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Date : 20220322


Dossier : T-857-21

Référence : 2022 CF 384

Ottawa (Ontario), le 22 mars 2022

En présence de la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

RENÉ POIRIER

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Pour la seconde fois, M. René Poirier demande le contrôle judiciaire d’une décision rendue par le directeur – autorité des griefs [Directeur], en sa qualité d’autorité de dernière instance du processus de grief des Forces armées canadiennes [Forces]. Le Directeur a rejeté le grief de M. Poirier après avoir conclu qu’il a été traité équitablement et conformément aux règles, aux règlements et aux politiques applicables, lorsque rétrogradé et reclassé au poste de technicien en distribution électronique.

[2] Par jugement rendu dans l’affaire Poirier c Canada (Procureur général), 2020 CF 850, j’ai cassé une première décision du Directeur et lui ai retourné le dossier pour une nouvelle détermination. Pour connaître les faits de la cause et la chronologie des évènements, je réfère le lecteur aux paragraphes 2 à 28 de cette première décision.

[3] J’ai alors noté que le demandeur, qui se représente seul, faisait valoir plusieurs arguments au soutien de sa demande, certains pertinents et supportés par la preuve, d’autres non. J’ai toutefois conclu que le Directeur avait commis une erreur déterminante en ne tenant pas compte d’un élément de preuve médicale contraire à l’une de ses conclusions. Voici comment je justifie l’intervention de la Cour :

[35] Le directeur invoque deux motifs principaux pour rejeter le grief du demandeur :

1. Il conclut que le grief n’est pas fondé puisqu’après une révision du dossier médical du demandeur, le Directeur – Politique de santé des Forces a maintenu sa catégorie médicale permanente à H1;

2. En considération de ce fait, le directeur a examiné le rapport de cours de 2006 et conclut que le demandeur éprouvait des problèmes qui ne découlaient pas uniquement de situations reliées à la communication radio.

[36] Le premier problème que je vois avec ces motifs, c’est le fait que le directeur passe complètement sous silence le volet « facteur opérationnel » du rapport médical, lequel a fait l’objet d’une réserve exprimée par le Dr Ricard dans son courriel du 3 juillet 2015 (dont le contenu est reproduit au paragraphe 17 des présents motifs), ainsi que d’un changement de catégorie médical de O2 à O3 le 22 août 2018 (accompagné des commentaires reproduits au paragraphe 25 des présents motifs).

[37] Le directeur a admis s’en être largement remis aux conclusions et recommandations du Comité externe d’examen des griefs militaires. Or, le rapport du comité est émis le 26 avril 2018 alors que la classification médicale du demandeur n’est modifiée que le 22 août de la même année. Tel qu’indiqué plus haut, le demandeur en est informé en début septembre et il communique immédiatement avec le bureau du directeur pour que ce dernier en tienne compte dans sa décision finale, laquelle n’est rendue que le 19 mars 2019.

[38] La première version du dossier certifié du tribunal déposé à la Cour en mai 2019 ne contient pas ce document. Un addendum à ce dossier, qui contient la nouvelle classification médicale et le courriel du demandeur, est toutefois produit en juillet 2019. Cela confirme de façon non équivoque que cette information se trouvait devant le directeur lorsqu’il a émis sa décision finale.

[39] Il est bien connu qu’un décideur administratif n’a pas à faire état de tous les éléments de preuve déposés par une partie (Vavilov au para 128). Cependant lorsqu’un de ses conclusions principales tend à contredire un élément de preuve passé sous silence, il y a lieu de se questionner à savoir si cet élément de preuve a été dûment considéré.

[40] Dans le cas qui nous occupe, le directeur se fonde d’abord sur le fait que le Directeur – Politique de santé a maintenu la classification H1 du demandeur pour rejeter son grief. Tel qu’indiqué plus haut, le facteur de l’acuité auditive n’était pas le seul à considérer; le directeur devait également considérer le facteur opérationnel représenté par la lettre O ou, s’il le jugeait non pertinent, justifier en quoi la mise en garde de juillet 2015 et la nouvelle catégorie permanente octroyée en août 2018 n’avaient aucun impact sur sa décision. L’absence d’une telle explication rend sa décision intrinsèquement irrationnelle.

[41] Le second problème que je vois avec les motifs du directeur, c’est qu’il est difficile de savoir quel aurait été le résultat de son analyse du rapport de cours de 2006 s’il avait considéré la nouvelle catégorie médicale du demandeur (O3) et les commentaires qui l’accompagnent. On y lit que M. Poirier ne « devrait pas assumer de fonctions qui l’amène à être régulièrement exposé à des bruits forts (tirs, machinerie, moteurs d’avion, etc.) sauf si les besoins opérationnels ou l’instruction le justifient ».

[42] N’ayant pas l’expertise militaire du directeur, la Cour ne peut que spéculer quant à ce que cela signifie exactement et quant à l’impact qu’une telle recommandation, faite en août 2018 après que la nécessité de réévaluer le facteur opérationnel ait été soulevée en juillet 2015, peut avoir sur l’analyse du directeur.

[43] La Cour se voit également forcée de spéculer sur ce sur quoi le directeur s’est fondé pour conclure que le demandeur éprouvait des problèmes qui ne découlaient pas uniquement de situations reliées à la communication radio. Chose certaine, il est permis de penser que les problèmes étaient en partie dus aux situations reliées à la radio.

[44] Cela dit, puisque le directeur fonde en partie sa décision sur le maintien de la catégorie médicale du demandeur par le Directeur – Politique de santé des Forces, sans mentionner qu’au contraire elle a été modifiée suite à une recommandation formulée en 2015, il est permis de penser qu’il n’a pas tenu compte de cette modification dans son analyse du grief du demandeur.

[45] Il s’ensuit que la décision du directeur n’est pas justifiée au regard des contraintes factuelles auxquelles il était assujetti. Elle n’est pas non plus intrinsèquement logique puisqu’elle requiert que la Cour spécule sur l’impact de cette preuve sur les conclusions du directeur.

I. Décision contestée

[4] Dans sa seconde décision, le Directeur reprend la séquence des évènements mais il explique cette fois sur quoi il s’est fondé pour conclure que le demandeur a éprouvé des problèmes qui ne découlent pas uniquement de situations reliées à la communication radio. Voici comment il s’exprime :

Le 10 janvier 2005, vous débutez la formation d’Officier observateur avancé (OOA) et vous êtes retiré du cours pour ne pas avoir rencontré la norme. Le rapport de cours indique que vous avez éprouvé de la difficulté pendant un des objectifs de rendement (Conduire les plans de feu, dans le simulateur de tir indirect (SGI)), ainsi que durant le tir réel. Dans ses remarques le Commandant (Cmdt) de l’École d’artillerie du Canada, vous a recommandé pour assister au cours de nouveau.

Le 15 mars 2006, vous débutez votre deuxième tentative à la formation d’OOA et, le 2 juin 2006, vous êtes retiré de cette formation puisque vous n'aviez pas rencontré la norme. Le rapport de cours indique que vos plus grandes lacunes sont dans le domaine du commandement et contrôle, la résolution de problèmes tactiques et du maintien de la connaissance de la situation. Dans ses remarques, le Commandant (Cmdt) de l’École d’artillerie de campagne indique « Le rendement du Capt Poirier n’a pas rencontré la norme exigée. Le Capt Poirier a été retiré du cours à cause de difficultés majeures de leadership, et ce, spécifiquement à cause de ses lacunes de commandement et contrôle et de résolution de problèmes tactiques. Capt Poirier n’est pas recommandé pour un autre cours. II est de plus recommandé que son commandant réévalue son emploi futur au sein du Régiment ».

[5] Le Directeur poursuit en mentionnant l’opportunité offerte au demandeur de poursuivre sa carrière d’officier au sein des Forces dans l’un des programmes identifiés et le fait que le demandeur ait choisi de postuler au Programme militaire de formation des aumôniers. Le Directeur précise que ce faisant, le demandeur a bénéficié de quatre années d’études subventionnées en théologie à l’Université Laval, qu’il n’a pas été en mesure de compléter dans le délai prescrit.

[6] Le Directeur explique que suite à l’échec de la formation d’aumônier, C’est par erreur que le demandeur a été réaffecté à un poste d’officier d’artillerie, puisqu’il faisait toujours l’objet d’un reclassement obligatoire hors de ce groupe. Et puisque plus de cinq ans s’étaient écoulés depuis le dernier processus de reclassement, un nouveau reclassement a été ordonné.

[7] L’Officier de sélection du personnel qui a procédé au reclassement a déterminé que le demandeur ne répondait plus aux exigences académiques du programme d’enrôlement au poste d’officier, de sorte que le demandeur a décidé de poursuivre sa carrière comme militaire de rang. On lui a offert un poste de technicien en distribution électrique, ce qu’il a accepté.

[8] Le Directeur met ensuite l’emphase sur les trois reclassements dont le demandeur a fait l’objet (le premier reclassement a eu lieu en 2000 après qu’il eut échoué la formation relative à son programme d’entrée dans les Forces – navigateur aérien) et sur leur impact sur la protection salariale offerte au demandeur. Il explique que le reclassement n’est pas un droit dont bénéficie le militaire incapable de poursuivre le programme pour lequel il s’est enrôlé, mais plutôt une initiative de rétention au sein des Forces. Ce reclassement doit donc répondre aux besoins des Forces. L’absence de poste disponible peut donc mener à la libération.

[9] Le Directeur rejette l’argument du demandeur à l’effet que puisqu’il a échoué sa formation d’aumônier, il bénéficiait toujours de son poste d’officier d’artillerie et que ce faisant, il n’a fait l’objet que de deux reclassements, le premier survenu en 2000 et le second après son échec universitaire. Le Directeur précise qu’ayant échoué à deux reprises une formation obligatoire pour le poste d’officier d’artillerie en 2005 et 2006, pour les motifs susmentionnés, le demandeur ne pouvait plus être employé à ce titre.

[10] Et ce n’est que suite à ce troisième reclassement, pour des motifs tout autres que ceux reliés à sa presbyacousie découverte en 2014, que le demandeur a perdu son titre d’officier et, partant, sa protection salariale.

[11] En ce qui concerne la condition médicale du demandeur, le Directeur reconnait les commentaires de l’audiologiste quant au fait que cette condition découverte en 2014 pourrait expliquer les problèmes rencontrés en 2005 et 2006 mais ajoute qu’il lui est impossible de conclure, selon la prépondérance des probabilités, qu’il y a un lien causal entre cette condition médicale diagnostiquée en 2014 et les échecs de 2005 et 2006. Il n’y a aucune mention dans le dossier du demandeur à l’effet qu’il se serait plaint à l’époque de problèmes d’audition, et le Directeur est d’opinion que s’il l’avait fait, son supérieur aurait ordonner un examen.

[12] Toutefois, pour le Directeur, là n’est pas la question. Ce qui a fait perdre au demandeur son poste d’officier, c’est son échec universitaire qui a mené à son troisième reclassement obligatoire et aux deux seules options qui s’offraient alors à lui : un poste de militaire de rang ou sa libération des Forces.

[13] Le Directeur rejette donc l’argument du demandeur à l’effet que si son second reclassement (d’officier d’artillerie à aumônier) avait été pour des raisons médicales, il aurait eu droit à la protection salariale (page 14 de la décision) :

Tel que le démontre la DRAS 204.03 - Solde lors d’un reclassement, lorsqu’un militaire démontre son incapacité de satisfaire aux normes militaires ou de formation scolaire reliée à sa catégorie de group professionnel cette inhabilité est considérée comme étant un reclassement volontaire aux fins de la rémunération. Puisque votre troisième reclassement obligatoire a été entamé suite à votre échec de formation au PMFA, vous n’aviez aucun droit à la protection salariale. De ce fait, j’en arrive à la conclusion que vous avez été traité équitablement et conforme aux politiques en vigueur.

[14] Puisque c’est ce troisième reclassement qui a fait perdre son titre d’officier au demandeur, ainsi que le salaire qui y est associé, son grief est rejeté.

II. Question en litige et norme de contrôle

[15] La seule question soulevée par cette demande de contrôle judiciaire est celle de savoir si le Directeur a erré en rejetant le grief du demandeur.

[16] La norme de contrôle applicable à l’analyse du traitement d’un grief militaire par l’autorité de dernière instance des Forces est celle de la norme de la décision raisonnable (voir Snieder c Canada (Procureur général), 2013 CF 218 au para 20; voir aussi Beddows c Canada (Procureur Général), 2019 CF 671 au para 17).

[17] Ce choix de norme s’impose toujours depuis l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65.

[18] Lorsqu’elle contrôle une décision sous l’angle de la décision raisonnable, la Cour doit examiner les motifs fournis par le décideur avec une attention respectueuse et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi pour en arriver aux conclusions retenues. La décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente, rationnelle et justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov au para 85).

III. Analyse

[19] La seconde décision du Directeur est beaucoup plus détaillée et complète que la première et elle est, à mon sens, tout à fait hermétique.

[20] D’abord, le Directeur répond adéquatement aux préoccupations soulevées dans ma décision précédente; il explique ce qui lui permet de donner peu de poids à la preuve médicale, compte tenu des faiblesses du demandeur identifiées en 2005 et 2006, du fait qu’elles n’ont aucun lien apparent avec les problèmes d’ouïe diagnostiqués en 2014, et du fait que le dossier de formation du demandeur n’indique aucunement qu’il se serait plaint de problèmes d’ouïe de façon contemporaine à ses échecs.

[21] Le demandeur a abandonné sa formation universitaire en théologie en février 2011, il est reclassé à un poste de militaire carrière en juillet 2012 et ce n’est qu’en novembre 2016 qu’il demande de modifier la raison de son second reclassement survenu en août 2006.

[22] Mais surtout, le Directeur reprend l’historique complet de la carrière militaire du demandeur et il démontre clairement l’absence de lien de causalité entre la raison de son second reclassement (médicale ou autre) et les conséquences de son troisième reclassement (la perte de sa protection salariale). En d’autres termes, même si le demandeur avait été reclassé pour des raisons médicales en 2006, il aurait perdu sa protection salariale en 2012 suite à son échec universitaire. Le motif du reclassement de 2006 n’a donc eu aucun impact sur la carrière militaire du demandeur.

[23] Par ailleurs, le troisième reclassement a été effectué conformément aux politiques en vigueur en 2012 au sein des Forces. Pour avoir accès à un poste d’officier, un candidat devait alors posséder un diplôme universitaire, ce qui n’est pas le cas du demandeur. Comme l’indique le Directeur, le demandeur n’avait pas de droits acquis aux conditions d’admission qui prévalaient au moment où il s’est joint aux Forces en 1998, puisqu’il ne faisait plus partie de son programme d’entrée (navigateur aérien). La règle qui s’applique à tous veut qu’au moment où un candidat change de métier, il doit répondre aux conditions d’emploi du moment et non celles qui existaient antérieurement.

[24] Le Directeur a donc pris en considération tous les facteurs médicaux et académiques concernant le demandeur, ainsi que la politique d’enrôlement des Forces, avant de conclure que le second reclassement du demandeur a été effectué conformément aux politiques applicables. À mon sens, il n’a commis aucune erreur qui nécessite l’intervention de la Cour.

[25] La décision du Directeur a tous les attributs de la raisonnabilité. Il a agi à l’intérieur de son champ d’expertise spécialisé et les motifs qu’il fournit sont rationnels, exhaustifs et intelligibles. Sa décision est justifiable, transparente et intelligible et elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

IV. Conclusion

[26] Puisque le demandeur ne m’a pas convaincue que le Directeur a erré dans son analyse de la preuve ou encore que ses motifs sont insuffisants ou incompréhensibles, la demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens que je fixe à la somme de 750 $.


JUGEMENT dans T-857-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Les dépens au montant total de 750 $ sont octroyés au défendeur.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-857-21

 

INTITULÉ :

RENÉ POIRIER c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 novembre 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 MARS 2022

 

COMPARUTIONS :

René Poirier

 

Pour le demandeur

(SE REPRÉSENTANT LUI-MÊME)

 

Ami Assignon

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Halifax, Nouvelle-Écosse

 

Pour le défendeur

 

 

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