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Date : 20220118


Dossier : IMM-3690-20

Référence : 2022 CF 59

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 18 janvier 2022

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

SATTAR NAZMIL MOHAMED MUSTHAFFA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 29 juillet 2020 par la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. La SAR a rejeté l’appel de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a conclu que le demandeur n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

I. Les faits et les événements à l’origine de la demande

[3] Le demandeur est un citoyen musulman du Sri Lanka. Sa famille est propriétaire et s’occupe de la gestion d’établissements industriels et de magasins de vente au détail au Sri Lanka.

[4] Le demandeur a vécu la guerre civile au Sri Lanka dès son jeune âge, y compris des déménagements forcés, des bombardements, des extorsions, des menaces et des attaques contre la population musulmane et les mosquées.

[5] En 2004, le demandeur a été victime d’un incident impliquant des membres d’un gang connu sous le nom du groupe « Karuna ». Pendant qu’il était en voiture avec son père, des membres du gang l’ont forcé à se ranger pour laisser passer leur convoi. Le gang a menacé son père. L’incident s’est terminé par une altercation au cours de laquelle le demandeur a été frappé à l’aide d’une arme à feu. Le gang a pris son numéro d’immatriculation.

[6] Plus tard en 2004, le demandeur est venu au Canada muni d’un permis d’études de trois ans. Il a fréquenté l’Université de Windsor et l’Université York.

[7] Durant ses études au Canada, le demandeur est retourné au Sri Lanka en 2007. Pendant son séjour là-bas, il a été témoin d’un appel téléphonique que son père avait reçu de la part de membres du gang Karuna. La personne qui appelait avait extorqué de l’argent à son père et avait menacé d’enlever ou de tuer le demandeur.

[8] Le permis d’études du demandeur a été prolongé une fois, pour un an. De 2009 à 2018, lorsqu’il a demandé l’asile au titre de la LIPR, le demandeur est demeuré au Canada sans statut légal.

[9] Selon son témoignage, le demandeur souffre de dépression depuis 2004. Il a vécu sa période la plus sombre de 2009 à 2011. Toutefois, il n’a pas consulté de médecin avant 2018.

[10] Le demandeur a demandé l’asile au Canada parce qu’il craignait d’être persécuté par le gang Karuna.

[11] La SPR a rejeté sa demande. Elle a conclu que la question déterminante était celle de la [traduction] « crédibilité, y compris la crainte subjective ». Les doutes du tribunal concernant le témoignage du demandeur étaient « multiples et résidaient dans le fait que les allégations et le témoignage du demandeur démontraient clairement de nombreuses invraisemblances et une absence de crainte subjective ».

[12] Dans l’ensemble, la SPR a conclu que le demandeur n’a [traduction] « pas établi qu’il avait une crainte subjective de retourner au Sri Lanka, et ses explications pour justifier un intervalle de plus de 13 ans » entre son arrivée au Canada et la présentation de sa demande d’asile n’étaient « ni crédibles ni vraisemblables ».

[13] Le demandeur a interjeté appel auprès de la SAR. Dans son mémoire écrit, il a d’abord soutenu que la SPR a conclu à tort qu’il n’avait aucune crainte subjective. Il a fait valoir que la SPR s’est livrée à des conjectures parce qu’elle n’a pas retenu ses allégations concernant sa santé mentale et a mal interprété le contenu des lettres de soutien de sa famille ou en a fait abstraction.

[14] Ensuite, le demandeur a affirmé que la SPR n’a pas examiné [traduction] « l’ensemble » de la preuve, car i) elle n’a tenu compte ni de l’explication qu’il avait donnée pour justifier son retard à demander l’asile ni de la preuve d’expert présenté à l’appui et ii) elle n’a pas compris que les lettres de soutien de sa famille montraient qu’il serait « personnellement » exposé à un risque s’il retournait au Sri Lanka.

[15] Dans une section intitulée [traduction] « RISQUE PERSONNEL », le demandeur a fait référence au témoignage de sa sœur, qui avait affirmé que ce sont principalement les hommes qui sont ciblés par le groupe Karuna, que les hommes de leur famille avaient été pris pour cible et que le demandeur serait encore plus à risque en raison de sa détresse mentale. Le demandeur a également fait référence à la déclaration de son beau‑frère selon laquelle le groupe Karuna avait souvent contacté les membres de leur famille pour s’enquérir du demandeur. Il a également fait état de son propre témoignage, dans lequel il avait expliqué qu’il était exposé à un plus grand risque au Sri Lanka, car il était connu pour être bien nanti, avait été physiquement agressé en 2004 et le groupe Karuna était allé voir son beau‑frère pour s’enquérir de lui. Il a fait valoir que, dans son témoignage écrit et la preuve documentaire, la « menace personnelle » à laquelle il était confronté avait été communiquée à la SPR, et la preuve était cohérente. Le demandeur a fait valoir que la SPR a conclu à tort qu’aucune preuve n’avait été présentée à l’appui de son allégation selon laquelle il serait personnellement exposé à un risque.

[16] Dans son mémoire d’appel, le demandeur a également prié la SAR d’examiner l’ensemble de la preuve – l’enregistrement audio de l’audience, la preuve à l’appui provenant de sa famille et de professionnels de la santé, ainsi que la preuve objective, dont des documents corroborant la menace du groupe Karuna – et de substituer sa propre conclusion à celle de la SPR, à savoir qu’il était une personne à protéger au sens de la LIPR.

II. La décision faisant l’objet du contrôle

[17] La SAR a affirmé que la question déterminante en appel était celle de savoir si le demandeur avait « établi, dans une perspective prospective, qu’il [serait] exposé à un risque de persécution ou de lésions corporelles graves ». Elle a indiqué qu’elle examinerait « les conclusions de la SPR quant à la crédibilité et à la crainte subjective qui [avaient] un rapport direct avec l’analyse de ce facteur déterminant ».

[18] La SAR a affirmé que son rôle consistait à examiner tous les éléments de preuve et à décider si la SPR avait pris la bonne décision.

[19] En ce qui concerne la présentation tardive de la demande d’asile du demandeur, et les motifs invoqués à l’appui, la SAR a tiré les conclusions suivantes :

  • Les rapports psychologiques présentés en preuve confirment que le demandeur présente des symptômes correspondant à ceux du stress post-traumatique et de la dépression. Toutefois, la SAR a conclu que ces rapports ne pouvaient pas « attester de la capacité ou de l’incapacité [du demandeur] à demander l’asile avant 2018, car les auteurs [des rapports] n’avaient eu aucun contact avec lui antérieurement. En outre, une tentative infructueuse de travailler avec un consultant en immigration malhonnête n’explique pas de manière adéquate le temps considérable que [le demandeur] a pris pour régulariser son statut ou pour demander l’asile. »

  • Dans son examen de la crainte subjective du demandeur, la SAR a reconnu que celui‑ci « pourrait bien avoir subi un traumatisme en raison de ce qu’il a vu dans sa jeunesse au Sri Lanka et qu’il pourrait bien avoir une crainte relative aux conversations qu’il a entendues entre son père et de présumés extorqueurs membres du gang Karuna en 2007 ».

  • Le fait que le demandeur ait tardé à présenter sa demande d’asile minait sa crainte subjective, mais ce facteur n’était pas en soi déterminant quant à sa crédibilité et à sa demande d’asile.

[20] La SAR a ensuite affirmé que, pour qu’une « demande d’asile soit acceptée, la crainte de persécution ou de lésions corporelles graves [du demandeur d’asile] doit comporter un fondement à la fois subjectif et objectif. De plus, le demandeur d’asile doit établir sa crainte de persécution ou son risque de lésions corporelles graves de manière prospective. »

[21] La SAR a fait remarquer que le demandeur craignait des membres du groupe Karuna qui, selon lui, pourraient chercher à lui faire du tort ou à le tuer. Elle a indiqué que le demandeur avait présenté à la SPR des documents sur la situation dans le pays, publiés en 2007, qui traitaient des violations des droits de la personne commises par le groupe Karuna. La SAR a affirmé qu’elle avait examiné le plus récent cartable national de documentation (le CND) sur le Sri Lanka et qu’elle n’y avait trouvé aucune référence au gang Karuna dans les principaux rapports publiés par le Département d’État des États‑Unis, Amnistie internationale et Human Rights Watch. La SAR a conclu que « si le gang Karuna était toujours actif en tant qu’auteur important de violations des droits de la personne au Sri Lanka, il y aurait des rapports sur ses activités courantes ».

[22] La SAR a reconnu que le gang Karuna avait, « dans le passé », menacé les membres de la famille du demandeur de lui faire du mal ou de le tuer s’ils ne répondaient pas à la demande d’extorsion. Toutefois, le demandeur n’avait « personnellement fait l’objet d’aucune menace ni tentative directe d’enlèvement ou de meurtre ». La SAR a confirmé qu’elle avait examiné les lettres de soutien des membres de sa famille. Elle a conclu que ces derniers ne mentionnaient pas que le demandeur était pris pour cible de façon continue (bien qu’ils aient effectivement parlé de l’histoire de la guerre civile et des violations des droits de la personne commises par le gang Karuna). La SAR a conclu que la crainte du demandeur d’être maltraité ou tué par le gang Karuna était « hypothétique ».

[23] La SAR a conclu que le demandeur n’avait pas établi, dans une « perspective prospective », qu’il serait exposé à une possibilité sérieuse de persécution pour l’un des motifs prévus dans la Convention ni qu’il serait, selon toute vraisemblance, personnellement exposé à une menace à sa vie, au risque de traitements ou peines cruels et inusités, ou au risque d’être soumis à la torture s’il retournait au Sri Lanka.

[24] Devant notre Cour, le demandeur conteste la décision de la SAR pour deux motifs : a) il a été privé de son droit à l’équité procédurale; b) la décision de la SAR était déraisonnable sur le fond en raison d’une conclusion de fait erronée.

[25] Le demandeur n’a pas indiqué que la SAR avait commis une erreur dans la description de son rôle en appel, ni dans ses déclarations selon lesquelles, pour qu’une demande d’asile soit accueillie, la crainte de persécution ou de lésions corporelles graves doit comporter un fondement à la fois subjectif et objectif et le demandeur d’asile doit établir sa crainte de persécution ou son risque de lésions corporelles graves de manière prospective.

III. Analyse

A. L’équité procédurale

[26] Le demandeur soutient d’abord que la SAR n’a pas respecté son droit à l’équité procédurale. Il soutient ensuite que la SAR s’est fondée sur une absence de risque prospectif pour statuer sur l’appel, une question qui n’avait pas été tranchée par la SPR ni soulevée en appel. Selon le demandeur, la SAR n’a pas conclu que la crainte subjective était un facteur déterminant dans l’issue de sa demande d’asile. Il fait valoir que la question du risque prospectif était distincte, sur les plans juridique et factuel, de celles de la crédibilité et de la crainte subjective. Ainsi, la SAR a manqué à l’équité procédurale parce qu’elle ne l’a pas avisé qu’elle examinait une [traduction] « nouvelle » question – une question qu’il n’avait pas soulevée en appel – et qu’elle ne lui a pas donné la possibilité de présenter des observations supplémentaires sur cette question. À l’audience, le demandeur a confirmé qu’il n’avait pas allégué que la SAR l’avait privé de la possibilité de présenter des éléments de preuve supplémentaires.

[27] Lorsqu’elle procède au contrôle judiciaire des questions d’équité procédurale, la Cour ne doit pas faire preuve de déférence envers le décideur. Elle doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, en mettant l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne visée : Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique c Canada (Office des transports), 2021 CAF 69 aux para 46‑47; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 RCF 121, plus particulièrement aux para 49 et 54; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817.

[28] Après avoir lu et examiné attentivement la décision de la SPR, le mémoire d’appel du demandeur, ainsi que la décision de la SAR, je conclus que la SAR n’a pas privé le demandeur de son droit à l’équité procédurale. Le demandeur connaissait la preuve à réfuter et a eu la possibilité de présenter des observations (ce qu’il a fait) sur les risques prospectifs auxquels il serait exposé s’il retournait au Sri Lanka.

[29] Le juge Norris a énoncé les principes suivants dans la décision Lopez Santos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1281 :

[45] Le critère qui permet de décider si l’équité procédurale nécessite un avis préalable et la possibilité d’être entendu consiste à examiner si la SAR a soulevé une question nouvelle, en ce sens qu’elle est différente, sur les plans juridique et factuel, des moyens d’appel avancés, et qu’on ne peut raisonnablement prétendre qu’elle découle des questions soulevées en appel (voir Ching c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 725 aux para 65‑76, adoptant le critère énoncé dans R c Mian, 2014 CSC 54 au para 30; voir également Tan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 876 au para 40). Le critère s’applique également aux motifs énoncés par la SAR et au raisonnement qu’elle a suivi pour statuer sur l’appel (voir Kwakwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 600 au para 25). Par conséquent, bien qu’il soit loisible à la SAR de tirer des conclusions qui vont au‑delà de celles de la SPR, l’équité procédurale exige, lorsque ces conclusions ne découlent pas raisonnablement des questions soulevées en appel, que l’appelant en soit avisé et qu’on lui donne la possibilité d’être entendu. En d’autres termes, la SAR ne peut pas « tir[er] des conclusions supplémentaires au sujet d’éléments que le demandeur ignorait » (Kwakwa, au para 24).

[46] La Cour a accordé une certaine latitude à la SAR pour examiner, sans autre avis, de nouvelles questions relativement à la crédibilité du demandeur d’asile, lorsque la crédibilité de celui‑ci est « au cœur » de la décision de la SPR ou des moyens d’appel devant la SAR (voir Corvil c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 300 au para 13).

Voir également les motifs récents de la juge Pallotta dans les décisions Aghedo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 450, aux paragraphes 15‑18 et Sadeghi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 604, aux paragraphes 17 et 20.

[30] Comme l’a fait remarquer le juge Norris dans la décision Lopez Santos, la Cour suprême a affirmé dans l’arrêt R c Mian, 2014 CSC 54, [2014] 2 RCS 689, que « [l]es questions [...] nouvelles sont différentes, sur les plans juridique et factuel, des moyens d’appel soulevés par les parties » et « on ne peut pas raisonnablement prétendre qu’elles découlent des questions formulées par les parties » : Mian, au para 30. La Cour a également affirmé que « les questions qui reposent sur une question existante ou qui en sont des éléments » ne sont pas non plus de « nouvelles questions ». Elle a donné l’exemple suivant :

Les cours d’appel peuvent attirer l’attention des avocats sur des questions qui doivent être traitées afin d’analyser comme il se doit les questions soulevées par les parties. Par exemple, dans une affaire intéressant la légitime défense, les parties peuvent débattre exclusivement de la question de savoir si la croyance qu’avait l’accusé que sa vie était en danger était raisonnable, mais il sera peut‑être nécessaire que la cour analyse d’abord la question de savoir si l’accusé croyait subjectivement qu’il était en danger de mort. Il ne s’agit pas là d’une « nouvelle question », mais d’un élément de l’analyse globale des moyens soulevés par les parties. Toutefois, dans les cas appropriés, la cour doit être disposée à accorder ne serait-ce qu’un bref ajournement pour permettre aux parties de réfléchir à la question et de l’étudier.

[31] En application des principes décrits dans l’arrêt Mian et la décision Lopez Santos, je conclus que les questions tranchées par la SAR n’étaient pas nouvelles, mais découlaient des questions tranchées par la SPR et soulevées par le demandeur dans son mémoire d’appel. De plus, la nature prospective du risque auquel le demandeur serait exposé était un élément inhérent ou implicite des analyses de la SPR et de la SAR, et faisait expressément partie des observations présentées en appel dans son mémoire écrit à la SAR. Il ne s’agit pas d’un cas où le demandeur ne connaissait pas la preuve à réfuter en appel.

[32] À mon sens, les questions analysées par la SPR, par le demandeur dans ses observations en appel et par la SAR étaient étroitement liées. Elles portaient toutes les trois sur la nature prospective des risques allégués par le demandeur. De plus, la question que la SPR et la SAR ont qualifiée de « déterminante » n’était pas tellement différente de ce que le demandeur alléguait. La décision de la SPR concernait principalement la crédibilité, l’invraisemblance et l’absence de crainte subjective de la part du demandeur. Elle a conclu qu’il n’avait pas établi l’existence d’une crainte subjective advenant un retour au Sri Lanka. Dans son mémoire présenté à la SAR en appel, le demandeur a soulevé la question du [traduction] « risque personnel » auquel il serait exposé s’il retournait au Sri Lanka et a renvoyé à la preuve à l’appui de ses observations. Bien qu’il n’ait pas dit expressément qu’il était exposé à un « risque prospectif », il s’agit de l’argument qu’il a avancé. Il a aussi invité la SAR à examiner l’ensemble de la preuve dont disposait la SPR, à parvenir à sa propre conclusion et à déclarer qu’il était une personne à protéger. Dans ses motifs, la SAR a affirmé d’emblée que le facteur déterminant était la question de savoir si le demandeur avait établi, dans une perspective prospective, qu’il serait exposé à un risque de persécution ou de lésions corporelles graves, et qu’elle examinerait les conclusions de la SPR quant à la crédibilité et à la crainte subjective qui avaient un lien avec l’analyse de ce facteur déterminant.

[33] Le demandeur invoque la décision He c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1316. Il fait valoir que la SAR s’est attardée sur des éléments de preuve qui n’étaient pas essentiels à l’analyse de la SPR et qu’elle ne lui a pas donné la possibilité de présenter des observations sur ces éléments de preuve. Plus précisément, la SAR a examiné des documents contenus dans le CND et des lettres provenant de la famille du demandeur.

[34] Dans la décision He, la SPR et la SAR avaient examiné deux questions en adoptant des « approches extrêmement différentes » qui étaient essentiellement opposées : He, aux para 23 (citation), 24‑33 et 42‑48. La juge Elliott a conclu que la SAR avait introduit une analyse décisive, totalement nouvelle et bien plus approfondie de certains documents à l’appui : au para 67. Elle a relevé des « différences considérables » entre l’analyse de la SAR et l’absence d’analyse de la SPR et a conclu que la preuve examinée par la SAR n’était pas au cœur de la décision de la SPR ou de l’appel : aux para 79‑80. Par conséquent, M. He ne connaissait pas la preuve qu’il devait réfuter en appel : aux para 16 et 80.

[35] Les circonstances de l’espèce sont bien différentes. Dans le cas qui nous occupe, le raisonnement de la SAR était plus étroitement lié à celui de la SPR en substance. Les deux tribunaux ont tenu compte des explications données par le demandeur pour justifier pourquoi il avait attendu tant d’années avant de présenter sa demande d’asile, y compris les rapports des professionnels au sujet de sa santé mentale. Les deux tribunaux ont examiné la preuve qu’il avait présentée pour étayer sa crainte subjective de persécution ou de lésions corporelles graves advenant son retour au Sri Lanka. Tous deux ont examiné s’il serait « pris pour cible » en cas de retour au Sri Lanka (comme il l’a allégué dans son mémoire d’appel) et ont conclu par la négative.

[36] En ce qui concerne la crainte subjective du demandeur d’être persécuté par le groupe Karuna, la SAR a expressément conclu que sa crainte d’être maltraité ou tué par le groupe Karuna était « hypothétique ». La SPR n’a pas cru que le demandeur avait une crainte subjective au vu de la preuve dont elle disposait, étant donné ses propres expériences au Sri Lanka, les actions de sa famille pendant qu’il y était, ainsi que les années qui se sont écoulées avant qu’il demande l’asile au Canada (il s’est écoulé neuf ans entre le moment où le demandeur a arrêté de fréquenter l’université et le moment où il a demandé l’asile).

[37] Quant à savoir si le groupe Karuna représenterait un risque pour le demandeur s’il retournait au Sri Lanka, la SAR a examiné les principaux rapports figurant dans le CND et a conclu que le groupe n’y était pas mentionné – en effet, il ne se livrait à aucune activité courante et ne pouvait donc représenter un risque pour lui. La SPR a conclu qu’[traduction] « aucune preuve ne démontrait que le groupe Karuna avait récemment commis des actes de violence physique, tant que les sommes d’argent demandées avaient été payées » (comme la famille du demandeur a fait selon les observations présentées par ce dernier).

[38] Je ne suis pas d’accord avec le demandeur pour dire que la SAR aurait dû lui donner la possibilité de présenter des observations sur les documents qui étaient au cœur de sa décision, car dans ses propres observations, le demandeur a fait état de ces documents. Le mémoire que le demandeur a présenté à la SAR reposait expressément sur le contenu des lettres des membres de sa famille pour appuyer deux parties différentes de ses observations en appel, y compris son [traduction] « risque personnel » s’il était renvoyé au Sri Lanka. Bien que la SPR n’ait pas expressément renvoyé aux rapports figurant dans le CND, le demandeur, dans ses observations en appel, a invité la SAR a examiné la preuve objective, y compris le [traduction] « nombre important de documents objectifs corroborant la menace » du groupe Karuna. La SAR a fait remarquer que le demandeur avait soumis d’anciens rapports à l’attention de la SPR. La SAR a examiné à bon droit des rapports plus récents provenant de trois sources renommées (le Département d’État des États‑Unis, Amnistie internationale et Human Rights Watch).

[39] Enfin, j’estime que la présente affaire n’est pas comparable aux autres décisions dans lesquelles notre Cour avait des doutes concernant l’équité procédurale. La SAR n’a pas tiré une conclusion nouvelle ou différente quant à la crédibilité, ni suivi un raisonnement différent pour parvenir à sa conclusion : voir Lopez Santos, aux para 47‑48; Bouchra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1063; Emac Sonkoue c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1173; Ortiz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 180; Koffi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 4; Ching c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 725. La décision de la SAR ne repose pas sur une question différente, comme dans les décisions Jianzhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 551 (demande d’asile sur place) et Ojarikre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 896 (possibilité de refuge intérieur). La question en l’espèce ne concernait pas non plus une nouvelle analyse de documents importants, comme c’était le cas dans les affaires He et Kwakwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 600 (papiers d’identité). Le demandeur ne peut non plus prétendre que la nature prospective du risque allégué était une question dont il n’avait pas connaissance : voir Koffi, au para 38; Kwakwa, au para 25; Emac Sonkoue, au para 18.

[40] Pour ces motifs, la première observation du demandeur dans son ensemble ne saurait être retenue. La SAR ne l’a pas privé de son droit à l’équité procédurale.

B. La décision de la SAR était-elle raisonnable?

[41] La deuxième observation du demandeur est que la décision de la SAR était déraisonnable, car celle‑ci a conclu à tort qu’il n’avait « personnellement fait l’objet d’aucune menace ni tentative directe d’enlèvement ou de meurtre ». Le demandeur soutient que, même s’il n’a pas été menacé en personne, il a été personnellement menacé parce qu’il était présent lorsque les deux incidents se sont produits en 2004 et 2007.

[42] La norme de contrôle applicable à cette question est celle de la décision raisonnable, telle qu’elle est décrite dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65. Le contrôle selon cette norme consiste en un examen empreint de déférence et rigoureux de la question de savoir si la décision administrative est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, aux para 12‑13 et 15.

[43] La décision est raisonnable si elle est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, plus particulièrement aux para 85, 99, 101, 105‑106 et 194. Une décision peut être jugée déraisonnable si elle est « indéfendable » sous certains rapports compte tenu des contraintes factuelles et juridiques qui ont une incidence sur la décision, ou si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte : Vavilov, aux para 101 et 125.

[44] En l’espèce, le demandeur soutient que la SAR a tiré une conclusion de fait erronée sur une question qui, selon lui, était déterminante quant à l’issue de son appel. Il fait valoir que la SAR s’est grossièrement méprise sur la preuve en concluant qu’il n’avait pas personnellement fait l’objet d’une menace « directe » d’enlèvement ou de meurtre. Dans son exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande d’asile, le demandeur a décrit les événements qui se sont produits en 2004 lorsque le gang Karuna avait exigé que son père et lui rangent leur véhicule. Les agents de persécution ont menacé le père du demandeur d’enlever ou de tuer ce dernier et de tuer toute la famille. De plus, le demandeur a indiqué qu’en 2007, il écoutait la conversation en mode haut-parleur et avait personnellement entendu les demandes d’extorsion adressées à son père. Dans son exposé circonstancié, le demandeur a affirmé que la personne qui avait appelé avait menacé de le tuer si la famille ne versait pas l’argent.

[45] Dans ses observations écrites, le demandeur a reconnu que ces menaces n’étaient pas adressées directement à lui, mais qu’il avait été personnellement identifié et menacé dans chaque cas.

[46] À mon avis, la SAR n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle. Elle a conclu ce qui suit :

Bien que [le demandeur] prétende que des membres du gang Karuna ont, dans le passé, menacé les membres de sa famille de lui faire du mal ou de le tuer si la demande d’extorsion n’était pas respectée, il n’a personnellement fait l’objet d’aucune menace ni tentative directe d’enlèvement ou de meurtre.

[47] Lue dans son ensemble, cette conclusion reflète adéquatement les deux incidents décrits dans l’exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande d’asile du demandeur et dans ses observations à l’appui de sa demande en l’espèce. Certes, il convient de nuancer cette conclusion, car le demandeur était présent aux deux incidents. Toutefois, à mon sens, elle ne constitue pas une description indéfendable des circonstances, et la SAR n’est pas allée jusqu’à se méprendre fondamentalement sur la preuve : Vavilov, aux para 106 et 125-126. Rien dans l’arrêt Vavilov ne me permet de modifier la conclusion de la SAR dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire en l’espèce.

[48] Par conséquent, le demandeur n’a pas démontré que la décision de la SAR était déraisonnable pour le motif allégué.

IV. Conclusion

[49] Par conséquent, la demande doit être rejetée. Aucune partie n’a proposé de question à certifier, et aucune n’est énoncée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-3690-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3690-20

 

INTITULÉ :

SATTAR NAZMIL MOHAMED MUSTHAFFA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 juillet 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE A.D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 janvier 2022

 

COMPARUTIONS :

Mme Daisy Sun

POUR LE DEMANDEUR

 

Kevin Spykerman

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aminder Kaur Mangat

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Kevin Spykerman

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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