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Date : 20210311


Dossier : IMM‑6125‑20

Référence : 2022 CF 335

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 11 mars 2022

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

SHAHIN MIAH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] M. Miah sollicite le contrôle de la décision rendue à l’issue d’un examen des risques avant renvoi [ERAR] par un agent d’immigration [l’agent], qui a conclu qu’il ne serait pas exposé à une menace à sa vie ou à un risque de torture ou de traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé dans son pays d’origine, le Bangladesh. J’accueille sa demande parce que l’agent a déraisonnablement accordé peu de valeur probante à un élément de preuve essentiel qui tend à démontrer que la police du Bangladesh a porté de fausses accusations contre M. Miah.

I. Le contexte

[2] M. Miah était membre du Parti national du Bangladesh [le PNB]. Il dit craindre les représailles d’un parti politique rival – la Ligue Awami – en raison de son engagement politique au sein du PNB et de son refus de se joindre à la Ligue Awami. En 2009, il a été enlevé et agressé et a par la suite été hospitalisé pendant un mois. Il a néanmoins continué de s’impliquer au sein du PNB jusqu’en 2011, lorsque la Ligue Awami a commencé à s’en prendre à ses parents. À partir de ce moment‑là, il a vécu clandestinement jusqu’à son départ du Bangladesh en 2014. D’autres incidents, dont des agressions visant sa famille, se sont produits avant et après son départ du Bangladesh. Son père est décédé d’une crise cardiaque immédiatement après l’une de ces agressions.

[3] En 2018, alors que M. Miah n’était plus au Bangladesh, la police bangladaise a porté des accusations criminelles contre lui en vertu de la loi sur les pouvoirs spéciaux du Bangladesh. En raison de ces accusations, la police bangladaise pourrait le placer en détention à son retour au Bangladesh. M. Miah allègue que la Ligue Awami et la police bangladaise sont étroitement liées et que ces accusations sont une preuve supplémentaire du risque auquel il serait exposé s’il était renvoyé au Bangladesh, car il est probable qu’il soit torturé par la police.

[4] M. Miah est venu au Canada et a présenté une demande d’asile, mais sa demande n’a jamais été instruite par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, car il a été jugé interdit de territoire aux termes du paragraphe 34(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la Loi] en raison de son appartenance au PNB : Miah c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2020 CF 38. Il a alors présenté une demande d’ERAR.

[5] L’agent a conclu que la preuve présentée par M. Miah ne permettait pas d’établir que ce dernier avait été pris pour cible par la Ligue Awami. Il a conclu que M. Miah s’est montré vague lorsqu’il a relaté l’agression qu’il avait subie en 2009 et qu’il n’a fourni aucun détail permettant de démontrer l’existence d’un lien indéniable entre ses agresseurs et la Ligue Awami. De même, il a conclu que l’une des lettres présentées par M. Miah ne contenait aucun détail permettant d’établir que ses agresseurs étaient indéniablement liés à la Ligue Awami. Au surplus, l’agent a également accordé peu de valeur probante aux actes d’accusation établissant les infractions reprochées à M. Miah, car ils indiquaient que ce dernier était âgé de 35 ans, alors qu’il avait 33 ans. Enfin, l’agent a accordé peu de poids, voire aucun, aux autres lettres soumises par M. Miah à l’appui de sa demande.

II. Analyse

[6] M. Miah soulève plusieurs questions, mais celle qui est déterminante en l’espèce est l’erreur qu’a commise l’agent en accordant peu de valeur probante aux actes d’accusation en raison de l’incohérence à l’égard de l’âge du demandeur. L’agent n’a pas explicitement mis en doute l’authenticité des actes d’accusation. Pour les motifs exposés ci‑après, je conclus que l’appréciation qu’a faite l’agent de la valeur probante des actes d’accusation est irrationnelle.

[7] Pour arriver à cette conclusion, j’ai tenu compte de la directive de la Cour suprême du Canada selon laquelle « à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas [les] conclusions de fait [du décideur] » : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au paragraphe 125. Les conclusions de fait doivent néanmoins être raisonnables; elles ne peuvent pas être « fondée[s] sur une analyse irrationnelle » : Vavilov, au paragraphe 103.

[8] Le décideur doit apprécier la valeur probante d’un document par rapport au fait allégué. Comme je l’ai expliqué au paragraphe 21 de la décision Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 :

La deuxième étape du processus de détermination des faits est l’appréciation de la valeur probante. Comme l’a affirmé la Cour d’appel de l’Ontario, [traduction] « [l]a valeur probante concerne la capacité qu’a la preuve d’établir le fait que l’on cherche à prouver » (R c T(M), 2012 ONCA 511, au paragraphe 43). Autrement dit, la valeur probante répond à la question de savoir « à quel degré l’information présentée est utile pour répondre à la question que je dois trancher ». Dans bien des cas, nous n’avons pas de preuve directe des faits fondamentaux qui donnent lieu à l’application d’une règle juridique. Nous devons plutôt nous en remettre à des inférences à partir de faits connus. La valeur probante est la mesure de la solidité de ces inférences.

[9] En l’espèce, l’agent a apprécié la valeur probante des actes d’accusation en se fondant sur une erreur de rédaction qui ne changeait rien au fait fondamental que l’on cherchait à prouver, à savoir que M. Miah a été faussement accusé par contumace par la police du Bangladesh pour des crimes allégués qu’il n’aurait pas pu commettre.

[10] L’agent n’a fourni que les explications suivantes :

[traduction]

Je souligne également que l’âge indiqué dans l’acte d’accusation visant le demandeur ne concorde pas avec son âge véritable. Le 8 novembre 2018, date à laquelle le document a été imprimé selon l’avocat, le demandeur était âgé de 33 ans. Dans l’acte d’accusation et le premier rapport d’information fourni, il est indiqué que le demandeur a 35 ans.

Compte tenu des problèmes susmentionnés, je conclus que ces incohérences atténuent considérablement la fiabilité du document et, par conséquent, sa valeur probante.

[11] Dans la décision Mohamud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 170 [Mohamud], j’ai expliqué qu’il est déraisonnable de contester l’authenticité d’un élément de preuve en se fondant uniquement sur une erreur de rédaction. De même, une erreur de rédaction ne devrait avoir aucune incidence sur la valeur probante d’un document, pourvu qu’elle ne concerne pas le fait précis qui doit être prouvé.

[12] L’agent n’a pas remis en question l’authenticité des actes d’accusation, qui portent le sceau du tribunal et sont accompagnés d’un affidavit de l’avocat de M. Miah au Bangladesh, qui a obtenu les documents auprès du tribunal. À l’audience, l’avocate du ministre a reconnu leur authenticité. Il est très peu probable que les actes d’accusation fassent référence à un autre M. Miah, puisque son adresse et le nom de son père sont les mêmes que ceux figurant dans d’autres documents versés au dossier.

[13] Par conséquent, rien n’explique pourquoi l’agent a conclu qu’il fallait accorder peu de valeur probante à ces documents. Il n’y a tout simplement aucun lien rationnel entre l’erreur relative à l’âge de M. Miah et le fait que ce dernier a été faussement accusé par contumace. Autrement dit, cette erreur n’atténue en rien la probabilité que M. Miah soit persécuté par la police bangladaise. L’âge précis de M. Miah n’est pas pertinent en l’espèce.

[14] Si, en faisant allusion à la [traduction] « fiabilité » des actes d’accusation, l’agent a mis en doute leur authenticité, cela était également déraisonnable. À l’audition de la présente demande, l’avocate du ministre a reconnu qu’il n’y avait aucun motif valable de douter de l’authenticité des actes d’accusation. Comme je l’ai expliqué dans la décision Mohamud, une erreur de rédaction n’est pas à elle seule un motif de douter de l’authenticité. De vagues déclarations confondant fiabilité, authenticité, valeur probante et poids ne remplacent pas une explication minutieuse des motifs de rejet d’éléments de preuve qui, autrement, contribueraient grandement à étayer la demande : Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1082 au paragraphe 20; Oranye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 390 au paragraphe 27; Osikoya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 720 au paragraphe 51. L’absence de motifs clairs à ce sujet peut fort bien rendre une décision déraisonnable, comme c’est le cas en l’espèce.

[15] L’avocate du ministre a également reconnu que l’agent a commis une erreur en jugeant problématique le fait que les actes d’accusation avaient été délivrés en juin 2019, alors que l’avocat de M. Miah affirmait les avoir reçus en novembre 2018. En fait, l’avocat de M. Miah a d’abord obtenu des copies de ces documents en novembre 2018, mais il a demandé des copies certifiées conformes en juin 2019 afin de les déposer avec la demande d’ERAR. Ce malentendu a peut‑être exacerbé de façon déraisonnable les doutes qu’avait l’agent concernant les actes d’accusation.

[16] Si sa conclusion concernant les fausses accusations portées contre M. Miah en 2018 avait été différente, l’agent n’aurait probablement pas tiré les mêmes conclusions en ce qui a trait à l’absence de preuve établissant un lien entre la Ligue Awami et la persécution subie par M. Miah, puisque la preuve objective démontre l’existence de liens étroits entre la Ligue Awami et la police. Par conséquent, une nouvelle décision doit être rendue.

III. Conclusion

[17] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire de M. Miah sera accueillie et la décision de l’agent sera renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6125‑20

LA COUR STATUE :

1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

3. Aucune question n’est certifiée.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM‑6125‑20

 

INTITULÉ :

SHAHIN MIAH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VISIOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 FÉVRIER 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 11 MARS 2022

COMPARUTIONS :

Viken Artinian

POUR LE DEMANDEUR

 

Émilie Tremblay

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Allen & Associates

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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