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Date : 20220301


Dossier : IMM-5366-20

Référence : 2022 CF 261

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 1er mars 2022

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

MOHAMMED NURUL ISLAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS :

I. La nature de l’affaire

[1] M. Islam [le demandeur] sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 22 septembre 2020 [la décision] par un agent principal de l’immigration [l’agent] relativement à sa demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR]. L’agent a rejeté la demande d’ERAR après avoir conclu que si le demandeur était renvoyé au Bangladesh, il ne serait pas personnellement exposé à un risque de torture, de menace à la vie ou de traitements ou peines cruels ou inusités au sens de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Le contexte

[3] Le demandeur est un citoyen du Bangladesh qui a vécu à Chittagong. Il est membre du Parti national du Bangladesh [le PNB] et se décrit comme un leader au sein de ce parti. Il affirme qu’inspirés par le fondateur du PNB, lui et son ami, M. Nuru, se sont joints au parti à la fin des années 1990. En 2007, la Ligue Awami, un autre parti politique, a ravi le pouvoir au PNB et a commencé à enlever et à arrêter des membres du PNB. En 2014, la Ligue Awami a remporté les élections sans opposition et le gouvernement a continué à enlever et à assassiner des membres haut placés du PNB.

[4] Le demandeur affirme que, le 29 mars 2017, M. Nuru et lui-même ont assisté à un mariage, après quoi M. Nuru est retourné chez lui et le demandeur, chez sa belle-famille. Cette nuit-là, des policiers en civil ont arrêté M. Nuru. Le demandeur affirme que les policiers étaient des membres de la Ligue Awami. Le lendemain matin, le corps de M. Nuru a été retrouvé sur le bord d’une rivière. Le demandeur affirme que la Ligue Awami le recherche parce qu’il était avec M. Nuru la nuit où ce dernier a été enlevé et que des membres de la Ligue Awami sont allés chez lui afin de le trouver.

[5] Le demandeur a par la suite quitté Chittagong pour se rendre à Daka le 5 avril 2017. Deux jours plus tard, des membres de la Ligue Awami se sont rendus à son domicile et ont harcelé et agressé physiquement son épouse et sa mère. Le demandeur a obtenu un visa pour le Canada le 28 juillet 2017 et est arrivé au Canada avec sa mère le 27 août 2017. Son épouse et ses enfants sont toujours au Bangladesh parce que leurs demandes de visa ont été rejetées.

[6] Le 26 février 2018, le demandeur a présenté une demande d’asile. Une enquête sur l’admissibilité a eu lieu le 20 juillet 2019, au cours de laquelle la Section de l’immigration [la SI] a jugé que le demandeur était interdit de territoire aux termes de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR parce qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le PNB est ou a été l’auteur ou l’instigateur d’actes de « terrorisme » ou « visant le renversement d’un gouvernement par la force ». Par conséquent, le traitement de sa demande d’asile a pris fin. Le 1er octobre 2019, le demandeur a été informé de la mesure de renvoi prise contre lui et, par la suite, il a déposé une demande d’ERAR sans être représenté par un avocat.

[7] Il a reçu instruction de se présenter en vue de son renvoi du Canada vers le Bangladesh le 26 février 2021. Le 24 février 2021, notre Cour a accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi.

III. La décision contestée

[8] L’agent a reconnu que la SI avait conclu que le demandeur était membre du PNB. Il a souligné que l’article 96 de la LIPR ne s’appliquait pas au demandeur parce que la SI l’avait déclaré interdit de territoire pour des raisons de sécurité. Par conséquent, l’agent a seulement évalué le risque auquel il était exposé au regard de l’article 97 de la LIPR. Il a également refusé d’évaluer les éléments de preuve que le demandeur a présentés pour invoquer des considérations d’ordre humanitaire.

[9] L’agent a résumé les observations formulées par le demandeur dans le cadre de l’ERAR et a examiné les articles faisant état du décès de M. Nuru. Il a reconnu que le demandeur était membre du PNB et que M. Nuru avait été trouvé mort le 30 mars 2017. Cependant, l’agent a finalement conclu que le demandeur n’avait pas fourni d’éléments de preuve qui démontraient qu’il serait exposé à un risque s’il était renvoyé au Bangladesh.

[10] L’agent a souligné qu’il incombait au demandeur d’asile de prouver qu’il serait exposé à un risque et que le demandeur en l’espèce n’avait pas produit d’éléments de preuve pour corroborer son allégation. L’agent a mis en évidence deux aspects de la preuve qui faisaient défaut. Premièrement, le demandeur n’avait pas fourni d’éléments de preuve établissant sa relation d’amitié avec M. Nuru ou qu’il s’était trouvé avec M. Nuru la nuit du décès de ce dernier. Selon l’agent, il était raisonnable de s’attendre à ce qu’il existe des éléments de preuve de leurs antécédents personnels, compte tenu de la durée de leur relation.

[11] Deuxièmement, le demandeur n’avait pas fourni d’éléments de preuve selon lesquels il serait ciblé s’il était renvoyé au Bangladesh. Il n’avait pas présenté d’affidavits souscrits par son épouse ou sa mère, pas plus qu’il n’avait fourni de documents médicaux prouvant qu’elles avaient été agressées physiquement. De même, le demandeur n’avait pas fourni d’affidavits souscrits par des amis ou des membres de sa famille, l’épouse de M. Nuru ou des membres du PNB. Compte tenu de l’engagement de longue date du demandeur au sein du PNB, l’agent a estimé qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que d’autres membres de ce parti écrivent des lettres d’attestation du risque auquel il serait exposé.

[12] L’agent a cité un extrait du rapport du ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni sur l’opposition politique au Bangladesh. Se fondant sur ce passage, il a conclu que, [TRADUCTION] « bien que des actes de violence se produisent, le niveau de violence est généralement faible par rapport à la taille des partis politiques ». L’agent a conclu qu’une audience n’était pas nécessaire parce que les facteurs énoncés à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement] n’étaient pas remplis. L’agent a finalement rejeté la demande d’ERAR du demandeur.

IV. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[13] Après avoir examiné les observations des parties, j’estime que les questions sont mieux formulées ainsi :

  1. L’agent a-t-il commis une erreur en omettant de tenir une audience?

  2. L’agent a-t-il commis une erreur en exigeant des éléments de preuve corroborants?

  3. L’agent a-t-il commis une erreur en n’effectuant pas une appréciation du profil de risque objectif du demandeur au moyen de documents récents accessibles au public?

[14] Le demandeur soutient que la norme de contrôle applicable aux questions deux et trois est celle de la décision raisonnable. Il fait valoir que le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est un exercice rigoureux et non une « simple formalité » ni un moyen visant à soustraire les décideurs administratifs à leur obligation de rendre des comptes (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 13) et qu’un résultat apparemment raisonnable ne saurait être tenu pour valide s’il n’est pas justifié au regard des motifs (Vavilov, au para 96). Le demandeur soutient que la première question est susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte, mais il n’invoque aucun précédent à l’appui de sa position.

[15] Le défendeur soutient qu’aucune des questions soulevées par le demandeur ne justifie que l’on déroge à la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable telle qu’elle est énoncée dans l’arrêt Vavilov. Bien que les questions d’équité procédurale fassent généralement l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte, lorsqu’il s’agit d’établir si un agent d’ERAR aurait dû tenir une audience, la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable (Ritual c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 717 [Ritual] au para 29).

[16] Je conviens avec le défendeur que la norme de contrôle applicable à toutes les questions en l’espèce est celle de la décision raisonnable. En ce qui concerne le bien-fondé de la décision, la présente affaire ne met pas en cause l’une des exceptions énoncées par la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov; par conséquent, la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable n’est pas réfutée (Vavilov, aux para 23-25, 53).

[17] Le contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable exige que la Cour apprécie l’intelligibilité, la transparence et la justification d’une décision. Lorsqu’elles contrôlent une décision selon la norme de la décision raisonnable, les cours de révision doivent tenir dûment compte à la fois du résultat de la décision et du raisonnement à l’origine de ce résultat (Vavilov, au para 87). Une décision raisonnable doit être « justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, au para 99). Cependant, « les cours de révision doivent également s’abstenir “d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur” » (Vavilov, au para 125). Si les motifs du décideur administratifs permettent à la cour de révision de comprendre le raisonnement à l’appui de la décision et de déterminer si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit, la décision sera raisonnable (Vavilov, aux para 85-86).

V. Les positions des parties

A. L’agent a-t-il commis une erreur en omettant de tenir une audience?

1) La position du demandeur

[18] Même s’il a indiqué que la décision se fondait sur l’insuffisance de la preuve, l’agent a, dans les faits, tiré une conclusion défavorable en matière de crédibilité (Latifi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 1388 au para 60; Matute Andrade c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1074 [Andrade] au para 31). En l’absence de conclusion en matière de crédibilité, la preuve d’un demandeur est présumée véridique. Si la conclusion de l’agent ne peut être tirée qu’en ne donnant pas foi à la preuve, l’agent a tiré une conclusion relative à la crédibilité (Cho c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1299 [Cho] aux para 24, 26). Comme la crédibilité était en cause, le demandeur avait droit à une audience.

[19] Dans la décision Liban c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1252, la Cour a conclu que, lorsque l’agent a déclaré qu’il n’y avait « pas suffisamment d’éléments de preuve objectifs » permettant d’appuyer les prétentions du demandeur d’asile, ce qu’il disait en fait, c’est qu’il ne le croyait pas. La Cour a conclu que si l’agent avait cru le demandeur d’asile, il aurait vraisemblablement conclu que ce dernier était exposé à un risque à la lumière de la preuve documentaire qu’il avait acceptée.

[20] En l’espèce, l’agent a remis en question la preuve par affidavit du demandeur concernant le risque prospectif en raison de l’absence d’éléments de preuve corroborants. En particulier, l’agent a remis en doute le fait que M. Nuru et le demandeur étaient amis, que l’épouse et la mère du demandeur avaient été agressées et que le demandeur serait pris pour cible s’il était renvoyé au Bangladesh. L’agent n’aurait pas pu tirer cette conclusion s’il avait cru le demandeur. Un bon examen de la preuve objective récente aurait permis de corroborer la preuve par affidavit présentée par le demandeur.

2) La position du défendeur

[21] Aucune audience n’est tenue dans le contexte d’un ERAR, sauf dans des circonstances exceptionnelles, lorsque toutes les conditions mentionnées à l’article 167 du Règlement sont remplies (Bhallu c Canada (Solliciteur général), 2004 CF 1324 au para 4). L’agent n’a pas évalué la crédibilité du demandeur.

[22] Un agent peut tenir compte de la valeur probante ou du poids accordé à la preuve sans tenir compte de la crédibilité, car la crédibilité n’est pas pertinente si la preuve n’a que peu de poids, voire aucun (Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067 [Ferguson] aux para 23 et 24). Le fait de ne pas être convaincu par la preuve est différent du fait de remettre en question la crédibilité d’un demandeur (Aboud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1019 au para 35). Une audience n’est requise que lorsque des éléments de preuve soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité — lorsqu’ils ne soulèvent qu’une question théorique, aucune audience n’est requise (Gandhi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1132 au para 41).

[23] En l’espèce, la crédibilité n’était pas en cause, car l’agent a reconnu que le demandeur était membre du PNB. Il était raisonnable que l’agent ne tienne pas d’audience.

B. L’agent a-t-il commis une erreur en exigeant des éléments de preuve corroborants?

1) La position du demandeur

[24] Se fondant sur la description que le demandeur a faite de lui-même en tant que leader du PNB, la SI a conclu qu’il était bien membre du PNB. Compte tenu de cette conclusion, il était déraisonnable de la part de l’agent de remettre en question le risque auquel le demandeur était exposé et d’exiger qu’il fournisse des éléments de preuve corroborants. Les risques personnels peuvent être inférés des éléments de preuve circonstanciels lorsqu’une personne établit qu’elle est membre d’un groupe ciblé (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 53). Les documents objectifs sur la situation dans le pays en l’espèce prouvent que les membres du PNB sont persécutés par la Ligue Awami.

[25] Le défendeur soutient que la véracité ou la fiabilité des déclarations du demandeur ne peut être assimilée à une présomption que la preuve est satisfaisante (Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302). S’il est vrai que le décideur juge si une preuve sous serment est suffisante selon la prépondérance des probabilités, l’agent commet une erreur lorsqu’il omet d’expliquer pourquoi il n’a pas tenu compte de la preuve sous serment d’un demandeur ou l’a écartée. L’agent ne devrait pas s’attarder à la preuve qui n’est pas soumise (Kim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 581 aux para 56-57, 63). En l’espèce, l’agent a commis une erreur en exigeant d’autres éléments de preuve, compte tenu du témoignage sous serment du demandeur et de la preuve documentaire objective selon laquelle les membres du PNB sont exposés à un risque en raison des actes de persécution de la Ligue Awami.

[26] Le défendeur ne peut pas étayer les motifs de l’agent en faisant maintenant valoir que ce dernier a examiné le risque auquel serait exposé le demandeur en tenant compte du fait qu’il est un membre et non un leader du PNB. La SI a conclu que le demandeur est un membre du PNB; elle n’a pas établi qu’il en est un leader. De plus, l’agent d’ERAR n’a pas conclu que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour établir qu’il était un leader. Il n’a pas fait de distinction entre l’appartenance au parti à titre de membre ou à titre de leader.

2) La position du défendeur

[27] La SI a conclu que le demandeur était un membre du PNB, et non un leader. La SI s’est appuyée sur le fait que le demandeur avait reçu un certificat de police, qui ne serait normalement pas remis aux membres ou aux dirigeants de l’opposition. L’agent a ensuite évalué le risque du demandeur en fonction des documents sur la situation dans le pays. Bien que des milliers de membres du PNB aient été arrêtés avant les élections de 2018, l’agent a souligné à juste titre que le nombre de personnes touchées par la violence politique est relativement faible.

[28] Même si la preuve par affidavit est présumée crédible et fiable, elle ne peut pas être présumée suffisante, en soi, pour établir les faits selon la prépondérance des probabilités. On ne doit pas confondre présomption de véracité et présomption de suffisance. Il incombe au demandeur de produire suffisamment d’éléments de preuve et de présenter les documents pertinents au fur et à mesure qu’ils sont à sa disposition (Perampalam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 909 au para 17).

[29] L’exigence de faits qui corroborent l’intégralité de la cause d’un demandeur est une question de bon sens. Il est raisonnable de s’attendre à ce que le défaut de déposer une preuve justificative puisse avoir une incidence sur l’évaluation du risque d’un demandeur (Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 943 au para 21; Valdeblanquez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 410 au para 41).

C. L’agent a-t-il commis une erreur en n’effectuant pas une appréciation du profil de risque objectif du demandeur au moyen de documents récents accessibles au public?

1) La position du demandeur

[30] L’agent n’a pas évalué les documents objectifs sur la situation dans le pays. En raison du principe de non-refoulement, l’analyse de l’agent ne peut se limiter strictement aux arguments ou aux éléments de preuve présentés par le demandeur. L’agent a l’obligation de consulter les rapports récents et accessibles au public sur les conditions qui règnent dans le pays, même lorsqu’ils n’ont pas été fournis. L’obligation est encore plus impérative quand il est question d’un demandeur non représenté par un avocat, comme c’était le cas du demandeur lorsqu’il a présenté sa demande d’ERAR (Jama c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 668 aux para 18 et 21). Même si le demandeur présente uniquement un formulaire de demande d’ERAR et une déclaration personnelle dans lesquels il décrit ses antécédents, ses craintes et le risque auquel il est exposé, les agents d’ERAR ont toujours l’obligation de consulter les documents relatifs à la situation dans le pays. Sans une analyse de la preuve documentaire objective, la Cour peut se retrouver sans explication au sujet des motifs sur lesquels s’est appuyé l’agent pour rendre sa décision (Pacheco c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 872 aux para 55 et 58).

[31] En l’espèce, l’agent isole un paragraphe du rapport du ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni pour conclure que la violence politique au Bangladesh est faible par rapport à la taille des partis politiques. Il était déraisonnable de la part de l’agent, premièrement, de ne pas tenir compte d’autres parties du rapport du ministère de l’Intérieur du Royaume-Uni et de l’intégralité du rapport du département d’État des États-Unis et, deuxièmement, de ne pas consulter d’autres rapports accessibles au public contenus dans la pièce C du dossier de la demande.

[32] D’autres parties des rapports susmentionnés indiquent que les membres du PNB et d’autres opposants de la Ligue Awami font l’objet d’arrestations, de harcèlement, d’extorsion, de torture, de meurtres et d’enlèvements. Les autres rapports versés au dossier indiquent qu’avant les élections du 30 décembre 2018, le niveau d’attaques et de répression contre les candidats, les leaders et les militants des partis d’opposition était plus élevé que jamais. Deux lois autorisent l’arrestation de militants de partis d’opposition s’ils critiquent des membres haut placés de la Ligue Awami.

[33] Même si l’agent n’est pas tenu de mentionner chacun des éléments de preuve, plus la preuve est importante, plus une cour de justice sera disposée à conclure que le décideur a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il disposait ». Donc, « le fardeau de l’explication [donnée par un décideur] augmente avec la pertinence de la preuve en question par rapport aux faits contestés » (Cepeda-Gutierrez c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1999] 1 CF 53 au para 17, [1998] ACF no 1425). En l’espèce, l’agent n’a pas fait référence à des documents qui étaient directement pertinents eu égard à la question centrale du risque auquel le demandeur serait exposé, ce qui indique qu’il a pris sa décision « sans tenir compte des éléments dont il disposait ».

2) La position du défendeur

[34] Le demandeur invite la Cour à apprécier à nouveau la preuve, ce qui n’est pas son rôle dans le cadre d’un contrôle judiciaire. L’agent a dûment examiné les documents relatifs à la situation dans le pays en tenant compte de la situation du demandeur et a souligné que les membres du PNB peuvent faire l’objet de mauvais traitements. Il incombe aux personnes qui demandent un ERAR d’avancer leurs meilleurs arguments pour convaincre le décideur que, suivant la prépondérance des probabilités, elles sont exposées à un risque au titre de l’article 97 (Nhengu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 913 au para 6). En l’espèce, le demandeur ne s’est tout simplement pas acquitté de ce fardeau qui lui incombait.

VI. Analyse

A. L’agent a-t-il commis une erreur en omettant de tenir une audience?

[35] Pour les motifs qui suivent, je conclus que l’agent a omis de tenir une audience et qu’il a tiré une conclusion voilée en matière de crédibilité.

[36] L’alinéa 113b) de la LIPR prévoit qu’une audience peut être tenue si le ministre « l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires ». L’article 167 du Règlement énonce les facteurs suivants :

Facteurs pour la tenue d’une audience

167. Pour l’application de l’alinéa 113b) de la Loi, les facteurs ci-après servent à décider si la tenue d’une audience est requise :

a) l’existence d’éléments de preuve relatifs aux éléments mentionnés aux articles 96 et 97 de la Loi qui soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur;

b) l’importance de ces éléments de preuve pour la prise de la décision relative à la demande de protection;

c) la question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

[37] Il est établi que pour qu’une audience soit requise, il faut que la crédibilité du demandeur soit mise en doute et que cet élément soit déterminant dans la question que doit trancher l’agent d’ERAR (Andrade, au para 30).

[38] La jurisprudence reconnaît qu’il peut être difficile de faire la distinction entre une conclusion de preuve insuffisante et une conclusion voilée en matière de crédibilité (Gao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 59 au para 32). Dans la décision AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 498 [AB], le juge Boswell a expliqué certains des principes clés relativement à cette distinction :

[115] Un agent d’ERAR ne tire pas essentiellement une conclusion défavorable en matière de crédibilité chaque fois qu’il conclut que la preuve produite par un demandeur n’est pas suffisante pour s’acquitter de son fardeau de présentation (Herman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 629, au par. 17 [Herman]). Il existe une distinction entre la charge de la preuve, la norme de preuve applicable et la qualité de la preuve nécessaire pour satisfaire cette norme (Carillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration)), 2008 CAF 94, au par. 16). Un agent d’ERAR peut tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité ou simplement ne pas croire la preuve présentée par le demandeur. Cette approche diffère sensiblement du fait de ne pas être convaincu qu’un demandeur s’est acquitté de son fardeau de la preuve selon la prépondérance des probabilités, sans jamais avoir apprécié la crédibilité de la preuve (Herman, au par. 17).

[116] La jurisprudence établit que la question de savoir si un demandeur s’est acquitté de sa charge de persuasion dépend du poids qu’un agent accorde à la preuve. L’agent peut aborder cette tâche en appréciant d’abord la crédibilité de la preuve, et s’il s’avère qu’elle n’est pas crédible, l’agent ne peut pas accorder de poids aux éléments de preuve. Toutefois, l’agent peut soit déterminer le poids des éléments de preuve qu’il a jugés crédibles, soit passer directement à évaluation du poids des éléments de preuve sans tirer de conclusions en ce qui a trait à la question de la crédibilité (Ferguson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1067, aux par. 26 et 27 [Ferguson]; Gao, aux par. 35 et 36). Voici ce qu’a fait remarquer le juge Zinn dans la décision Ferguson :

[26] Si le juge des faits décide que la preuve est crédible, une évaluation doit ensuite être faite pour déterminer le poids à lui accorder. Il n’y a pas seulement la preuve qui a satisfait au critère de fiabilité dont le poids puisse être évalué. Il est loisible au juge des faits, lorsqu’il examine la preuve, de passer directement à une évaluation du poids ou de la valeur probante de la preuve, sans tenir compte de la question de la crédibilité. Cela arrive nécessairement lorsque le juge des faits estime que la réponse à la première question n’est pas essentielle parce que la preuve ne se verra accorder que peu, voire aucun poids, même si elle était considérée comme étant une preuve fiable. Par exemple, la preuve des tiers qui n’ont pas les moyens de vérifier de façon indépendante les faits au sujet desquels ils témoignent, se verra probablement accorder peu de poids, qu’elle soit crédible ou non.

[27] La preuve présentée par un témoin qui a un intérêt personnel dans la cause peut aussi être évaluée pour savoir quel poids il convient d’y accorder, avant l’examen de sa crédibilité, parce que généralement, ce genre de preuve requiert une corroboration pour avoir une valeur probante. S’il n’y a pas corroboration, alors il pourrait ne pas être nécessaire d’évaluer sa crédibilité puisque son poids pourrait ne pas être suffisant en ce qui concerne la charge de la preuve des faits selon la prépondérance de la preuve. Lorsque le juge des faits évalue la preuve de cette manière, il ne rend pas de décision basée sur la crédibilité de la personne qui fournit la preuve; plutôt, le juge des faits déclare simplement que la preuve qui a été présentée n’a pas de valeur probante suffisante, soit en elle‑même, soit combinée aux autres éléments de preuve, pour établir, selon la prépondérance de la preuve, les faits pour lesquels elle est présentée. Selon moi, c’est l’analyse qu’a menée l’agent dans la présente affaire.

[39] Dans la décision Ferguson, la demanderesse a affirmé qu’elle était exposée à un risque en raison de son orientation sexuelle, mais le seul élément de preuve dont disposait l’agent était les déclarations de l’avocate de la demanderesse. Le juge Zinn a souligné que « [s]i la déclaration avait été faite par la demanderesse dans un affidavit présenté avec sa demande, elle aurait mérité de recevoir un plus grand poids que celui qui lui a été accordé. Si la déclaration avait été étayée par une preuve corroborante telle que le témoignage de sa ou de ses partenaires lesbiennes, des déclarations publiques et d’autres preuves semblables, elle se serait vu accorder un poids encore plus grand » (au para 32).

[40] Le demandeur, dans la décision AB, a fourni un affidavit qui détaillait les tortures que les autorités de l’État lui avaient fait subir. De l’avis du juge Boswell, le défaut par l’agent d’expliquer pourquoi il n’a pas cru la preuve par affidavit présentée par le demandeur alors qu’il avait accepté le contenu du rapport d’un médecin équivalait à une conclusion voilée en matière de crédibilité (aux para 117-118).

[41] Comme dans l’affaire AB, le demandeur en l’espèce a présenté une preuve par affidavit pour établir le risque auquel il était exposé. Il a expliqué qu’il était membre du PNB et leader au sein du parti; que M. Nuru était son ami; qu’il était avec M. Nuru la nuit du meurtre et que des membres de la Ligue Awami avaient agressé son épouse et sa mère. Le défendeur soutient que la crédibilité n’était pas en cause parce que l’agent avait reconnu que le demandeur était membre du PNB. L’agent a déclaré que le demandeur n’avait pas établi de façon suffisante sa relation avec M. Nuru, ni le fait qu’il était avec lui la nuit du meurtre, ni le fait que son épouse et sa mère avaient été agressées. Bien entendu, pour évaluer si une conclusion voilée en matière de crédibilité a été tirée, la Cour doit aller au-delà des termes expressément utilisés par le décideur (Ferguson, au para 16). À mon avis, les aspects susmentionnés de la preuve par affidavit qu’a présentée le demandeur et que l’agent a rejetée sont directement liés au risque auquel le demandeur dit être exposé.

[42] La décision Cho c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1299, est éclairante à cet égard. Dans cette décision, un agent d’ERAR a rejeté le témoignage du demandeur selon lequel il avait été agressé parce que son témoignage n’était pas corroboré par d’autres éléments de preuve (au para 20). La juge Tremblay-Lamer a conclu que l’agent d’ERAR, ce faisant, avait tiré une conclusion voilée en matière de crédibilité :

[24] En l’absence de conclusion concernant la crédibilité, la preuve du demandeur est présumée être vraie. Est-il possible qu’en l’espèce l’agent ait admis la véracité des allégations du demandeur au sujet des agressions de 2005, 2007 et 2009, mais qu’il ait néanmoins conclu que celui-ci ne s’était pas acquitté du fardeau qui lui incombait à cet égard? L’agent a-t-il simplement apprécié la valeur probante de la preuve du demandeur, sans tirer de conclusion sur la crédibilité, et conclu que la preuve en question était insuffisante, en soi, pour établir que les événements en question avaient eu lieu? Je ne le crois pas.

[25] Bien entendu, il est possible de déterminer la valeur probante de la preuve et le poids à accorder à celle-ci sans tirer de conclusion sur la crédibilité. Il en est ainsi, par exemple, lorsqu’il est jugé que la preuve n’est pas directement pertinente quant aux faits allégués ou qu’elle n’est pas fiable pour des raisons autres que la crédibilité

[26] Or en l’espèce, les déclarations du demandeur au sujet des agressions de 2005, 2007 et 2009 étaient directement pertinentes quant à la question de savoir si les événements allégués avaient eu lieu.

[43] La principale question est celle de savoir si l’agent pouvait accepter le témoignage du demandeur tout en concluant que celui-ci ne s’était pas acquitté du fardeau de preuve qui lui incombait (Cho, au para 24; Arfaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 549 au para 20). Si l’agent croyait le demandeur en l’espèce, il est difficile de voir comment il a pu arriver à la conclusion selon laquelle le demandeur n’était pas exposé à un risque. De plus, l’agent n’a pas expliqué pourquoi il a jugé que le témoignage sous serment du demandeur n’était pas fiable, pour des raisons autres que la crédibilité (Cho, aux para 25-26). Il a simplement mentionné qu’il serait raisonnable de s’attendre à ce que le demandeur fournisse des éléments de preuve corroborants additionnels dans les circonstances.

[44] À mon avis, la décision révèle que l’agent avait des doutes au sujet de la preuve par affidavit présentée par le demandeur, ce qui indique que l’agent a tiré une conclusion voilée en matière de crédibilité. La preuve par affidavit était liée aux risques de persécution par la Ligue Awami allégués par le demandeur en raison de son appartenance au PNB ou de son rôle de leader au sein de ce parti. La preuve relative à ces risques n’était pas contestée et était directement liée aux articles 96 et 97 de la LIPR. Par conséquent, les critères énoncés à l’alinéa 167a) sont remplis.

[45] L’agent a également tiré des conclusions en matière de crédibilité qui étaient importantes quant à la demande d’ERAR du demandeur. Il ne fait aucun doute que la preuve rejetée a « sérieusement affaibli son allégation portant sur le risque personnel auquel il était exposé » au Bangladesh (Cho, au para 27). À ce titre, la conclusion est importante pour la prise de la décision, comme le prévoit l’alinéa 167b).

[46] Les critères énoncés à l’alinéa 167c) sont également remplis. Si l’agent avait cru le demandeur, ce dernier aurait réussi à établir qu’il était membre d’un parti de l’opposition, dont des membres de la famille et des amis ont été agressés physiquement et assassinés par la Ligue Awami au pouvoir. De plus, il aurait établi qu’il se trouvait avec M. Nuru la nuit du meurtre. Dans les circonstances, les éléments de preuve susmentionnés justifieraient que l’on fasse droit à la demande d’ERAR.

[47] Il n’est pas nécessaire d’examiner les deuxième et troisième questions, puisque l’agent a tiré une conclusion voilée en matière de crédibilité.

VII. Conclusion

[48] La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5366-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Noémie Pellerin Desjarlais


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5366-20

INTITULÉ :

MOHAMMED NURUL ISLAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 NOVEMBRE 2021

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FAVEL

DATE DES MOTIFS :

LE 1er MARS 2022

COMPARUTIONS :

Sumeya Mulla

POUR LE DEMANDEUR

 

James Todd

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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