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Date : 20220315


Dossier : IMM-1693-20

Référence : 2022 CF 349

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 mars 2022

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

ROBERT ROZGONYI, JUDIT FESUS et MARCELL ROZGONYI, KINGA PETRA ROZGONYI, représentés par leur tuteur à l’instance, ROBERT ROZGONYI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demandeurs, la famille Rozgonyi-Fesus, sollicitent le contrôle judiciaire du rejet de leur demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Ils soutiennent que l’agent qui a examiné leur demande a fait une évaluation inadéquate de l’intérêt supérieur des deux enfants de la famille et qu’il s’est presque exclusivement concentré sur l’éventuelle réintégration de ceux-ci à la vie en Hongrie au lieu de définir leur intérêt supérieur et les répercussions qu’un renvoi pourrait avoir sur cet intérêt. Ils soutiennent aussi que l’agent a analysé leur établissement au Canada sous l’angle des difficultés, au lieu de procéder à l’évaluation requise des facteurs pertinents d’ordre humanitaire.

[2] Malgré les observations judicieuses présentées par l’avocat des demandeurs, je conclus que la décision de l’agent était raisonnable. Dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a répondu aux observations formulées par les demandeurs concernant ce facteur suivant un cadre approprié et il a tiré des conclusions raisonnables à l’égard des questions pertinentes. De plus, dans son analyse de l’établissement des demandeurs, il a tenu compte des observations de ceux-ci et de leur situation. Si l’agent a tenu compte à la fois des aspects favorables de l’établissement des demandeurs au Canada et des difficultés auxquelles ils seraient exposés dans l’éventualité d’un retour en Hongrie, deux facteurs que les demandeurs ont invoqués dans leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, je ne puis conclure qu’il a, de façon déraisonnable, axé son analyse sur les difficultés.

[3] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. La question en litige et la norme de contrôle applicable

[4] Dans la présente demande, les demandeurs soulèvent une seule question, soit celle de savoir si la décision par laquelle l’agent d’immigration a rejeté leur demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire était déraisonnable. Dans le cadre de cette question, ils soulèvent deux sous-questions concernant 1) le caractère raisonnable de l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants faite par l’agent et 2) le caractère raisonnable de l’analyse de l’établissement faite par l’agent.

[5] Il n’est pas contesté que la décision de l’agent est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17, 23-25. Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles qui ont une incidence sur elle, et elle possède les « caractéristiques » d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, aux para 85, 90, 99-102, 105-106.

III. Analyse

A. La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par les demandeurs

[6] Les demandeurs, la famille Rozgonyi-Fesus, sont arrivés au Canada en 2013 en tant que visiteurs. M. Rozgonyi était entrepreneur en construction en Hongrie. La difficulté à se faire payer par ses clients et à obtenir de l’aide du système de justice hongrois pour faire respecter les ententes lui a occasionné un stress et un sentiment d’impuissance tels qu’il a dû être hospitalisé. Il est parti pour le Canada, où il a pu trouver des emplois dans le domaine de la construction. Sa famille l’a rejoint peu de temps après.

[7] M. Rozgonyi et Mme Fesus ont présenté des demandes de permis de travail en 2015, mais ces demandes ont été rejetées. Ils ont néanmoins réussi à obtenir du travail et ils ont pu non seulement subvenir aux besoins de leur propre famille, mais aussi fournir une aide financière à la famille de Mme Fesus en Hongrie. Leurs deux enfants, nés en 2009 et en 2011, s’épanouissent au Canada; ils se sont fait des amis, réussissent bien à l’école, apprennent le français, participent à des activités parascolaires et parlent couramment l’anglais.

[8] Le statut de visiteur des demandeurs a expiré en septembre 2017. Cherchant à rester au Canada, ils ont présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] en février 2018. Cette demande, qui était appuyée par des observations d’un consultant en immigration, reposait sur leur établissement et leurs attaches au Canada, sur l’intérêt supérieur des deux jeunes enfants ainsi que sur les difficultés et les désavantages auxquels ils devraient faire face s’ils retournaient en Hongrie.

B. La décision de refus

[9] Le 24 février 2020, un agent principal a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par les demandeurs. Dans les motifs de cette décision, l’agent a renvoyé aux antécédents et à la situation actuelle des demandeurs, à leur situation d’emploi, à leurs relations au Canada et aux conditions auxquelles ils seraient exposés s’ils devaient retourner en Hongrie.

[10] Dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a souligné que ceux-ci avaient bénéficié d’une scolarité, mais il a conclu qu’à leur âge, [traduction] « les enfants sont plus résilients et s’adaptent mieux aux nouvelles situations ». Il s’est dit convaincu que l’intérêt supérieur des enfants [traduction] « serait préservé s’ils continuaient à bénéficier des soins personnels et du soutien de leurs parents », et qu’un retour en Hongrie n’aurait pas d’incidence négative importante sur cet intérêt. Il a aussi souligné la présence de grands-parents et de tantes en Hongrie, et il a déclaré que la preuve ne suffisait pas à établir que ces personnes ne seraient pas disposées ou pas en mesure d’aider les enfants à se réinstaller en Hongrie.

[11] Dans l’ensemble, l’agent n’était pas convaincu que les demandeurs avaient établi qu’une dispense de l’application de la LIPR était justifiée pour des considérations d’ordre humanitaire et il a rejeté la demande.

C. La décision de refus était raisonnable

[12] Les demandeurs contestent deux aspects de la décision de l’agent : 1) l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants; et 2) l’analyse de l’établissement. Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent était raisonnable à l’égard de chacun de ces aspects.

(1) L’intérêt supérieur des enfants

[13] Le paragraphe 25(1) de la LIPR exige que les considérations d’ordre humanitaire soient examinées « compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché ». Comme le soulignent les demandeurs, la Cour suprême du Canada a déclaré qu’une décision rendue à l’égard d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire sera jugée déraisonnable si l’intérêt supérieur de l’enfant qu’elle touche n’est pas suffisamment pris en compte. Elle a ajouté que l’intérêt supérieur de l’enfant « doit être "bien identifié et défini", puis examiné "avec beaucoup d’attention" eu égard à l’ensemble de la preuve » : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 39.

[14] Les demandeurs soutiennent que l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants faite par l’agent ne respectait pas cette norme. Ils affirment que l’agent n’a pas défini l’intérêt des enfants et qu’il ne s’est pas demandé quelles répercussions néfastes un renvoi pourrait avoir sur eux. Ils font valoir que la décision de l’agent s’apparente à la décision Bargig, dans laquelle le juge Locke a conclu que la décision de l’agent était déraisonnable parce que celui-ci n’avait pas défini la nature de l’intérêt supérieur des enfants et qu’il n’avait pas examiné les avantages du non-renvoi : Bargig c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 392 au para 36.

[15] Je ne suis pas de cet avis. L’agent a conclu qu’il était dans l’intérêt supérieur des enfants de rester avec leurs parents. En elle-même, cette conclusion peut sembler élémentaire. Cependant, la Cour et la Cour d’appel fédérale ont reconnu que, dans la plupart des cas, il sera dans l’intérêt supérieur des enfants de rester au Canada, et qu’il n’est pas nécessaire qu’une décision relative à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire énonce explicitement cet intérêt pour être jugée raisonnable : Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration) c Hawthorne, 2002 CAF 475 aux para 6-7; Louisy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 254 au para 11; Zlotosz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 724 au para 22. Par la suite, l’agent a évalué la mesure dans laquelle cet intérêt serait compromis par le renvoi et il en est arrivé à la conclusion qu’il n’était pas convaincu qu’un retour en Hongrie aurait des répercussions néfastes importantes. Cet aspect de l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants est raisonnable. Comme l’a souligné la Cour d’appel dans l’arrêt Hawthorne, les avantages de rester au Canada et les difficultés occasionnées par un renvoi constituent les deux côtés d’une même médaille, celle-ci étant l’intérêt supérieur de l’enfant : Hawthorne, au para 4.

[16] À cet égard, je ne puis souscrire à l’affirmation des demandeurs selon laquelle l’agent a conclu qu’il était dans l’intérêt supérieur des enfants d’être avec leurs parents en Hongrie et non au Canada. Il a plutôt conclu que l’intérêt supérieur des enfants ne serait pas gravement compromis si ceux-ci devaient retourner en Hongrie puisqu’il [traduction] « serait préservé » dans ce pays. Je comprends de cette conclusion qu’il serait dans l’intérêt supérieur des enfants de rester au Canada avec leurs parents, mais qu’un retour en Hongrie avec leurs parents n’aurait sur cet intérêt que des répercussions néfastes négligeables.

[17] Par ailleurs, la décision de l’agent doit être examinée à la lumière des observations présentées par les demandeurs en lien avec la question de l’intérêt supérieur des enfants : Vavilov, aux para 127-128. Les brèves observations présentées par les demandeurs à ce sujet soulignaient la participation des enfants à la vie scolaire, les possibilités qui s’offraient à eux au Canada sur les plans éducatif, culturel et social du fait de la capacité de leurs parents à subvenir à leurs besoins, leurs compétences linguistiques et le fait qu’ils considèrent le Canada comme leur pays. Outre le renvoi général à la vie scolaire et aux possibilités, les observations des demandeurs ne contenaient rien de précis concernant les avantages du non-renvoi pour les enfants, les avantages dont ceux-ci pourraient bénéficier au Canada, mais pas en Hongrie, ou les difficultés auxquelles ils seraient exposés en Hongrie. Compte tenu de ces observations, il ne peut être reproché à l’agent de ne pas avoir procédé à une évaluation plus détaillée des avantages du non-renvoi ou de l’incidence d’un renvoi sur l’intérêt supérieur des enfants.

[18] De plus, les demandeurs ont renvoyé à une lettre rédigée par un conseiller de WEST Neighborhood House, un organisme de services sociaux. Dans cette lettre, il était mentionné que la fille était plus à l’aise avec l’anglais qu’avec le hongrois, que l’intégration dans le système scolaire hongrois serait difficile puisque les deux enfants devraient reprendre leur scolarité en première année et suivre des cours privés, et qu’un retour en Hongrie entraînerait [traduction] « un important sentiment d’échec et des traumatismes émotionnels et psychologiques attribuables à la stigmatisation engendrée par le fait de devoir quitter le Canada pour retourner en Hongrie ». L’agent n’a pas fait mention de cette lettre, ce qui, selon les demandeurs, signifie qu’il a déraisonnablement omis de tenir compte d’éléments de preuve importants et pertinents. Si un agent chargé d’examiner une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ne tient pas compte des aspects centraux de la situation d’un demandeur, la décision qu’il rend peut être jugée déraisonnable : Juan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 988 aux para 22-24, citant Vavilov, au para 127.

[19] Tout d’abord, je souligne qu’il existait un doute quant à savoir si la deuxième page de la lettre, qui contient les passages précités, avait été présentée à l’agent. Seule la première page de la lettre figure dans le dossier certifié du tribunal. La deuxième page figurait dans le dossier des demandeurs et, compte tenu de l’affidavit indiquant que le document faisait partie des observations originales présentées par les demandeurs à l’appui de leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, je suis prêt à accepter que l’agent disposait de cette page.

[20] Le problème que pose le renvoi à la lettre du conseiller devant la Cour est que peu d’éléments donnent à penser que cette preuve concernant les répercussions d’un renvoi sur les plans éducatif et émotionnel constituait une partie importante de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par les demandeurs. La lettre d’observations des demandeurs ne parle que brièvement de la lettre de l’organisme WEST comme d’un document parmi d’autres, notamment des lettres de recommandation, des copies de bulletins scolaires, des états financiers, des photos et des billets d’événement. Bien que les demandeurs aient explicitement abordé l’intérêt supérieur des enfants dans leur lettre d’observations, ils n’ont présenté aucune déclaration ni aucun argument indiquant qu’il était dans l’intérêt supérieur des enfants de rester au Canada du fait qu’il leur serait nécessaire de reprendre leur scolarité à la première année en Hongrie ou du fait des répercussions qu’un renvoi aurait sur eux sur les plans émotionnel et psychologique. De plus, rien n’établissait la capacité professionnelle du conseiller à se prononcer sur le système scolaire hongrois ou sur les problèmes de santé mentale. Même dans la section de la lettre d’observations qui traite de l’éducation, il n’est aucunement fait mention de préoccupations concernant la nécessité de reprendre la scolarité à la première année ou concernant la stigmatisation. Dans ces circonstances, et compte tenu du principe selon lequel on ne peut s’attendre à ce qu’un décideur administratif renvoie à chaque document ou argument, je ne puis conclure que l’agent n’a pas valablement tenu compte d’une preuve importante ou d’une question ou d’une préoccupation centrale soulevée par les parties : Vavilov, aux para 127-128; Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF) aux para 16-17.

[21] Il en va de même de l’argument des demandeurs selon lequel l’agent n’a pas fait mention de la situation particulière du fils en tant que gymnaste de compétition accompli. Même si des éléments de preuve démontraient les succès obtenus, les observations présentées par les demandeurs disaient simplement qu’il [traduction] « [était] un [gymnaste] très dévoué et talentueux depuis plus de deux ans » et que [traduction] « [s]on rêve [était] de représenter le Canada lors de ses prochaines compétitions et de gagner [une] médaille d’or aux Jeux olympiques ». Bien qu’il s’agisse d’objectifs louables qui témoignent du dévouement et des efforts du fils, je ne puis conclure qu’ils ont été présentés comme étant un aspect central de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qui aurait nécessité une évaluation distincte de la part de l’agent, d’autant plus que les déclarations ont été faites dans le contexte de l’affirmation des demandeurs selon laquelle [traduction] « il est très important d’avoir un passe-temps dans la vie ».

[22] Enfin, les demandeurs soutiennent que le fait que l’agent se soit fondé sur la présence de grands-parents et de tantes en Hongrie montre qu’il n’a pas tenu compte de la réalité des enfants puisque leurs deux grands-pères sont décédés, que M. Rozgonyi n’a plus de contact avec sa mère ni avec sa sœur, que la mère de Mme Fesus a des problèmes de santé et qu’une seule des sœurs de Mme Fesus vit en Hongrie. Une fois de plus, je ne puis conclure que cela démontre que l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants était gravement déraisonnable. Je commencerais par souligner que la preuve de M. Rozgonyi ne parlait pas d’absence totale de contact, mais indiquait seulement que l’aide qu’il avait apportée à sa sœur après l’échec du mariage de celle-ci avait [traduction] « affecté » leur relation. L’agent a fait mention de cette situation, mais il a souligné que la preuve ne suffisait pas à établir que la mère ou la sœur de M. Rozgonyi ne seraient pas disposées ou pas en mesure d’aider la famille à se réinstaller. Je suis convaincu que l’évaluation de la preuve restreinte présentée à ce sujet était raisonnable. Quoi qu’il en soit, la question de l’aide que pourrait apporter la famille élargie pour la réinstallation ne constituait pas un élément central de l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants, étant donné la conclusion principale de l’agent selon laquelle les enfants pourraient compter sur le soutien de leurs parents pour se réadapter à la vie en Hongrie. Je ne peux donc pas conclure que la mention faite par l’agent des tantes et des grands-parents rend déraisonnable l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants ou la décision dans son ensemble.

[23] Même si l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants faite par l’agent n’était pas longue ou élaborée, elle doit être interprétée en tenant compte des observations et de la preuve présentées à ce sujet par les demandeurs. Dans les circonstances, je suis convaincu que l’analyse de ce facteur faite par l’agent est adaptée au contexte et possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité.

(2) L’établissement

[24] Les demandeurs soutiennent que l’agent n’a examiné la question de leur établissement que sous l’angle des difficultés, qu’il n’a tenu compte que de la mesure dans laquelle leur renvoi risquait d’entraîner des difficultés et qu’il s’est fondé sur leur établissement au Canada pour conclure qu’un retour en Hongrie n’entraînerait que des difficultés mineures. Ils affirment que la décision de l’agent s’apparente à la décision Marshall, dans laquelle le juge Brown a conclu que la décision de l’agent était déraisonnable parce qu’il « [avait] évalué chacun des facteurs sous l’angle des difficultés » : Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72 aux para 34-37.

[25] Je ne suis pas de cet avis. Encore une fois, la décision de l’agent doit être examinée à la lumière de la preuve que les demandeurs ont présentée à l’agent pour appuyer leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Les observations des demandeurs concernant ces considérations soulignaient raisonnablement à la fois leur établissement au Canada et les difficultés auxquelles ils seraient exposés s’ils devaient retourner en Hongrie. Sur certains aspects, notamment l’emploi et les perspectives financières, les observations concernant l’établissement et les difficultés qu’entraînerait un renvoi constituaient les deux côtés de la même médaille. M. Rozgonyi est un travailleur autonome prospère au Canada; il affirme qu’en Hongrie, ses perspectives d’emploi et d’affaires seraient médiocres. Les autres observations des demandeurs concernant leur établissement portaient sur leurs relations avec les autres membres de la communauté, leurs liens familiaux solides, les réussites scolaires et parascolaires des enfants et leur amour pour le Canada.

[26] L’agent a reconnu les amitiés nouées par les demandeurs et l’intégration de ceux-ci au Canada, mais il a aussi tenu compte des répercussions qu’aurait un retour en Hongrie sur ces amitiés. Concernant la situation d’emploi des parents, il a souligné que ceux-ci travaillaient sans y être légalement autorisés et que la preuve ne suffisait pas à le convaincre qu’il leur serait impossible de trouver des emplois en Hongrie. À la lecture de la décision dans son ensemble, il semble que l’agent ait abordé ensemble les questions de l’établissement et des difficultés, qui constituaient chacune une partie importante des observations des demandeurs.

[27] À mon avis, il n’est pas déraisonnable pour un agent chargé d’examiner une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de tenir compte non seulement des aspects favorables de l’établissement d’une famille au Canada, mais aussi des conséquences de la perte de cet établissement par suite d’un renvoi et de la mesure dans laquelle ces conséquences seraient ou pourraient être atténuées selon la situation particulière de la famille. En effet, comme l’a fait remarquer le juge Phelan dans la décision Whitely, il semble que l’agent « a soupesé les facteurs pertinents prévus par la loi » : Whitely c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 476 au para 13.

[28] Je ne suis pas non plus d’avis que l’agent a pris les facteurs d’établissement favorables de la famille et qu’il les a [traduction] « retournés » contre elle pour rejeter sa demande, une approche que la Cour a jugé déraisonnable : Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336 aux para 21, 23; Aguirre Renteria c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 134 au para 8; Lopez Gallo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 857 aux para 15-19. Renvoyer à la capacité à préserver les amitiés nouées au Canada en tant que moyen d’atténuer les répercussions d’un renvoi ne revient pas à traiter indûment l’établissement d’un demandeur au Canada comme un motif en faveur de son renvoi. Je ne considère pas non plus qu’en concluant que la preuve ne suffisait pas à établir que M. Rozgonyi et Mme Fesus ne pourraient pas obtenir d’emploi en Hongrie [traduction] « compte tenu des compétences et de l’expérience de travail qu’ils avaient acquises [en] Hongrie et au Canada », l’agent a retourné indûment leur établissement professionnel au Canada contre eux. Il s’est plutôt appuyé sur la situation actuelle du couple pour répondre, de façon directe et raisonnable, à l’observation des demandeurs selon laquelle ils seraient confrontés à des difficultés économiques dans l’éventualité d’un retour en Hongrie.

[29] Enfin, les demandeurs reprochent à l’agent d’avoir souligné que les parents travaillaient sans y être légalement autorisés et d’avoir mentionné que [traduction] « cela ne [jouait] pas en leur faveur ». Ils invoquent la décision Baeza, dans laquelle le juge O’Reilly a conclu « [qu’il] serait injuste de faire jouer une preuve d’emploi stable contre [les demandeurs] du seul fait qu’ils n’ont pas détenu des permis de travail valides en tout temps depuis qu’ils sont arrivés au Canada » : Baeza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 362 au para 16.

[30] À mon avis, un exercice de mise en balance doit être entrepris à l’égard de ces considérations. D’une part, le paragraphe 25(1) présuppose qu’un demandeur ne s’est pas conformé à une ou plusieurs dispositions de la LIPR et il est conçu pour alléger les conséquences de cette non-conformité : Mitchell c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 190 au para 23. D’autre part, notre Cour a reconnu que la preuve de l’établissement, y compris de la situation d’emploi, peut être appréciée à la lumière des circonstances y ayant mené, notamment l’illégalité : Aguilar Sarmiento c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 481 aux para 6, 15; Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082 aux para 46, 48; Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158 aux para 26-27. À mon avis, la décision de l’agent montre qu’après avoir raisonnablement procédé à l’exercice de mise en balance, celui-ci a reconnu la situation d’emploi, les amitiés et les efforts [traduction] « louables » des demandeurs, mais il a néanmoins souligné que le fait que les parents aient travaillé au Canada sans y être légalement autorisés [traduction] « ne [jouait] pas en leur faveur ».

[31] Comme dans son analyse de l’intérêt supérieur des enfants, l’agent, dans son analyse de l’établissement des demandeurs et des répercussions qu’aurait sur eux un retour en Hongrie, a répondu aux observations de ceux-ci et a raisonnablement tenu compte de leur situation particulière, parvenant à la conclusion globale que cette situation ne justifiait pas une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Puisqu’il n’appartient pas à la Cour d’évaluer ou d’apprécier à nouveau des facteurs discrétionnaires lorsque l’évaluation de l’agent n’était pas déraisonnable, je conclus que la Cour n’a aucune raison d’intervenir à l’égard du rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par les demandeurs.

IV. Conclusion

[32] La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1693-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1693-20

 

INTITULÉ :

ROBERT ROZGONYI ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 15 septembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MCHAFFIE

 

DATE DES MOTIFS :

le 15 mars 2022

 

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Brad Gotkin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ronald Poulton

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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