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Date : 20210311


Dossier : IMM-6255-20

Référence : 2022 CF 334

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 11 mars 2022

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

FAITH OFURE AREWEL

DANIEL OSEMUDIAMEN AREWEL

PRINCE OSENOR AREWEL

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Section d’appel des réfugiés (la SAR) a rejeté la demande d’asile de Faith Arewel et de son fils, Daniel, après avoir conclu qu’ils n’avaient pas produit d’éléments de preuve suffisamment crédibles pour établir leur identité. Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SAR est déraisonnable et doit être annulée. Pour rejeter les arguments des Arewel concernant la crédibilité de leurs passeports nigérians, la SAR s’est fortement appuyée sur une assertion manifestement inexacte selon laquelle Mme Arewel n’avait déposé aucun autre document que son passeport pour établir son identité.

[2] La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie.

[3] Dans le présent jugement, je désignerai Mme Arewel et Daniel par le nom qu’ils ont présenté, bien que leur identité demeure en litige.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[4] Les parties conviennent que la décision de la SAR est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16–17, 23–25.

[5] Les Arewel soulèvent deux questions touchant le caractère raisonnable de la décision de la SAR :

  • (1) La SAR a-t-elle commis une erreur en concluant que les passeports de Mme Arewel et de Daniel étaient des pièces d’identité insuffisantes?

  • (2) La SAR a-t-elle eu tort de ne pas tenir compte des autres documents personnels présentés, y compris l’ordonnance du tribunal portant que le mariage de Mme Arewel et du père de Daniel était dissous?

[6] Pour les motifs qui suivent, je conclus qu’il y a un chevauchement entre ces questions, compte tenu des motifs que la SAR a donnés pour rejeter les passeports.

III. Analyse

A. La demande d’asile des Arewel

[7] Mme Arewel affirme que la famille de son ex-époux a exigé des sacrifices et des rituels, notamment une mutilation d’organes génitaux féminins, après qu’une idole/un oracle a nommé son ex-époux pour qu’il succède à son oncle en tant que prêtre. Ces menaces se sont poursuivies après qu’elle s’est rendue à Lagos, et son ex-époux a été attaqué. En décembre 2015, Mme Arewel a demandé le divorce et, en 2016, elle a fui le Nigeria pour se rendre aux États-Unis avec le fils du couple, Daniel.

[8] L’ex-époux a rendu visite à Mme Arewel alors qu’elle était aux États-Unis et, à la suite de cette visite, Mme Arewel a donné naissance à un deuxième garçon, Prince, en novembre 2017. Mme Arewel, Daniel et Prince ont quitté les États-Unis en avril 2018 et ont demandé l’asile au Canada. Mme Arewel affirme qu’elle a été agressée au début de 2019 par des hommes soupçonnés d’être des proches de son ex-époux.

[9] À l’appui de leur demande, les Arewel ont déposé les certificats de naissance et les passeports nigérians de Mme Arewel et de Daniel; une lettre du père de Daniel; un jugement conditionnel de dissolution du mariage daté du 15 septembre 2015 et le certificat de jugement irrévocable daté de trois mois plus tard, tous délivrés par la Haute Cour de Lagos [les documents judiciaires nigérians]; une lettre d’un ami d’enfance; un affidavit et un rapport médical de la mère de Mme Arewel; de même que la carte de sécurité sociale des États-Unis et le certificat de naissance américain de Prince.

[10] Le ministre est intervenu dans la demande des Arewel, faisant valoir qu’ils n’avaient pas fourni de pièces d’identité acceptables. Le ministre a déposé des rapports concluant que le certificat de naissance de Daniel avait probablement été modifié et que le certificat de naissance de Mme Arewel était vraisemblablement contrefait.

[11] Devant la Section de la protection des réfugiés (la SPR), Mme Arewel a déclaré que sa sœur avait obtenu pour elle les certificats de naissance du Nigeria peu avant l’audience. Elle a expliqué qu’elle avait eu d’autres certificats de naissance, qu’elle avait utilisés pour obtenir son passeport et celui de Daniel, mais qu’elle les avait ensuite perdus et avait demandé à sa sœur d’en obtenir de nouveaux.

B. La décision de la SPR

[12] Dans une décision datée du 19 novembre 2019, la SPR a rejeté la demande des Arewel. Elle a conclu que les certificats de naissance de Mme Arewel et de Daniel étaient probablement frauduleux et que cela minait la crédibilité de Mme Arewel. La SPR n’a constaté aucun problème concernant les passeports de Mme Arawel et de Daniel en tant que tels. Cependant, compte tenu des réserves relatives à la crédibilité découlant du dépôt de faux certificats de naissance, de l’incapacité de Mme Arewel à prouver l’existence de l’ancien certificat de naissance qu’elle avait utilisé pour obtenir les passeports, et du fait qu’il est possible d’obtenir des documents authentiques de manière frauduleuse au Nigeria, la SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que Mme Arewel avait obtenu les passeports frauduleusement au moyen de faux renseignements.

[13] La SPR a cité l’article 106 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] et l’article 11 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256 [les Règles de la SPR]. La première disposition exige que la SPR prenne en compte, s’agissant de crédibilité, le fait que, « n’étant pas muni de papiers d’identité acceptables, le demandeur ne peut raisonnablement en justifier la raison et n’a pas pris les mesures voulues pour s’en procurer ». La seconde disposition exige quant à elle que le demandeur transmette « des documents acceptables qui permettent d’établir son identité et les autres éléments de sa demande d’asile » et, s’il ne peut le faire, qu’« il en donne la raison et indique quelles mesures il a prises pour se procurer de tels documents ». La SPR a conclu que Mme Arewel et Daniel n’avaient pas produit d’éléments de preuve suffisamment crédibles pour établir leur identité, et a donc rejeté leur demande.

[14] En ce qui concerne la demande de Prince, la SPR s’est dite convaincue que celui-ci avait établi son identité à l’aide de son certificat de naissance délivré par l’État de la Géorgie. Elle a toutefois rejeté la demande d’asile de Prince puisqu’il est citoyen américain et qu’il ne serait pas exposé à la persécution ou à un risque s’il retournait aux États-Unis.

C. La décision de la SAR

[15] Les Arewel ont interjeté appel de la décision auprès de la SAR. Ils n’ont pas contesté le rejet de la demande de Prince, mais ont contesté le rejet des passeports par la SPR et son évaluation de la crédibilité. Ils ont également affirmé que la SPR avait commis un manquement à la justice naturelle en omettant d’examiner leur demande d’asile sur le fond.

[16] En ce qui concerne les passeports, les Arewel ont fait valoir qu’il s’agissait de pièces d’identité délivrées par un État étranger et qu’ils avaient droit à la présomption de validité même si d’autres documents avaient été jugés frauduleux, citant la Cour dans les décisions Rasheed c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 587 aux para 19-20 et Bouyaya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1042 aux para 10-11.

[17] La SAR a rejeté les arguments des Arewels ainsi que leur appel le 11 novembre 2020. Le traitement des passeports nigérians par la SAR revêt une importance primordiale en l’espèce. À cet égard, la SAR a jugé que l’affaire Rasheed se distinguait de l’espèce parce que, dans cette affaire, « le demandeur a fourni de nombreux documents pour établir son identité et a fourni des explications raisonnables concernant des incohérences », alors que Mme Arawel « n’a fourni aucun autre document outre son passeport pour établir son identité ». La SAR a souligné que la SPR n’avait pas remis en cause l’authenticité du passeport, mais plutôt « les renseignements fournis pour l’obtenir et, donc, des données biographiques présentées dans le document officiel ». Elle a convenu avec la SPR que la présentation des faux certificats de naissance était un motif valable pour mettre en doute le contenu des passeports.

[18] La SAR a également convenu avec la SPR que les certificats de naissance étaient fort probablement contrefaits et a conclu que la SPR n’était pas tenue d’examiner la demande d’asile des demandeurs sur le fond après avoir conclu que leur identité n’avait pas été établie. Les Arewel ne contestent pas ces conclusions devant notre Cour.

D. La décision de la SAR était déraisonnable

[19] Les Arewel soutiennent que l’évaluation des passeports nigérians effectuée par la SAR était déraisonnable. Ils s’appuient sur la présomption de validité des documents officiels délivrés à l’étranger et font valoir que l’authenticité des passeports ne devrait pas être mise en doute en raison de l’inauthenticité des certificats de naissance, citant la décision Mohmadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 884. Ils soutiennent également que la SAR n’a pas tenu compte des autres documents relatifs à l’identité, y compris les documents judiciaires, soulignant qu’elle a commis une erreur en déclarant que Mme Arewel n’avait fourni aucun autre document que son passeport pour établir son identité.

[20] Le ministre fait valoir que les Arewel ne peuvent pas invoquer maintenant le fait que les autres documents n’ont pas été examinés, étant donné qu’ils n’ont pas soulevé cette question devant la SAR et que le contrôle judiciaire ne doit pas être considéré « simplement comme une seconde chance ou une occasion donnée à un avocat différent pour reformuler les arguments » : Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1370 au para 12; voir également Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers' Association, 2011 CSC 61 aux para 22-26; et Canada (Citoyenneté et Immigration) c R. K., CAF 272 au para 6.

[21] Je suis d’accord avec le ministre sur ce point précis. La SPR s’est concentrée exclusivement sur les certificats de naissance et les passeports, et les Arewel n’ont pas fait valoir devant la SAR que la SPR avait eu tort de ne pas examiner les autres documents ni que la SAR aurait dû elle-même examiner ces documents.

[22] Cependant, je conviens avec les Arewel que les conclusions de la SAR à l’égard de la fiabilité de leurs passeports (une question clairement soulevée devant la SAR et examinée par celle-ci) ont été grandement influencées par le fait qu’elle a conclu que Mme Arewell « n’[avait] fourni aucun autre document outre son passeport pour établir son identité ». La SAR s’est servie de ce fait pour distinguer l’affaire dont elle était saisie de l’affaire Rasheed, dans laquelle le juge Martineau de notre Cour a conclu, compte tenu des autres pièces d’identité fournies et de la présomption de validité, qu’il était déraisonnable de la part de la SPR d’avoir rejeté la preuve documentaire de M. Rasheed parce qu’il avait menti au sujet de son identité et présenté un faux passeport lors de son arrivée au Canada : Rasheed, aux para 7, 19-23. Je conviens qu’il est loisible aux Arewel de contester le raisonnement adopté par la SAR concernant l’omission de la SPR d’examiner les autres documents, même s’ils n’ont pas soulevé séparément cette question devant la SAR.

[23] Je conviens également avec les Arewel que la déclaration de la SAR selon laquelle Mme Arewel « n’a fourni aucun autre document outre son passeport pour établir son identité » n’était pas étayée par le dossier. Divers autres documents déposés par les Arewel confirmaient l’identité de Mme Arewel et auraient pu corroborer les « données biographiques présentées » dans son passeport. Ces documents comprenaient les documents judiciaires nigérians, qui identifient Mme Arewel et son fils Daniel et font mention du mariage de Mme Arewel à son ex-époux; l’affidavit de la mère de Mme Arewel, qui désigne sa fille par son nom; et le certificat de naissance de Prince délivré par l’État de la Géorgie, qui identifie Mme Arewel par son nom et sa date de naissance, et qui a été reconnu comme authentique et comme établissant l’identité de Prince.

[24] À cet égard, je ne peux souscrire à l’argument du ministre selon lequel la déclaration de la SAR devrait être interprétée comme ne renvoyant qu’aux autres pièces d’identité délivrées par des autorités gouvernementales. La SAR n’a pas limité sa déclaration à ces autres documents. De plus, la SAR prétendait distinguer l’espèce de l’affaire Rasheed, dans laquelle les « nombreux documents » qui avaient été présentés pour établir i'identité du demandeur comprenaient des pièces d’identité délivrées par des autorités gouvernementales et d’autres documents tels que des documents scolaires, des coupures de journaux, une carte de membre d’un parti et un mandat d’arrestation : Rasheed, aux para 4-5. Quoi qu’il en soit, les autres documents produits par Mme Arewel comprennent les documents judiciaires nigérians, qui sont censés avoir été délivrés par des autorités gouvernementales, et le certificat de naissance de Prince, qui constitue une pièce d’identité délivrée par des autorités gouvernementales, bien qu’elle ait été délivrée à Prince plutôt qu’à Mme Arewell. La Cour a également reconnu que les documents qui ne sont pas des pièces d’identité délivrées par des autorités gouvernementales, tels que les affidavits et les lettres, peuvent servir à établir l’identité, même lorsque la présomption de validité des pièces d’identité est écartée : Teweldebrhan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 418 au para 19; voir également Kabongo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1086 au para 21; Mishel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 226 au para 24. Cela ne signifie pas que l’obligation de transmettre des papiers d’identité acceptables prévue à l’article 106 de la LIPR et à l’article 11 des Règles de la SPR n’est pas essentielle à l’évaluation de la preuve présentée à l’appui de l’identité. Cela veut simplement dire que le contexte ne permet pas de conclure que la SAR faisait référence seulement aux pièces d’identité délivrées par des autorités gouvernementales.

[25] Je ne peux pas non plus accepter l’argument du ministre selon lequel, lorsqu’elle a abordé les autres documents, la SAR s’est fondée sur le fait que la SPR avait conclu que « la présomption selon laquelle les autres pièces d’identité [de Mme Arewell] étaient valides ne s’appliquait plus ». L’intégralité de l’analyse de cette question par la SAR, y compris le paragraphe dans lequel se trouve la phrase précédente, se rapporte aux données biographiques contenues dans le passeport nigérian authentique. Quoi qu’il en soit, comme il a été mentionné, même si la présomption de validité ou d’authenticité est écartée, cela ne signifie pas en soi qu’un document n’est pas authentique ou que son contenu n’est pas fiable. Il faut quand même l’évaluer à la lumière de la preuve dans son ensemble : Teweldebrhan, au para 19. À cet égard, étant donné son incompatibilité avec la jurisprudence, je rejette la prétention du ministre voulant que, s’il est établi que des certificats de naissance sont jugés problématiques, d’autres documents qui présentent les mêmes renseignements ne peuvent demeurer des documents valides.

[26] Bien que le rôle de la Cour lors d’un contrôle judiciaire ne soit pas d’apprécier la preuve à nouveau, le caractère raisonnable d’une décision administrative « peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » : Vavilov, au para 126. À mon avis, pour rejeter les arguments des Arewel, la SAR s’est grandement appuyée sur sa conclusion erronée selon laquelle Mme Arewell n’avait pas présenté d’autres documents établissant son identité. Plus précisément, elle n’aurait peut-être pas conclu que le passeport ne devait pas être admis et qu’il y avait des raisons de douter de son contenu si elle avait tenu compte des autres documents révélant les mêmes données biographiques. Par conséquent, je conclus que cette erreur est suffisamment capitale pour rendre l’ensemble de la décision déraisonnable : Vavilov, au para 100.

IV. Conclusion

[27] La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie et l’appel des Arewel est renvoyé à la SAR pour nouvelle décision.

[28] Aucune partie n’a proposé de question à certifier. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-6255-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la Section d’appel des réfugiés datée du 11 novembre 2020 est annulée et l’appel interjeté par les demandeurs à l’égard de la décision de la Section de la protection des réfugiés datée du 19 novembre 2019 est renvoyé à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel des réfugiés pour qu’il rende une nouvelle décision.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Philippe Lavigne-Labelle


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6255-20

 

INTITULÉ :

FAITH OFURE AREWEL ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 SEPTEMBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 11 MARS 2022

 

COMPARUTIONS :

Adam Wawrzkiewicz

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Prathima Prashad

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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