible.

[4]      De plus, le procureur du demandeur soutient que le tribunal n"avait aucune preuve pour conclure que c"était le GIA qui avait émis la lettre de condamnation. La preuve documentaire, selon le procureur, établit qu"il existe plusieurs groupes terroristes en Algérie et que le GIA n"en est qu"un. La seule preuve au dossier sur la pratique d"apposer un sceau à une telle lettre est reliée au GIA et non pas à d"autres groupes terroristes en Algérie; la lettre de condamnation est simplement signée "Le Groupe Armé".

[5]      Après analyse du dossier et des arguments des parties, je suis d"avis que cette demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

[6]      L"arrêt Aguebor c. Ministre de l"Emploi et de l"Immigration (1993), 160 N.R. 315 (C.F.A.) établit les balises d"intervention de cette Cour en matière d"invraisemblance et d"implausibilité. Le juge Décary énonce le principe comme suit au paragraphe 4:

[4] Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé qu"est la section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d"un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d"un récit et de tirer les inférences qui s"imposent? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d"attirer notre intervention, ses conclusions sont à l"abri du contrôle judiciaire. Dans Giron, la cour n"a fait que constater que dans le domaine de la plausibilité, le caractère déraisonnable d"une décision peut être davantage palpable, donc plus facilement identifiable, puisque le récit apparaît à la face même du dossier. Giron, à notre avis, ne diminue en rien le fardeau d"un appelant de démontrer que les inférences tirées par le tribunal ne pouvaient pas raisonnablement l"être. L"appelant, en l"espèce, ne s"est pas déchargé de ce fardeau.      [c"est moi qui souligne]

[7]      Le tribunal fonde sa première invraisemblance sur le fait que le père du demandeur ne lui aurait pas fait mention de la lettre de condamnation alors que le demandeur s"apprêtait à rentrer au pays. Cette invraisemblance est fondée sur une preuve au dossier et n"est pas déraisonnable. L"appréciation de la preuve appartient au tribunal. Dans l"arrêt Syndicat canadien de la fonction publique c. Ville de Montréal , [1997] 1 R.C.S. 793, Madame le juge L"Heureux-Dubé écrit à la page 844:

     Nous devons nous souvenir que la norme quant à la révision des conclusions de fait d"un tribunal administratif exige une extrême retenue.... Les cours de justice ne doivent pas revoir les faits ou apprécier la preuve. Ce n"est que lorsque la preuve, examinée raisonnablement, ne peut servir de fondement aux conclusions du tribunal qu"une conclusion de fait serait manifestement déraisonnable.     

     [c"est moi qui souline]

[8]      Pour ce qui est de la deuxième invraisemblance, le dossier démontre effectivement que le demandeur ne connaissait ni le nom complet de l"officier ni son adresse et considérant l"importance du cheminement de cette lettre, il était de l"entière juridiction du tribunal d"évaluer l"importance de ce fait. Je ne peux conclure que l"inférence était déraisonnable.

[9]      Quant à la troisième invraisemblance, je n"accepte pas que le tribunal ait commis une erreur en qualifiant la lettre du 1er août comme étant une simple lettre d"avertissement. Le procureur tire cette conclusion en lisant un extrait de la décision du tribunal, hors de son contexte. Vue dans son ensemble, la décision du tribunal indique clairement qu"il considère la lettre comme étant une condamnation à mort.

[10]      De plus, il était loisible au tribunal de n"accorder aucune valeur probante à la lettre de condamnation comme l"ont fait les autorités algériennes. C"est le demandeur lui-même qui a déposé la preuve du rejet par les autorités algériennes de cette lettre de condamnation, qu"elle émane de la GIA ou de quelqu"autre groupe terroriste.

CONCLUSION

[11]      Pour tous ces motifs, cette demande de contrôle judiciaire est rejetée.

    

    

     J U G E

OTTAWA, (ONTARIO)

LE 22 MARS 2000

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