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Date : 20220303


Dossier : IMM-1650-21

Référence : 2022 CF 298

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 3 mars 2022

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

MARIA ELIZABETH MORA MANRIQUEZ

ANTONIO DE JESUS SEGOVIA NERI

GABRIEL SANTIAGO SEGOVIA MORA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision d’un agent d’immigration [l’agent] datée du 27 janvier 2021 par laquelle leur demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a été rejetée. Pour les motifs qui suivent, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire, car j’ai conclu que l’évaluation par l’agent de l’intérêt supérieur de l’enfant était déraisonnable.

I. Le contexte

[2] Les demandeurs, Maria Elizabeth Mora Manriquez, son époux Antonio de Jesus Segovia Neri et leur fils mineur Gabriel Santiago Segovia Mora sont des citoyens du Mexique. Les demandeurs adultes ont aussi deux enfants nés au Canada — Joshua, né en 2014, et un enfant né pendant le traitement de leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et qui, par conséquent, n’y est pas mentionné.

[3] La famille est arrivée au Canada en 2008 munie d’une autorisation de six mois. Gabriel, le demandeur mineur, avait alors 5 mois. Il a maintenant 13 ans.

II. La décision faisant l’objet du contrôle

[4] Lorsqu’il a examiné l’établissement des demandeurs au Canada, l’agent a tenu compte des lettres fournies par des membres de la famille, des amis et des collègues de travail, de leur participation à des activités religieuses et de leur participation à des programmes d’anglais langue seconde. Cependant, l’agent a déclaré que leur établissement [traduction] « n’était pas inhabituel par rapport à celui d’autres personnes qui sont ici depuis aussi longtemps qu’eux et ne justifie donc pas l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire exceptionnel ».

[5] L’agent a ajouté ce qui suit :

[traduction]

Il est à noter qu’en plus de ne pas s’être conformés aux conditions du statut de visiteur qui leur a été accordé, selon la preuve, ils n’ont pas tenté de maintenir ou de rétablir leur autorisation et ont plutôt choisi de rester au Canada pendant plus de douze ans après son expiration en mars 2009.

[6] L’agent a cité le juge Brown qui, dans la décision Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 904, a écrit que « [c]eux qui méprisent les lois canadiennes et refusent de s’y conformer ne peuvent bénéficier, grâce à leur inconduite, d’une meilleure situation que celle des gens qui respectent les lois et le régime d’immigration du Canada » (au para 29). L’agent a en outre souligné que les membres de la famille de Maria avaient immigré légalement au pays et a estimé qu’ils savaient donc qu’un système encadrait l’immigration au Canada. L’agent a conclu ce qui suit :

[traduction]

Il ne serait pas approprié que les demandeurs profitent des années pendant lesquelles ils ont vécu et travaillé illégalement au Canada, car cela inciterait d’autres personnes qui souhaitent aussi obtenir une dispense pour considérations d’ordre humanitaire à rester illégalement au Canada. Par conséquent, une inférence négative est tirée quant au mépris des demandeurs à l’égard des lois canadiennes sur l’immigration.

[7] En ce qui concerne l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent disposait d’éléments de preuve selon lesquels Gabriel ne parle pas couramment l’espagnol. Les demandeurs ont fourni un rapport de Maria Cuervo, professeure agrégée d’espagnol et de linguistique à l’Université de Toronto, selon laquelle Gabriel a obtenu une note générale de 42,5 % ou [TRADUCTION] « au-dessus de la moyenne parmi les personnes dont le niveau de compétence est faible ». L’agent a fait remarquer que cette évaluation ne portait pas sur la capacité de Gabriel à apprendre la langue. Il a effectué ses propres recherches et s’est appuyé sur un article qui résume une étude réalisée par le Massachusetts Institute of Technology (MIT), dont la conclusion est que [traduction] « les enfants restent très habiles pour apprendre la grammaire d’une nouvelle langue beaucoup plus longtemps que ce que l’on pensait, soit jusqu’à l’âge de 17 ou 18 ans ». L’agent a donc conclu que Gabriel et Joshua (le fils des demandeurs né au Canada) seraient en mesure d’apprendre l’espagnol parce qu’ils sont exposés à l’espagnol depuis leur naissance. Il a fait référence au bulletin scolaire de Gabriel, qui démontre qu’il obtient de bons résultats à l’école de façon générale et en particulier dans son apprentissage de l’italien, et il a déclaré que [TRADUCTION] « cela corrobor[ait] les conclusions de l’étude du MIT et démontr[ait] la compétence de Gabriel en matière d’apprentissage des langues ». De plus, selon l’agent, étant donné que Gabriel et Joshua parlent couramment l’anglais et que l’anglais est une matière obligatoire dans les écoles mexicaines, leur maîtrise de cette langue leur serait utile au Mexique.

[8] L’agent a examiné la preuve des conditions défavorables au Mexique. Il a souligné l’absence d’éléments de preuve indiquant que les demandeurs adultes avaient été exposés à des actes de violence, qu’ils avaient de faibles niveaux d’instruction ou qu’ils n’avaient pas eu accès à des soins de santé pendant leur enfance. L’agent a également mentionné [traduction] « [qu’a]ucun pays, y compris le Canada, ne peut garantir qu’un enfant ne sera pas exposé à la criminalité, à la pauvreté ou à d’autres facteurs négatifs pendant son enfance ».

III. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[9] Bien que les demandeurs soulèvent plusieurs questions au sujet de la décision de l’agent, le caractère raisonnable de l’évaluation que l’agent a faite de l’intérêt supérieur de l’enfant est déterminant en l’espèce.

[10] En ce qui concerne la norme de contrôle, les parties conviennent que la norme de la décision raisonnable énoncée dans Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, est celle qui s’applique.

IV. Analyse

[11] Les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire sont examinées conformément à l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, dont voici le libellé :

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

 

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

25 (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25 (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

[12] Dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], la Cour suprême du Canada a confirmé que, dans les demandes présentées au titre du paragraphe 25(1), le décideur « devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt » (Kanthasamy, au para 38). Bien que la Cour souligne que cela ne veut pas dire que ce facteur l’emportera toujours sur d’autres considérations ou qu’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire sera accueillie, une décision fondée sur le paragraphe 25(1) sera déraisonnable si les intérêts « bien identifié[s] et défini[s] » des enfants touchés ne sont pas examinés « avec beaucoup d’attention » (au para 39).

[13] Les demandeurs contestent l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant effectuée par l’agent sur deux principaux aspects, soit le défaut de tenir compte adéquatement du risque de violence au Mexique et le défaut de tenir compte adéquatement des obstacles à l’éducation advenant le renvoi au Mexique.

A. Concernant la violence

[14] En ce qui concerne le risque de violence au Mexique, les demandeurs appellent l’attention sur les éléments de preuve dont disposait l’agent et qui démontraient que le Mexique a un taux d’homicides 12 fois plus élevé que celui du Canada et que 5 des 6 villes les plus violentes au monde sont au Mexique. Les éléments de preuve décrivent également l’incidence du trafic de drogue sur les enfants et mentionnent que des enfants sont souvent recrutés par des narcotrafiquants, portés disparus ou assassinés.

[15] L’agent nie l’existence de ce risque de violence pour les enfants apparemment au motif que, puisque leurs parents n’ont pas déclaré avoir été victimes de violence lorsqu’ils étaient jeunes, leurs enfants ne le seraient pas s’ils retournaient au Mexique. Cette conclusion est illogique, car elle ne tient pas compte du fait que plus de dix ans se sont écoulés depuis le départ des demandeurs ni des éléments de preuve selon lesquels la situation s’est considérablement aggravée au Mexique. En particulier, le taux d’homicides y a doublé depuis leur départ. La conclusion de l’agent selon laquelle [traduction] « [a]ucun pays, y compris le Canada, ne peut garantir qu’un enfant ne sera pas exposé à la criminalité, à la pauvreté ou à d’autres facteurs négatifs pendant son enfance » est gratuite et démontre un défaut de tenir compte de la preuve.

[16] Dans la décision Aguirre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 274 [Aguirre], le juge Zinn a tiré la conclusion semblable que voici :

[22] L’agent a conclu qu’il était dans l’intérêt supérieur de l’enfant de recevoir une éducation, et que le Mexique offre un enseignement public gratuit pour les enfants âgés de 11 ans. En outre, l’agent a souligné qu’ [traduction] « [a]ucun pays, y compris le Canada … ne peut offrir la garantie que la pauvreté et des incidents blessants de nature préjudiciable ou criminelle ne se présenteront pas au cours de la vie d’un enfant ».

[23] La décision omet de mentionner la violence effroyable, l’utilisation d’enfants dans le trafic de stupéfiants, et à quel point un tel milieu aurait une incidence sur l’enfant canadien s’il rentrait au Mexique et faisait partie du système d’éducation de ce pays.

[24] L’agent est tenu de mener une analyse plus approfondie. L’agent aurait dû examiner les options pour l’enfant, soit demeurer au Canada avec ou sans ses parents, soit rentrer au Mexique pour s’inscrire dans une école et faire partie d’un système d’éducation qui semble envahi par la corruption, l’extorsion et la violence. Seulement indiquer qu’il est dans l’intérêt supérieur de l’enfant de se faire instruire n’explique pas pourquoi l’enfant s’exposerait ou non à des difficultés s’il rentrait au Mexique. La décision n’est pas justifiée, transparente ni intelligible; il m’est impossible de savoir s’il s’agit d’une issue possible acceptable. À cet égard, la décision est déraisonnable.

[17] Comme c’était le cas dans l’affaire Aguirre, l’agent en l’espèce n’a pas tenu compte de la preuve et « n’explique pas pourquoi l’enfant s’exposerait ou non à des difficultés s’il rentrait au Mexique » (Aguirre, au para 24). Par conséquent, l’analyse de cet aspect de l’intérêt supérieur de l’enfant est déraisonnable.

B. Concernant l’éducation

[18] En ce qui concerne l’incidence d’un retour au Mexique sur les études de Gabriel, les demandeurs ont fourni un rapport d’évaluation des compétences linguistiques qui montre que [traduction] « son niveau de compétence linguistique et sa compréhension du métalangage en espagnol ne lui permettent pas d’intégrer le système scolaire d’un pays ou territoire hispanophone ».

[19] Malgré cela, l’agent a conclu que la preuve n’établissait pas que Gabriel ne pouvait pas poursuivre ses études au Mexique puisqu’il pouvait apprendre l’espagnol. L’agent s’est appuyé sur ses propres recherches pour justifier sa conclusion selon laquelle Gabriel pouvait apprendre l’espagnol et a conclu que, puisque l’enfant avait été exposé [traduction] « à la langue, aux coutumes et à la culture mexicaines » à la maison, son niveau d’espagnol ne constituait pas un obstacle à la poursuite de ses études.

[20] Dans la décision Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2014 CF 469, le juge Zinn a rejeté une conclusion semblable, la jugeant déraisonnable :

[15] [L]’agent a totalement méconnu les faits de la preuve selon laquelle ces enfants connaissent seulement quelques mots de urdu et qu’ils devraient apprendre la langue avant qu’ils ne puissent s’attendre à intégrer le système scolaire ou à se faire des amis dans la communauté. Contrairement à la preuve produite, l’agent émet une conjecture inexacte lorsqu’il écrit que [traduction] « il est raisonnable de s’attendre à ce que les garçons aient été exposés à la culture pakistanaise et à la langue urdu par leur famille pendant qu’ils étaient en Amérique du Nord ». L’agent n’a jamais traité la question de l’effet sur ces garçons de l’interruption de leurs études, parce qu’ils devaient apprendre une langue étrangère, et le préjudice que cela leur causerait inévitablement si cela se produisait. L’agent a simplement supposé que leur exposition à la culture viendrait contrecarrer toute difficulté potentielle. L’agent a simplement supposé que leur exposition à la culture viendrait contrecarrer toute difficulté potentielle.

[21] En l’espèce, selon la preuve, Gabriel ne pourrait pas fréquenter l’école et y obtenir de bons résultats parce qu’il ne maîtrisait pas l’espagnol. L’agent n’a pas tenu compte de cette preuve et lui a préféré un document de référence trouvé lors de ses recherches, qui consiste en un article de presse sur une étude scientifique (plutôt que l’article scientifique lui-même) tirant des conclusions générales sur l’acquisition de la langue. L’agent s’est appuyé principalement sur cet article pour conclure que Gabriel serait en mesure d’apprendre l’espagnol, et a affirmé que ses bons résultats dans son cours d’italien [traduction] « corroboraient les conclusions de l’étude du MIT ». À mon avis, il était déraisonnable pour l’agent de se fonder sur cet article de presse d’ordre général et de ne pas tenir compte de la preuve directe présentée par les demandeurs.

[22] Dans l’ensemble, les motifs de l’agent n’apprécient pas réellement ce qui est dans l’intérêt supérieur de Gabriel. L’évaluation de l’agent semble se limiter à la question de savoir si les besoins fondamentaux de Gabriel peuvent être satisfaits au Mexique. Il ne s’agit pas d’une analyse appropriée de l’intérêt supérieur de l’enfant (De Oliveira Borges c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 193 au para 9; Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813 au para 16). Gabriel est au Canada depuis l’âge de 5 mois et il avait 12 ans au moment du dépôt de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. La vie au Canada est la seule qu’il ait connue. L’agent était tenu d’expliquer pourquoi, compte tenu des circonstances, le renvoi au Mexique était dans l’intérêt supérieur de Gabriel.

[23] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

[24] Aucune des deux parties n’a proposé de question à certifier et aucune n’est certifiée.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-1650-21

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l’agent d’immigration est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

Noémie Pellerin Desjarlais


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1650-21

 

INTITULÉ :

MANRIQUEZ ET AL c MCI

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 JANVIER 2022

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE MCDONALD

DATE DES MOTIFS :

LE 3 MARS 2022

COMPARUTIONS :

Luke McRae

POUR LES DEMANDEURS

 

Judy Michaely

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bondy Immigration Law

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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