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Date : 20220316


Dossier : IMM-935-20

Référence : 2022 CF 355

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 16 mars 2022

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

CESAR AUGUSTO MORENO AGUDELO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur sollicite l’annulation d’une décision rendue le 14 janvier 2020 par un tribunal de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] Le demandeur a fait valoir que la traduction simultanée à l’audience de la SPR était inadéquate, ce qui a entraîné un manquement à l’équité procédurale. Il a également soutenu que le tribunal de la SPR avait commis de nombreuses erreurs dans ses motifs et que sa décision était donc déraisonnable selon les principes établis dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65.

[3] Pour les motifs énoncés ci-après, la demande sera rejetée.

I. Les faits à l’origine de la demande de contrôle judiciaire

[4] Le demandeur est un citoyen colombien qui vivait à Medellin. En avril 2011, il a commencé à faire du bénévolat auprès d’un organisme sans but lucratif qui fournissait des produits et des services de santé dans certaines régions pauvres et rurales de la Colombie. L’organisme menait ses activités principalement dans deux régions de la Colombie.

[5] Le demandeur a affirmé qu’il avait été ciblé par le groupe Los Urabeños, aussi connu sous le nom d’Autodefensas Gaitanistas de Colombia ou AGC. Il s’agit d’un groupe armé qui fait partie du clan Gulf, considéré comme l’organisation criminelle la plus puissante de Colombie. Le demandeur prétend qu’initialement les Urabeños ont menacé de le tuer s’il retournait un jour dans l’une des régions où l’organisme à but non lucratif menait ses activités.

[6] Le demandeur n’a pas fait de cas des menaces au début, car il travaillait principalement dans l’autre région. En novembre 2012, six membres des Urabeños l’ont arrêté alors qu’il conduisait, ont endommagé son véhicule et ont volé ses effets personnels, de l’argent et des médicaments destinés aux patients.

[7] En raison de cet incident, le demandeur a cessé de travailler pour l’organisme à but non lucratif pendant un certain temps. Il a repris son travail en avril 2013, mais un mois plus tard, en mai 2013, un membre en uniforme des Urabeños l’a attaqué par-derrière avec un couteau. L’homme en uniforme lui a donné six mois pour quitter le pays sous peine d’être déclaré « cible militaire » et de subir des représailles.

[8] Le demandeur a alors décidé de s’enfuir au Canada et a présenté une demande de visa de résident temporaire, visa qui lui a été accordé le 26 juillet 2013.

[9] Le demandeur est arrivé au Canada le 18 septembre 2013.

[10] En 2015, le demandeur a fait la rencontre de Carolina Orjuela Osorio. Ils se sont mariés en 2016. L’année suivante, il a demandé la résidence permanente sous le parrainage de son épouse. Malheureusement, le mariage s’est soldé par un échec à la fin de juillet 2018.

[11] Le 16 août 2018, l’épouse du demandeur a retiré son engagement de parrainage dans le cadre de la demande de résidence permanente de celui-ci.

[12] Par une lettre datée du 21 août 2018, Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a avisé le demandeur qu’il devait quitter le Canada dans les 30 jours.

[13] Le demandeur a présenté une demande d’asile le 17 septembre 2018.


II. La décision faisant l’objet du contrôle

[14] Par une décision datée du 16 janvier 2020, un tribunal de la SPR composé de trois commissaires a rejeté la demande d’asile que le demandeur avait présentée au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR.

[15] La question déterminante concernait la crédibilité. Le tribunal a également jugé qu’aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel il aurait pu fonder une décision favorable n’avait été présenté. Il a donc conclu à l’absence de minimum de fondement de la demande d’asile du demandeur aux termes du paragraphe 107(2) de la LIPR.

[16] La SPR a relevé dix éléments préoccupants qui ont nui à la crédibilité du demandeur :

  • a) Le tribunal a conclu qu’il y avait « une preuve évidente de déclaration inexacte sur un élément central du parrainage », à savoir qu’il était toujours marié à son épouse. Bien que son ex-épouse eut quitté le domicile conjugal et déclaré que le mariage était terminé le 28 juillet 2018, le demandeur a tout de même payé les frais de parrainage en ligne le 20 août 2018. Le tribunal a déclaré que le demandeur « [s’était présenté] effectivement aux agents d’immigration du Canada comme un demandeur poursuivant un mariage authentique avec une résidente permanente du Canada, alors que ce n’était clairement pas le cas et qu’il savait que c’était faux ».

  • b) Le demandeur a affirmé que, lorsqu’il était en Colombie, il avait toujours avec lui, dans un porte-documents, une lettre du seul collègue de travail qui était au courant des menaces et des attaques dont il avait fait l’objet aux mains des Urabeños. Il a expliqué qu’il conservait cette lettre pour pouvoir montrer aux membres des Urabeños qu’il avait cessé de travailler pour l’organisme sans but lucratif et pour éviter ainsi d’être à nouveau victime d’une agression ou de harcèlement. Cependant, le tribunal a estimé qu’il était difficile de croire l’explication du demandeur quant à la raison pour laquelle il avait obtenu cette lettre, et que cela minait sa crédibilité générale. Compte tenu de la violence dont le demandeur aurait été victime avant juin 2013, le tribunal n’a pas jugé crédible qu’il puisse penser qu’une lettre dans son porte-documents serait d’une quelconque utilité pour prévenir toute agression future aux mains des Urabeños – un groupe paramilitaire ne lui laisserait pas le temps de fouiller dans son porte-documents pour prendre la lettre. L’explication du demandeur faisait douter de la provenance et de l’authenticité de la lettre. Le tribunal a conclu qu’il ne pouvait accorder aucun poids à la lettre et n’était pas convaincu qu’elle était authentique. Il était plutôt d’avis que le document avait été « obtenu uniquement pour appuyer une demande d’asile frauduleuse ».

  • c) Le demandeur n’a pas présenté d’éléments de preuve crédibles pour expliquer pourquoi il avait tardé à quitter la Colombie en 2013. Il s’est écoulé environ quatre mois entre le dernier incident avec les présumés agents de persécution en mai 2013 et le moment où le demandeur a quitté la Colombie le 19 septembre 2013. Le tribunal a conclu que le demandeur n’avait pas tenté d’aborder la question dans son formulaire Fondement de la demande d’asile (le formulaire FDA), malgré des instructions précises à cet effet données dans le formulaire.

  • d) Le demandeur n’a pas expliqué de manière raisonnable pourquoi il lui avait fallu cinq ans pour présenter une demande d’asile au Canada. Il a déclaré que sa demande tardive était attribuable à des pourparlers de paix en Colombie, mais la SPR a conclu que les Urabeños n’avaient jamais participé à ces pourparlers. Le tribunal a conclu que le fait qu’une demande d’asile soit présentée tardivement pouvait soulever un doute à la fois quant à la crainte subjective et à la crédibilité du demandeur d’asile si celui-ci n’explique pas de façon raisonnable pourquoi il a tardé à demander l’asile à son arrivée au Canada, une fois sorti du pays de persécution. Le tribunal a estimé que c’était le cas en l’espèce.

  • e) Le tribunal a conclu que la description faite par le demandeur de l’incident survenu en mai 2013 comportait des omissions importantes. Il a comparé l’exposé circonstancié du formulaire FDA avec le témoignage du demandeur et a conclu que les deux récits « différai[en]t grandement ». Dans son témoignage, le demandeur a décrit comment il avait été attaqué par-derrière avec un couteau, ce qui n’a pas été mentionné dans l’exposé circonstancié. Le tribunal a conclu que la réponse du demandeur aux questions concernant l’omission dans son exposé circonstancié était évasive, insatisfaisante et déraisonnable et que l’exposé circonstancié lui-même était vague en ce qui concerne les détails de l’agression. Il a conclu que si le demandeur avait été poignardé ou tailladé avec un couteau, ce serait un aspect important de l’agression et un exemple précis de persécution par les Urabeños qui pourrait mettre sa vie en danger.

  • f) La description de l’attaque des Urabeños de novembre 2012 que le demandeur a faite dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA ne contenait pas les détails pertinents qui auraient pu permettre d’illustrer le degré de risque pour le demandeur d’asile, dont le nombre de membres du gang et le fait qu’ils étaient armés de fusils d’assaut. Le demandeur n’a présenté aucun élément de preuve corroborant les dommages qui auraient été causés à son véhicule durant l’attaque.

  • g) Le tribunal de la SPR a souligné que le renouvellement des menaces des Urabeños était une « coïncidence remarquable ». Selon le demandeur, des membres de sa famille l’avaient averti que les Urabeños le cherchaient toujours en septembre 2018, peu après qu’IRCC l’eut informé qu’il devait quitter le Canada. La SPR a noté que si le demandeur d’asile craint actuellement de retourner en Colombie, c’est essentiellement parce que les Urabeños se sont mis à sa recherche, soudainement et sans raison apparente après une pause de cinq ans pendant laquelle le demandeur d’asile était au Canada, et cela n’a été porté à son attention que dans les semaines qui ont suivi immédiatement la réception d’une lettre des agents d’immigration canadiens lui ordonnant de partir. Le tribunal n’a pas cru le demandeur lorsqu’il a tenté de s’expliquer dans son témoignage.

  • h) Le demandeur a fourni des éléments de preuve incohérents concernant sa participation aux activités d’un organisme de bienfaisance.

  • i) Le demandeur a communiqué en preuve des photos de lui avec son père et des bénévoles de l’organisme de bienfaisance. Cependant, dans son formulaire FDA, il a mentionné que son père est décédé en février 2008 et qu’il est devenu bénévole pour l’organisme en avril 2011, soit bien après le décès de son père.

  • j) Le tribunal a conclu que les Urabeños n’avaient pas et n’avaient jamais eu d’intérêt pour le demandeur. À la lumière des nombreux doutes importants quant à la crédibilité, le tribunal a accordé peu de poids ou aucun poids aux autres documents à l’appui présentés par le demandeur. Il a conclu que les deux lettres déposées par le demandeur n’avaient pas été rédigées de façon indépendante, ou sans instructions précises de la part du demandeur.

[17] Le tribunal n’a donc pas jugé que le demandeur d’asile était un témoin crédible, et il ne « cro[yait] tout simplement pas ses allégations au sujet de ses problèmes avec les Urabeños en Colombie, ni qu’il a[vait] participé activement aux activités » de l’organisme de bienfaisance comme il le prétendait. Il a en outre conclu que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi concernant la demande d’asile pour convaincre le tribunal que l’un ou l’autre de ces événements s’était produit comme il le prétendait.

[18] Compte tenu de sa conclusion générale concernant le manque de crédibilité du demandeur, le tribunal a conclu que celui-ci n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre de la LIPR.

[19] La SPR a donc rejeté sa demande d’asile.

III. La position générale des parties

[20] Le demandeur a soulevé deux questions principales. Premièrement, il a fait valoir que la traduction simultanée en espagnol et en anglais lors de l’audience comportait de nombreuses erreurs et que la mauvaise qualité de la traduction a porté atteinte à son droit à l’équité procédurale.

[21] Deuxièmement, le demandeur a soutenu que la décision de la SPR était déraisonnable parce qu’elle comportait de nombreuses erreurs, notamment des erreurs de droit et des erreurs dans l’appréciation de la preuve faite par la SPR.

[22] Le défendeur a affirmé quant à lui que le demandeur aurait dû soulever ces questions au sujet des prétendues erreurs de traduction lors de l’audience devant la SPR et que, en omettant de le faire, il avait renoncé à son droit d’invoquer un manquement à l’équité procédurale. Quoi qu’il en soit, il a soutenu que les erreurs de traduction étaient mineures et qu’elles n’avaient pas mené à des conclusions erronées sur la crédibilité du demandeur ou sur la preuve. Le défendeur a fait valoir que, en droit, la traduction n’est pas tenue d’être parfaite, ajoutant qu’il y avait une compréhension linguistique entre le demandeur et la SPR.

[23] En ce qui concerne le caractère raisonnable de la décision de la SPR, le défendeur a soutenu que la question déterminante était la crédibilité et que les conclusions de la SPR quant à la crédibilité étaient fondées sur la preuve.

IV. Analyse

A. La traduction à l’audience de la SPR était-elle inadéquate?

(1) Les règles et les principes juridiques

[24] Si un demandeur d’asile ne comprend pas l’anglais ou le français, des services d’interprétation appropriés doivent être offerts pour que l’audience devant la SPR soit équitable sur le plan procédural. Si une traduction inadéquate ne permet pas à un demandeur de comprendre suffisamment la procédure, celui-ci pourrait ne pas être en mesure de participer à l’audience, soit de présenter sa demande d’asile au titre de la LIPR et de répondre aux questions du tribunal.

[25] L’article 19 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256, prévoit des services d’interprétation dans le cadre des procédures de la SPR. Si un demandeur d’asile ou une personne protégée a besoin des services d’un interprète dans le cadre des procédures, elle doit en aviser la Section et indiquer la langue et, le cas échéant, le dialecte à interpréter : Règles de la Section de la protection des réfugiés, art 19(1) et (3).

[26] La Cour d’appel fédérale a statué dans l’arrêt Mohammadian que les services d’interprétation fournis aux demandeurs d’asile doivent « satisfaire à la norme de la continuité, de la fidélité, de la compétence, de l’impartialité et de la concomitance » : Mohammadian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 191, [2001] 4 CF 85 au para 4.

[27] Si des services d’interprétation sont requis lors d’une audience, ils doivent être adéquats, mais n’ont pas nécessairement à être parfaits : Mohammadian, au para 6; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1161 au para 3; Bouanga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1029 aux para 8 et 10-11; Jovinda c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1297 aux para 27 et 32-35; Paulo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 990 aux para 28-29. Tirant sa source de l’article 14 de la Charte canadienne des droits et libertés, le principe fondamental à respecter est celui de la compréhension linguistique. L’objectif est d’accorder à tous des chances égales et non pas d’accorder à certaines personnes plus de droits qu’à d’autres : R c Tran, [1994] 2 RCS 951 aux pp 977-978; Mohammadian, aux para 6 et 16.

[28] Le demandeur d’asile qui allègue une traduction inadéquate n’est pas tenu de prouver l’existence d’un préjudice réel : Mohammadian, au para 4. Cependant, il doit démontrer que les erreurs d’interprétation ont eu des conséquences (c’est-à-dire qu’elles doivent être sérieuses, réelles et importantes), qu’elles ont joué un rôle dans les conclusions du décideur et qu’elles ont nui à la capacité du demandeur de répondre aux questions ou de présenter sa demande d’asile : Paulo, aux para 28-29, 33 et 41; XY c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 39 aux para 32-33; Gebremedhin c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 497 au para 14. Dans la décision Paulo, le juge Gascon a traité de la relation entre les erreurs et les conclusions du décideur :

[29] Au sujet du caractère important des erreurs, la norme requiert que les erreurs de traduction ou d’interprétation influencent « le cœur de la décision de la SPR », « donnent lieu à une ou des conclusion(s) déterminante(s) » et touchent « un aspect central des conclusions de la SPR » pour qu’elles puissent pousser la Cour à conclure qu’une traduction déficiente constitue un manquement à l’équité procédurale [a] Ainsi, selon plusieurs décisions de la Cour, l’erreur de traduction doit « avoir joué un rôle important dans les conclusions que [le décideur] a tirées quant à la crédibilité » [...] Pour d’autres, il ne s’agit pas nécessairement de démontrer que l’erreur d’interprétation a joué un rôle important dans l’analyse du décideur, mais simplement d’établir que l’erreur elle-même est réelle et importante [...] Toutefois, « lorsque le demandeur établit qu’il y a eu une erreur réelle et importante de traduction, il n’a pas aussi à prouver qu’une conclusion essentielle dans la décision de la SPR était fondée sur l’erreur de traduction pour que la décision soit annulée » [soulignements ajoutés] [...] En somme, il ne doit pas s’agir d’une erreur de traduction qui soit insignifiante, qui ne soit pas importante ou qui soit sans conséquence.

[Renvois omis.]

[29] Enfin, les préoccupations concernant l’interprétation doivent être soulevées à la première occasion : Mohammadian, au para 13; Singh, au para 3; Jovinda, aux para 28-31. Cette exigence est conforme aux principes généraux d’équité procédurale : Kozak c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 124 au para 66; Hennessey c Canada, 2016 CAF 180 au para 20; Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c Canada (Office des transports), 2021 CAF 173 au para 68.

[30] Ces principes concernant les erreurs d’interprétation ont été confirmés récemment dans les décisions Sidhu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 56 aux para 35 et 38, et Caneo c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2021 CF 748 aux para 22-24.

(2) Application à l’espèce

[31] Je n’aborderai pas l’argument du défendeur selon lequel le demandeur aurait dû soulever les questions relatives à la traduction lors de l’audience devant la SPR. Je préfère régler la présente affaire en tranchant sur le fond les questions d’interprétation soulevées par le demandeur.

[32] En l’espèce, le demandeur a déposé l’affidavit d’un interprète (différent de celle qui a participé à l’audience) qui a traduit certains échanges tenus lors de l’audience de la SPR entre le demandeur, son consultant, l’interprète à l’audience et (dans la plupart des cas) un commissaire de la SPR. Cet affidavit apporte des corrections aux traductions simultanées de l’espagnol vers l’anglais et de l’anglais vers l’espagnol de l’interprète à l’audience. Le demandeur fait valoir que les erreurs de traduction commises durant l’audience ont porté atteinte à son droit à l’équité procédurale parce qu’elles ont entraîné des contradictions et de la confusion, ce qui a mené la SPR à conclure que son témoignage était vague et incohérent.

[33] À l’audience devant notre Cour, le demandeur a mentionné que les erreurs de traduction avaient nui à sa capacité de témoigner de la meilleure façon possible devant le tribunal de la SPR, de sorte que le tribunal n’avait pas cru ses réponses. Il a également fait valoir que, puisque le tribunal ne l’avait pas cru, celui-ci n’avait pas accordé de crédibilité aux documents et aux lettres qu’il avait présentés.

[34] J’ai soigneusement examiné les traductions fournies dans l’affidavit de l’interprète. J’ai également lu les observations écrites du demandeur (auxquelles une personne ayant des connaissances juridiques a clairement contribué). J’ai examiné les observations formulées par le demandeur à l’audience devant notre Cour. Enfin, j’ai examiné les observations écrites et orales du défendeur.

[35] J’aimerais aborder quelques points préliminaires. Premièrement, le demandeur a allégué dans son mémoire écrit qu’il ne parlait pas anglais et qu’il n’était pas en mesure de se rendre compte que les traductions de l’interprète étaient incorrectes. Il a déclaré qu’il ne savait pas qu’il pouvait interrompre l’audience pour corriger des erreurs de traduction s’il en décelait. Je reconnais que la langue maternelle du demandeur n’est pas l’anglais et qu’il avait des [traduction] « difficultés » avec l’anglais à l’époque (comme il l’a soutenu à l’audience devant la Cour). Cependant, il n’est pas tout à fait exact de dire qu’il ne parlait pas anglais et qu’il ne pouvait pas savoir qu’il y avait des problèmes de traduction à l’audience. Le dossier de la demande contient des extraits de l’audience et, même s’ils sont brefs, on peut voir que le demandeur est lui-même immédiatement intervenu pour corriger la traduction. Il est intervenu une fois pour corriger l’interprète (qui avait dit « 2013 » en anglais au lieu de « 2018 ») et à une autre occasion pour préciser une réponse qu’il avait donnée et qui semblait ambiguë dans la version originale en espagnol.

[36] Deuxièmement, à l’audience, le consultant en immigration du demandeur s’est exprimé à la fois en anglais et en espagnol, bien qu’il ait indiqué qu’il ne venait pas du même pays que le demandeur. Au cours de l’audience de la SPR, le consultant a soulevé des problèmes de traduction et fourni des interprétations. À l’audience devant notre Cour, le demandeur a indiqué que la langue maternelle de son « avocat » était l’espagnol, car il était natif du Mexique, et qu’il avait de nombreux clients de la Colombie.

[37] Troisièmement, le demandeur n’a pas indiqué le dialecte à interpréter (comme un dialecte parlé en Colombie) lorsqu’il a rempli son formulaire pour aviser la SPR qu’il avait besoin des services d’un interprète au titre de l’article 19 des Règles de la Section de la protection des réfugiés.

[38] Je passe maintenant aux erreurs de traduction relevées dans les documents du demandeur.

[39] Un certain nombre des problèmes de traduction relevés par le demandeur étaient mineurs ou ont été immédiatement corrigés ou précisés. Voici quelques exemples :

  • L’interprète à l’audience a eu de la difficulté à traduire le mot « desparacitar » (épouillage) et a dû chercher dans son dictionnaire.

  • Le tribunal a demandé au demandeur combien de bénévoles travaillaient dans une organisation et l’interprète a traduit « uno o dos voluntarios » par [traduction] « quelques bénévoles supplémentaires ». Le commissaire a répété [traduction] « J’ai demandé combien de bénévoles » et le demandeur a précisé « dos » (deux).

  • L’interprète a utilisé [traduction] « pour être » au lieu de « en raison du fait que », ce qui n’a été corrigé que dans l’affidavit.

[40] À ce sujet, le demandeur a soutenu que certaines de ces erreurs l’avaient fait paraître évasif ou avaient donné l’impression qu’il essayait d’éviter la question qui lui était posée. Bien que cela soit possible, je ne peux pas conclure que les erreurs ont eu des conséquences en me fondant sur les extraits de la transcription. Le demandeur n’a pas établi de lien entre cette allégation et une partie précise du raisonnement de la SPR.

[41] Le demandeur a également fait observer que, à un moment donné, l’intonation utilisée par l’interprète lorsqu’elle a traduit une phrase avait fait une différence dans la façon dont cette phrase avait été comprise lors de l’audience. Il a affirmé que si l’intonation avait été différente, cela aurait évité que d’autres questions lui soient posées quelques minutes plus tard. À mon avis, cet argument est hypothétique. Je note également que, à cette occasion, l’interprète a mal compris le témoignage du demandeur. Le demandeur s’en est rendu compte et l’a mentionné immédiatement. L’interprète a corrigé son erreur.

[42] Le demandeur a contesté la traduction que l’interprète avait faite de la phrase « Me ataco por la espalda ». Elle l’avait traduite par [traduction] « M’a attaqué le dos » alors que cela aurait dû être « M’a attaqué par derrière » Il a également soulevé des doutes quant à la traduction de l’arme de l’attaquant (quelque chose de [traduction] « pointu » et « court » plutôt que « tranchant ») et de l’endroit où il a reçu un coup de couteau. Le demandeur a mentionné que l’interprète avait traduit un autre passage de son témoignage par [traduction] « il aurait pu me faire une coupure au dos » alors que cela aurait dû être « il a pu me faire une coupure au dos ». Cela a mené le tribunal à demander : [traduction] « L’a-t-il fait? » Le demandeur a répondu [traduction] « une petite entaille d’environ 6 cm de long », ce qui a mené à la question [traduction] « pardon, mais vous a-t-il fait une coupure au dos Monsieur? » Après avoir apparemment clarifié la réponse du demandeur, l’interprète a déclaré : [traduction] « L’agresseur m’a tailladé le dos ». Bien que nous n’ayons pas la transcription complète, ces préoccupations se rapportent à peu près au même moment de l’audience et semblent faire référence au témoignage du demandeur d’asile au sujet d’un incident au cours duquel il a été attaqué par-derrière par un membre des Urabeños.

[43] À mon avis, ces erreurs mineures ne soulèvent aucun problème d’équité procédurale. La SPR a clairement compris le témoignage du demandeur puisqu’elle a indiqué dans ses motifs que le demandeur avait été « agressé par-derrière sans avertissement par un membre du groupe, qui l’a blessé avec un couteau, lui laissant une coupure de cinq pouces dans le dos » (décision de la SPR, au para 45).

[44] Plus loin, la SPR a déclaré (au para 79) :

Le tribunal a demandé au demandeur d’asile de décrire l’attaque. Celui‑ci a affirmé que l’homme l’avait agressé par-derrière avec un couteau. Il a dit : [traduction] « Il aurait pu me faire une coupure au dos. » Puis, il a déclaré que l’agresseur lui avait fait une coupure au dos, avec un petit couteau, dans un mouvement vers le haut sur le bas du dos, près de la colonne vertébrale, laissant une coupure d’environ cinq pouces de long sur la chemise du demandeur d’asile.

[45] Bien que nous n’ayons pas toute la transcription sur laquelle la SPR a fondé ces déclarations, je ne crois pas que l’erreur dans le temps de verbe (« aurait pu » au lieu de « a pu ») a fait une différence importante dans la conclusion de la SPR. L’importance de cette affirmation résidait, en tout état de cause, dans le fait que le demandeur n’avait pas mentionné l’agression au couteau dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA. Il est vrai que la SPR a trouvé son témoignage évasif, insatisfaisant et déraisonnable. Sa conclusion semble être fondée sur sa réponse à la question précise de savoir pourquoi ces détails n’ont pas été mentionnés dans le formulaire FDA. Je note que d’autres faits liés au même incident ont également été omis de l’exposé circonstancié du formulaire FDA.

[46] Le demandeur a fait valoir que le commissaire s’était [traduction] « un peu fâché » lors d’un échange parce qu’il avait perçu une insulte dans la traduction erronée que l’interprète avait faite des mots « tranquil » et « preguntas ». En réponse à une question d’un commissaire de la SPR, le demandeur a répondu « tranquil », puis « entiendo sus preguntas », que l’interprète a traduit par [traduction] « Détendez-vous » et « Je comprends vos problèmes ». Dans l’affidavit de l’interprète déposé dans le cadre de la présente demande, ces passages sont traduits respectivement par [traduction] « C’est bon » et « Je comprends vos questions ».

[47] Les extraits de la transcription montrent que ces deux erreurs de traduction ont été immédiatement relevées et corrigées. L’interprète à l’audience et le consultant en immigration du demandeur sont intervenus. Le consultant a déclaré que la traduction était [traduction] « erronée » et que le demandeur avait dit « Je comprends vos questions ». En ce qui concerne le mot « tranquil » qui a été traduit par [traduction] « Détendez-vous », l’interprète a aussitôt dit [traduction] « Je ne pense pas qu’il se voulait insultant », et le consultant a ajouté [traduction] « Non, non, non » (étant d’accord avec l’interprète). Peu de temps après, l’interprète a déclaré que cette réponse ne se voulait pas sur un ton [traduction] « défensif ». Le consultant a ajouté : [traduction] « Cela veut dire "sans offense" » et quelques instants plus tard, « pas d’offense », ce qui, si j’ai bien compris, signifie que le demandeur n’avait pas l’intention d’offenser le commissaire en utilisant le mot « tranquil ».

[48] Le demandeur n’a pas établi de lien entre cet extrait et une partie des motifs ou des conclusions précises de la SPR. Il est toutefois possible d’établir un tel lien. L’échange semble avoir eu lieu pendant une partie de l’audience concernant le moment où le demandeur a présenté sa demande d’asile en 2018. À la lumière des motifs de la SPR, je conclus que les erreurs de traduction n’ont pas eu de conséquences et n’ont pas joué un rôle important dans les conclusions de la SPR quant à cette question. Je m’expliquerai dans les paragraphes qui suivent.

[49] Dans la partie de ses motifs concernant le moment du dépôt de la demande d’asile et le délai de cinq ans qu’il a fallu au demandeur pour présenter sa demande, la SPR a tiré plusieurs conclusions défavorables quant à la crédibilité du demandeur et a conclu qu’il n’était pas menacé par les Urabeños en Colombie. Elle a conclu que le demandeur savait, vu la correspondance avec IRCC, qu’il ne serait pas en mesure de prolonger son séjour au Canada. La SPR a décrit le témoignage du demandeur au sujet de ses conversations téléphoniques en septembre 2018 avec sa famille en Colombie. Le demandeur a affirmé que sa famille lui avait dit qu’il était encore une [traduction] « cible militaire » et qu’il risquait de subir des représailles à son retour. Il a parlé de la discussion qu’il avait eue avec son frère concernant un appel téléphonique que ce dernier aurait reçu. Le demandeur n’a pas mentionné cet appel dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA et il ne pouvait pas donner de détails à ce sujet, notamment la date de l’appel, même s’il a eu deux occasions de le faire lors de l’audience. Il a également dit à la SPR qu’il ne pensait pas que la date de l’appel était importante. La SPR a conclu qu’il s’agissait d’une autre omission importante dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA et a tiré une autre conclusion défavorable en matière de crédibilité en raison de cette absence de détails.

[50] La SPR a par la suite soulevé une question clé : pourquoi les Urabeños auraient-ils recommencé à chercher le demandeur durant la seconde moitié de 2018 alors que rien ne prouve qu’ils s’intéressaient à lui entre juin 2013 et le milieu de l’année 2018? La SPR a déclaré que le demandeur avait fourni une réponse à cette question, mais qu’il n’avait « pas tenté de répondre directement à la préoccupation du tribunal ».


[51] La SPR a déclaré ce qui suit :

[116] Si le demandeur d’asile craint actuellement de retourner en Colombie, c’est essentiellement parce que les Urabenos se sont mis à sa recherche, soudainement et sans raison apparente après une pause de cinq ans pendant laquelle le demandeur d’asile était au Canada, et cela n’a été porté à son attention que dans les semaines qui ont suivi immédiatement la réception d’une lettre des agents d’immigration canadiens lui ordonnant de partir.

[117] Le tribunal a demandé au demandeur d’asile s’il avait d’autres explications, étant donné la coïncidence remarquable des événements, à savoir que la menace des Urabenos était apparemment en veilleuse depuis cinq ans, puis que le demandeur d’asile a appris qu’elle ne l’était plus dans les 30 jours qui ont suivi la date à laquelle les agents d’immigration canadiens lui ont dit de quitter le pays à la suite de l’échec du parrainage de l’époux.

[118] Le demandeur d’asile a répondu qu’ils avaient déclaré qu’il était une cible militaire et que, pendant la période passée au Canada et le parrainage fait par son épouse, la menace était toujours présente et en vigueur.

[119] Le tribunal lui a donc demandé pourquoi il n’avait pas présenté de demande d’asile s’il pensait que la menace était toujours présente. Il a répondu qu’il attendait la paix en Colombie. Le tribunal est d’avis que la réponse du demandeur d’asile, soit que [traduction] « la menace était toujours présente » en Colombie pendant son séjour au Canada, est incompatible avec les réponses antérieures qu’il avait données pour justifier la présentation tardive de sa demande d’asile.

[120] Le tribunal estime que les explications du demandeur d’asile étaient incohérentes, vagues, imprécises et tardaient à venir. Le tribunal conclut que le demandeur d’asile n’a pas raisonnablement expliqué pourquoi les Urabenos ont eu un regain d’intérêt soudain à son endroit en 2018. [...]

[52] Comme on peut le voir, l’analyse du tribunal portait sur le moment du dépôt de la demande d’asile du demandeur en 2018 et était fondée sur le contenu de la preuve du demandeur – les incohérences, les omissions dans l’exposé circonstancié du formulaire FDA par rapport à son témoignage et l’incapacité du demandeur à expliquer pourquoi les Urabeños ne se sont plus intéressés à lui pendant cinq ans, puis ont recommencé après qu’IRCC lui a dit qu’il ne pouvait pas rester au Canada. La SPR n’a pas mentionné les erreurs de traduction ni l’échange entre le demandeur, l’interprète, le consultant et le commissaire de la SPR.

[53] À mon avis, le demandeur n’a pas établi que les erreurs d’interprétation concernant les mots « tranquil » et « preguntas », ou les échanges qui en ont résulté, étaient importants ou ont eu des conséquences sur les conclusions défavorables que la SPR a tirées en matière de crédibilité ou sur ses conclusions concernant la présentation tardive de la demande d’asile en 2018. Ces erreurs de traduction en soi n’étaient pas suffisantes pour miner les conclusions défavorables de la SAR quant au moment du dépôt de la demande d’asile. Je ne suis pas convaincu que les erreurs de traduction ont nui à la capacité du demandeur de présenter sa demande d’asile en relatant son histoire à la SPR ni à sa capacité de répondre à ses questions à ce sujet : voir XY, au para 32; Batres c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 981 au para 10.

[54] Le demandeur n’a pas tenté de démontrer en quoi ces erreurs de traduction ont influé sur la décision globale de la SPR compte tenu des dix conclusions défavorables tirées en matière de crédibilité, lesquelles, comme je l’ai mentionné ci-dessus, étaient fondées sur de nombreux problèmes différents dans le témoignage et la preuve du demandeur. Dans cette perspective plus large, je conclus que les erreurs de traduction n’étaient pas suffisamment importantes pour miner la décision globale de la SPR : voir Paulo, au para 34. Il y avait tout simplement un trop grand nombre d’autres problèmes de crédibilité découlant de la preuve du demandeur pour conclure que ces erreurs d’interprétation, et les échanges qui les ont suivis, devraient vicier l’ensemble de la décision de la SPR : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Patel, 2002 CAF 55 au para 12; Abraham c Canada (Procureur général), 2016 CF 390 au para 18. Voir également Roy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 768 au para 34, et Hassani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1283, [2007] 3 RCF 501 au para 40, tous deux renvoyant à Mobil Oil Canada Ltd c Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 RCS 202 à la p 228.

[55] Je suis conscient que dans certains cas, à l’audience, l’issue de l’affaire semble reposer sur des événements ou des moments particuliers ou sur les réponses données à des questions particulières. Le demandeur n’a pas soutenu que ces deux erreurs de traduction ont eu cet effet et, d’après le dossier dont la Cour dispose, il ne semble pas s’agir de l’une de ces rares situations.

[56] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que le demandeur n’a pas démontré que la SPR l’avait privé de son droit à l’équité procédurale en raison d’une traduction inadéquate.

B. La décision de la SPR était-elle déraisonnable?

[57] La norme de contrôle qui s’applique aux demandes de contrôle judiciaire est celle de la décision raisonnable, telle qu’elle est décrite dans l’arrêt Vavilov. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est une évaluation rigoureuse et empreinte de déférence de la question de savoir si une décision administrative est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, aux para 12-13 et 15.

[58] Il n’appartient pas à la Cour de déterminer si la SPR a pris la bonne décision ou si elle est d’accord avec son raisonnement quant au fond de la demande.

[59] L’examen de la Cour commence par les motifs du décideur, qui doivent être interprétés de façon globale et contextuelle, et lus en corrélation avec le dossier : Vavilov, aux para 84, 91-96, 97 et 103; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 aux para 28-33. L’examen de la Cour tient compte à la fois du raisonnement suivi et du résultat obtenu : Vavilov, aux para 83 et 86. Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, aux para 85, 99, 101, 105‑106 et 194. Voir aussi Entertainment Software Association c Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, 2020 CAF 100 aux para 24-35.

[60] Le demandeur a avancé de nombreux arguments à l’appui de sa position selon laquelle la décision de la SPR était déraisonnable. En regroupant les arguments similaires aux fins du contrôle judiciaire, je conclus que les arguments du demandeur étaient les suivants :

  • 1) La SPR a commis une erreur de droit en omettant d’effectuer une analyse de la protection de l’État et d’évaluer le risque auquel le demandeur serait exposé en Colombie;

  • 2) La SPR n’a pas respecté les contraintes factuelles de la preuve, notamment parce qu’elle :

  • a) n’a pas tenu compte des éléments de preuve contraires à ses conclusions;

  • b) n’a pas dûment examiné les éléments de preuve qui appuyaient les allégations du demandeur;

  • c) a fondé sa décision sur des détails et un examen microscopique de la preuve.

[61] J’aborderai chaque argument à tour de rôle.

(1) La SPR a-t-elle commis une erreur en ne procédant pas aux analyses nécessaires, y compris celle de la protection de l’État et du risque auquel le demandeur serait exposé en Colombie?

[62] Le demandeur a soutenu que ses allégations et les menaces proférées contre lui obligeaient la SPR à évaluer l’existence et le caractère adéquat de la protection de l’État à la lumière de sa situation particulière, au titre de l’article 96 de la LIPR. En outre, le demandeur a fait valoir que, malgré les conclusions défavorables en matière de crédibilité tirées par la SPR, le fait qu’il soit un activiste social dont le travail était de venir en aide aux collectivités les plus pauvres de sa ville obligeait la SPR à procéder à une analyse des risques appropriée au titre du paragraphe 97(1) de la LIPR et à tenir compte de sa situation personnelle.

[63] Je ne souscris pas à ces deux arguments. La Cour d’appel fédérale a conclu dans l’arrêt Sellan que, lorsque la SPR tire une conclusion générale selon laquelle un demandeur d’asile manque de crédibilité, cette décision « suffit pour rejeter la demande », à moins que le dossier ne comporte une preuve documentaire indépendante et crédible permettant d’étayer une décision favorable au demandeur. C’est au demandeur qu’il incombe de démontrer que cette preuve existe : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Sellan, 2008 CAF 381 au para 3.

[64] Le demandeur a fait valoir qu’il avait été ciblé en raison de son travail et de sa situation et que sa crainte ne concernait pas des actes de violence aléatoires. Cependant, la SPR n’a pas cru le témoignage du demandeur au sujet de ses problèmes avec les Urabeños en Colombie et elle était d’avis qu’aucun des événements sur lesquels sa demande était fondée ne s’était réellement produit. En l’espèce, le demandeur n’a pas identifié de documents indépendants et crédibles au dossier qui étaient susceptibles d’étayer ses allégations. À mon avis, il n’était donc pas nécessaire d’examiner la protection de l’État ou la demande présentée par le demandeur au titre de l’article 97 : Santha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1353 aux para 59-60; Huseynov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1392 aux para 18-21.

(2) La SPR a-t-elle omis de respecter les contraintes factuelles de la preuve?

[65] Une décision raisonnable est justifiée au regard des contraintes factuelles auxquelles le décideur est assujetti. La Cour peut intervenir et annuler la décision de la SPR si celle-ci s’est fondamentalement méprise sur la preuve ou si elle n’a pas tenu compte d’éléments essentiels qui allaient à l’encontre de sa conclusion : Vavilov, aux para 101 et 125-126; Canada (Procureur général) c Best Buy Canada Ltd., 2021 CAF 161 aux para 122-123 (citant Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), [1999] 1 CF 53 aux para 14‑17); Loi sur les Cours fédérales, art 18.1(4)d)).

(a) La SPR a-t-elle omis de tenir compte d’éléments de preuve contraires à ses conclusions?

[66] Le demandeur a soutenu que la SPR avait tiré ses conclusions sans tenir compte des lettres de quatre témoins qu’il avait déposées. Selon lui, ces lettres corroborent expressément les événements décrits dans son témoignage. Il a par ailleurs fait valoir que la SPR a omis d’examiner ces éléments de preuve, qui vont à l’encontre de sa conclusion finale, citant le principe établi dans la décision Cepeda-Gutierrez. Le demandeur a affirmé que la SPR n’a pas tenu compte de tous les éléments de preuve au dossier.

[67] Je ne suis pas d’accord. Comme l’a fait remarquer le défendeur, la SPR n’a pas entièrement écarté la preuve documentaire. Elle a conclu, au paragraphe 129, qu’à la lumière des nombreuses et importantes préoccupations relatives à la crédibilité mentionnées précédemment, le tribunal avait accordé « peu de poids ou aucun poids aux autres documents à l’appui » présentés par le demandeur, soit la prétendue note de menace des agents de persécution, les lettres de la mère et du frère du demandeur, la lettre du prétendu agent de sécurité, et les deux lettres générales de recommandation. La SPR a conclu que ces éléments de preuve ne pouvaient l’emporter sur les nombreuses et importantes conclusions défavorables qu’elle avait tirées quant à la crédibilité. Parce que la SPR avait tiré de nombreuses conclusions défavorables quant à la crédibilité des éléments centraux de la demande d’asile du demandeur, il lui était loisible de décider d’accorder peu de poids ou de n’accorder aucun poids aux pièces justificatives supplémentaires : Olajide c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 197 au para 15; Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 au para 24.

[68] La SPR n’a donc pas commis d’erreur susceptible de contrôle comme l’allègue le demandeur.

(b) La SPR a-t-elle omis d’examiner correctement les éléments de preuve à l’appui des allégations du demandeur?

[69] Le demandeur a porté à mon attention de nombreux éléments de preuve qui n’auraient pas été pris en compte dans les motifs de la SPR. Par exemple, il a soutenu que la SPR n’avait pas tenu compte de ses origines chrétiennes conservatrices dans son évaluation des raisons pour lesquelles il avait poursuivi le processus de parrainage par un conjoint, malgré l’échec de son mariage à la fin de juillet 2018. Le demandeur a également fait valoir que la SPR n’avait pas compris la photo de son père, à laquelle elle n’avait accordé aucun poids. Il a expliqué que son père était le fondateur de l’organisme de bienfaisance. La photo corroborait son témoignage, car il n’était pas bénévole pour l’organisme lors de sa création.

[70] À mon avis, ces arguments ne peuvent être retenus. La SPR avait le droit d’accepter certains éléments de preuve et de s’y fier et de décider de ne pas s’appuyer sur d’autres éléments de preuve. Cela fait partie du processus de recherche des faits qui est inhérent au rôle de la SPR en tant que décideur initial des demandes d’asile. La Cour n’est pas autorisée à usurper cette fonction et à apprécier ou à soupeser à nouveau la preuve dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire : Vavilov, au para 126.


(c) La SPR a-t-elle fondé sa décision sur des détails et un examen microscopique de la preuve?

[71] Le demandeur a fait valoir que les conclusions en matière de crédibilité tirées par la SPR étaient déraisonnables parce qu’elles étaient fondées sur une lecture microscopique inappropriée de sa demande de parrainage par un conjoint et de l’exposé circonstancié dans son formulaire FDA. Il a soutenu que la SPR n’avait pas tenu compte de son témoignage relativement à ces documents et qu’elle avait tenté de rejeter la responsabilité du récit sur son ex-épouse et un consultant en immigration.

[72] À mon avis, la SPR n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle. J’ai lu attentivement les motifs de la SPR. En 141 paragraphes, elle a examiné et soupesé les allégations du demandeur telles qu’elles sont énoncées dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA et dans son témoignage. Elle a trouvé des omissions importantes dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA. En outre, elle a conclu que le demandeur avait entrepris des démarches pour poursuivre sa demande de résidence permanente parrainée par son épouse alors qu’il savait que son mariage était terminé. Elle n’a pas cru à son affirmation selon laquelle le fait de transporter l’original d’une lettre dans son porte-documents en Colombie dissuaderait les agents de persécution présumés de commettre des actes de violence contre lui. Elle n’a pas cru non plus l’explication donnée pour justifier le délai de cinq ans pour demander le statut de réfugié au Canada. Les observations du demandeur ne m’ont pas convaincu que, en tirant ces conclusions, la SPR a écarté des éléments de preuve importants en faveur de détails accessoires ou non pertinents. Voir aussi Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 793 aux para 33‑40; Paolo, aux para 56, 59-61; Adeleye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 81 aux para 26-31; Garcia Serrano c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 153 aux para 23-26; Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1332 aux para 9, 12; Wang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 978 aux para 18, 36-38; Shi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 196 aux para 53-54.

[73] Pour ces motifs, et si l’on applique les principes de l’arrêt Vavilov, le demandeur n’a pas démontré que la décision de la SPR était déraisonnable.

V. Conclusion

[74] La demande est donc rejetée. Aucune des parties n’a proposé de question grave à certifier en vue d’un appel.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-935-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-935-20

 

INTITULÉ :

CESAR AUGUSTO MORENO AGUDELO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 OCTOBRE 2021

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE A.D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 MARS 2022

 

COMPARUTIONS :

Cesar Augusto Moreno Agudelo

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Rachel Hepburn Craig

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cesar Augusto Moreno Agudelo

Mississauga (Ontario)

 

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Bridget O’Leary

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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