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Date : 20220324


Dossier : IMM-93-21

Référence : 2022 CF 412

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 mars 2022

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

IDRIS ISMAEL ALISERRO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Idris Ismael Aliserro, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 1er décembre 2020 par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a confirmé la conclusion de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) selon laquelle il n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] Le demandeur craint d’être persécuté en Éthiopie en raison de ses convictions politiques et de son activisme exercé en opposition au gouvernement éthiopien. La SAR a confirmé la décision de la SPR et rejeté la demande du demandeur pour des motifs liés à la crédibilité.

[3] Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a confirmé les conclusions défavorables de la SPR en matière de crédibilité et fait abstraction de son activisme au Canada exercé en opposition au régime éthiopien, lequel constitue un prolongement de son activisme politique.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la SAR est parvenue à une décision déraisonnable compte tenu de ses conclusions défavorables en matière de crédibilité. J’accueille donc la présente demande de contrôle judiciaire.

II. Les faits

A. Le demandeur

[5] Le demandeur est un citoyen éthiopien âgé de 29 ans et d’origine ethnique afare.

[6] Il affirme qu’il fait partie du mouvement jeunesse afar de protestation anti-gouvernement, lequel est lié au mouvement de protestation Duko-Hina, qui est actif à l’échelle du pays. Il soutient avoir participé à l’organisation d’une manifestation qui s’est tenue le 28 juin 2018 dans la ville de Semera, située dans la région des Afars. Le 5 juillet 2018, en raison de son activisme, le demandeur aurait été arrêté, détenu, puis relâché le 11 juillet 2018 grâce à un pot-de-vin versé par sa famille ainsi qu’à la condition qu’il arrête d’organiser des manifestations.

[7] Le 23 octobre 2018, le demandeur est arrivé au Canada muni d’un visa de visiteur dans le but de participer à une conférence organisée à Ottawa par la communauté afare. Le demandeur a présenté une demande d’asile après que ses parents et sa tante l’aient prévenu qu’il risquait d’être arrêté s’il retournait en Éthiopie, et que sa tante lui ait dit que, le 28 octobre 2018, la police éthiopienne avait fouillé sa maison de Semera pour le trouver.

B. La décision de la SPR

[8] Dans sa décision du 8 novembre 2019, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR. Pour la SPR, les questions déterminantes étaient le manque de crédibilité du demandeur et le fait que le critère relatif au risque prospectif n’était pas rempli en ce qui concerne son appartenance ethnique, son association avec la communauté afare au Canada ou ses allégations contre l’État éthiopien. La SPR a tiré les conclusions suivantes :

  • Même si le demandeur a établi qu’il est d’origine ethnique afare et qu’il a participé à une conférence de la communauté afare à Ottawa, il n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il a joué un rôle au sein du mouvement Duko-Hina ou de toute autre manifestation ou activité menée contre l’État ni qu’il a été détenu, comme il le soutient.

  • Le témoignage du demandeur relatif à sa connaissance de la profession de ses parents et à leurs affiliations politiques manquait de crédibilité.

  • Du poids a été accordé aux deux articles mentionnés lors de l’audience qui énoncent, selon la prépondérance des probabilités, que le nom du président de la région des Afars jusqu’en 2015 (Ismail Ali Sirro) est très semblable à celui du père du demandeur (Ismael Aliserro). L’affirmation du demandeur, qui est une personne bien informée et active sur le plan politique, selon laquelle il ne savait pas que le président portait un nom semblable à celui de son père pas plus tard qu’en 2015, fait en sorte que ses allégations quant à sa participation au mouvement jeunesse afar de protestation et à sa détention ne sont pas crédibles. Selon la prépondérance des probabilités, le père du demandeur était président de la région des Afars pas plus tard qu’en 2015, et le demandeur n’est pas un témoin crédible de manière générale.

  • La crédibilité du récit du demandeur selon lequel il était l’un des cinq organisateurs de la manifestation du 28 juin 2018 est minée par son incapacité à nommer deux des quatre autres organisateurs présumés. De plus, le demandeur n’a pas mentionné, dans son formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA), qu’il avait participé à deux autres manifestations en 2018.

  • Le demandeur soutient que la police l’a cherché au domicile de sa tante à Semera après son arrivée au Canada. Or, il est invraisemblable que la police n’ait pas également fouillé la maison de son père située dans la même ville.

  • Le demandeur n’a pas démontré de façon crédible que sa situation s’apparente à celle de personnes ayant participé à des activités organisées contre le gouvernement ou qu’il pourrait être perçu comme un opposant actif au gouvernement éthiopien.

  • Le demandeur n’a pas établi que sa participation à des rencontres tenues par la communauté afare d’Ottawa ou son association avec cette organisation serait susceptible de parvenir à l’attention des autorités éthiopiennes.

C. La décision faisant l’objet du contrôle

[9] Le demandeur a interjeté appel de la décision de la SPR auprès de la SAR. Le 1er décembre 2020, la SAR a rejeté l’appel du demandeur et confirmé la décision de la SPR. Le motif déterminant sur lequel la SAR s’est fondée pour rejeter l’appel était la crédibilité. La SAR a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur n’était pas un témoin crédible en raison des incohérences et omissions dans son témoignage, et que ses principales allégations étaient fausses. En particulier, la SAR a tiré les conclusions suivantes :

  • La SPR a eu raison de tirer des inférences défavorables en matière de crédibilité au regard des réponses évasives et incohérentes présentées par le demandeur au sujet du travail de ses parents et de leurs affiliations politiques. La SPR a conclu à juste titre qu’il était invraisemblable que le demandeur, en tant que personne active dans la sphère politique, ne connaisse pas mieux les affiliations politiques de ses parents.

  • La SPR a eu raison de conclure que le nom du père du demandeur et celui de l’ancien président de la région des Afars sont suffisamment similaires pour déduire qu’il s’agit probablement de la même personne.

  • La SPR a correctement tiré une inférence défavorable en matière de crédibilité du fait que le demandeur n’a pas mentionné, dans l’exposé circonstancié contenu dans son formulaire FDA, qu’il avait participé à deux autres manifestations en 2018 en plus de la manifestation du 28 juin 2018. Même si la participation du demandeur à ces manifestations n’a pas précipité son arrestation, il était raisonnable de s’attendre à ce qu’il en fasse mention, puisque sa demande est fondée sur son militantisme politique.

  • La SPR a correctement tiré une conclusion défavorable en matière de crédibilité en raison de l’incapacité du demandeur à nommer deux des co-organisateurs de la manifestation du 28 juin 2018.

  • La SPR a eu raison de conclure que, si la police était à la recherche du demandeur comme il le prétend, il est peu plausible qu’elle n’ait pas fouillé le domicile de son père à Semera après avoir fouillé la maison de sa tante dans la même ville.

[10] La SAR a accordé un poids favorable aux lettres d’appui du père du demandeur et du président de la communauté afare d’Ottawa, mais a conclu qu’elles ne l’emportaient pas sur les conclusions générales défavorables quant à sa crédibilité. La SAR a conclu que le demandeur n’était pas crédible et que les allégations qui sont au cœur de sa demande étaient fausses.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[11] La question en litige dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire consiste à savoir si la décision de la SAR est raisonnable, ce qui m’amène, plus particulièrement, à trancher les questions suivantes :

  1. La SAR a-t-elle commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité?

  2. La SAR a-t-elle commis une erreur en omettant d’examiner l’activisme sur place du demandeur?

[12] Les deux parties soutiennent que la norme de contrôle qui s’applique en l’espèce est celle de la décision raisonnable. Je suis d’accord (Adelani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 23 aux para 13-15; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) aux para 10, 16-17).

[13] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est empreint de déférence, mais demeure rigoureux (Vavilov, aux para 12-13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris son raisonnement et son résultat, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). La question de savoir si une décision est raisonnable dépend du contexte administratif, du dossier dont le décideur est saisi et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135).

[14] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer que la décision comporte une lacune suffisamment capitale ou importante (Vavilov, au para 100). Une cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, elle ne doit pas modifier les conclusions de fait de celui-ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement accessoires par rapport au fond de la décision, ou constituer une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).

IV. Analyse

A. La SAR a-t-elle commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité?

[15] Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en fondant ses conclusions défavorables en matière de crédibilité sur des omissions mineures dans l’exposé circonstancié de son formulaire FDA et dans son témoignage, en ne tenant pas compte du contexte dans lequel ces omissions ont été relevées ainsi qu’en tirant des conclusions d’invraisemblance déraisonnables.

[16] Premièrement, le demandeur affirme que l’élément central de sa demande reposait sur son affiliation au mouvement des jeunes afars et sa détention après qu’il eut participé à la manifestation du 28 juin 2018. Le demandeur soutient qu’il a clairement indiqué, dans son formulaire FDA et son témoignage devant la SPR, qu’il appartenait au mouvement des jeunes afars, il a fourni des détails relatifs à la manifestation du 28 juin 2018 qu’il avait organisé, et il a toujours fait preuve de cohérence quant à son arrestation et sa remise en liberté de juillet 2018. Par conséquent, le demandeur fait valoir que la SAR a commis une erreur en fondant ses conclusions défavorables en matière de crédibilité sur des questions secondaires et des détails explicatifs comme sa participation à d’autres manifestations sans conséquence ou le fait qu’il n’a pas désigné les autres organisateurs des manifestations dans son formulaire FDA.

[17] Le demandeur soutient que le fait de rejeter une demande en se fondant uniquement sur le manque de crédibilité de questions secondaires ou accessoires, sans évaluer la crédibilité de la preuve portant sur l’essence même de la demande, constitue une erreur susceptible de contrôle (Simba c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 14777 (CF) aux para 40-41). Le demandeur fait valoir que l’exposé circonstancié contenu dans son formulaire FDA n’est pas censé servir de « récitation encyclopédique de la preuve » (Feradov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 101 au para 19), et qu’il n’est pas non plus convenable pour la SAR de tirer « ses conclusions après avoir examiné “à la loupe” des éléments qui ne sont pas pertinents ou qui sont accessoires à la revendication du demandeur » (Gebremichael c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 547 au para 37, citant Lubana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116 (CanLII) au para 11).

[18] Deuxièmement, le demandeur soutient que la SAR aurait dû tenir compte du contexte dans lequel les omissions ont été commises avant de confirmer la conclusion défavorable de la SPR en matière de crédibilité. Le demandeur déclare que les omissions sont survenues à la suite d’une l’intervention de la SPR et qu’elles ne constituaient pas des efforts en vue d’embellir son histoire. La Cour a signalé ce qui suit au paragraphe 23 la décision Naqui c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 282 :

Un fait qui n’apparaît pas dans le FRP d’un demandeur ne permettra cependant pas systématiquement de dire que le demandeur n’est pas crédible […] Pour juger de l’importance de l’omission, il faut examiner sa nature, ainsi que le contexte dans lequel est présenté le nouveau renseignement.

[Renvois omis.]

[19] Troisièmement, le demandeur affirme que la SAR a commis une erreur en tirant une inférence défavorable en matière de crédibilité du fait qu’il ne connaissait pas la profession et les affiliations politiques de ses parents, et qu’elle s’est fondée sur des hypothèses pour affirmer que l’ancien président de la région des Afars est son père en raison des similarités entre leurs noms. La SAR a énoncé ce qui suit dans sa décision :

La SAR est d’accord avec la SPR qu’il est invraisemblable qu’un homme actif dans la sphère politique, comme prétend l’être l’appelant, ne connaisse pas mieux les affiliations politiques de ses parents. La SAR ne souscrit pas non plus à l’argument de l’appelant selon lequel le nom de son père et le nom de l’ancien président ne sont pas semblables. Le nom de famille de son père est « Aliserro » et celui de l’ancien président est « Ali Sirro ». Selon la SAR, ces noms sont suffisamment semblables pour constituer un élément de preuve à partir duquel tirer une inférence raisonnable selon laquelle il s’agit probablement de la même personne.

[20] Le demandeur soutient que sa connaissance des affiliations politiques de ses parents ou de leurs supposées affiliations avec le parti au pouvoir n’est pas pertinente dans le contexte de l’évaluation de sa demande à titre d’adulte se fondant sur son propre profil politique (Arslan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 252 au para 37).

[21] Enfin, le demandeur soutient qu’il était déraisonnable pour la SAR de tirer une conclusion défavorable en matière de crédibilité au motif qu’il était invraisemblable que la police le recherche au domicile de sa tante plutôt que chez son père à Semera. Il soutient que l’inférence de la SAR n’est pas étayée, et il se fonde sur le paragraphe 12 de la décision YZ c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 232, rendue par ma collègue la juge Fuhrer, pour faire valoir que la présente affaire ne constitue pas un cas évident permettant de tirer une conclusion d’invraisemblance :

[12] Les conclusions d’invraisemblance ne doivent être tirées que dans les cas les plus évidents, par exemple lorsque les faits allégués « débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend » (Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776 au para 7, [2001] ACF no 1131 [Valtchev]). Les conclusions d’invraisemblance commandent une norme plus rigoureuse que celle qui s’applique aux conclusions en matière de crédibilité, lesquelles appellent une grande retenue (Yu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 167 au para 10). En l’absence d’éléments de preuve fiables et vérifiables au regard desquels la vraisemblance des faits peut être appréciée, les conclusions d’invraisemblance peuvent être tout au plus des conjectures non fondées et inadmissibles (Aguilar Zacarias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1155 au para 11, citant Gjelaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 37 au para 4, [2010] ACF no 31).

[22] En ce qui concerne les omissions dans le formulaire FDA et le témoignage du demandeur, le défendeur soutient que les conclusions défavorables tirées par la SAR quant à la crédibilité n’étaient pas uniquement fondées sur l’omission du demandeur de mentionner des détails mineurs. Comme la demande du demandeur repose sur ses antécédents présumés d’activisme politique, le défendeur soutient qu’il était raisonnable de s’attendre à ce qu’il mentionne sa participation aux autres manifestations dans son formulaire FDA, même si elles n’ont pas directement mené à son arrestation. Le défendeur invoque la décision Karaoglan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 749 (Karaoglan), dans laquelle la Cour a conclu que les allégations omises par le demandeur étaient « d’importance et suffisamment nombreuses » pour que la SPR puisse juger non crédible le récit en entier (au para 16). Dans la décision Abd c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 374, la Cour a aussi conclu que les conclusions de la SPR en matière de crédibilité étaient raisonnables puisqu’elles n’étaient pas simplement fondées sur le fait que les demandeurs avaient omis d’inclure des détails mineurs dans leurs formulaires FDA (au para 21).

[23] Le défendeur soutient que la présomption de véracité peut être réfutée lorsque des doutes quant à la crédibilité découlent de contradictions, d’incohérences, d’omissions et d’invraisemblances (Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 (Lawani) aux para 21-26; 37-38). En l’espèce, il était raisonnable pour la SAR de réfuter la présomption de véracité à la lumière du témoignage incohérent et changeant du demandeur au sujet des activités politiques de son père.

[24] En outre, le défendeur affirme que la SAR a raisonnablement conclu qu’il était invraisemblable que la police ne recherche pas le demandeur chez son père à Semera. En particulier, le demandeur a affirmé dans son témoignage que son père possède une résidence à Semera et que ses parents ont joué un rôle dans sa mise en liberté, ce qui ajoute à la probabilité que la police connaissait leur lien familial et l’endroit où ses parents pouvaient se trouver. Le défendeur soutient que, dans ce contexte, le fait que le demandeur n’habitait pas avec ses parents à l’époque n’a aucune importance. À l’appui de sa position, le demandeur invoque la décision Al Dya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 901, au paragraphe 39 :

[L]a décision Valtchev n’exclut pas l’idée de prendre en considération la vraisemblance ou la probabilité lorsqu’on procède à des évaluations de la crédibilité. S’il ressort de la preuve qu’un fait particulier ne survient jamais ou est clairement invraisemblable, ce fait peut constituer un fondement raisonnable pour tirer une inférence défavorable quant à la crédibilité, surtout s’il n’y a rien pour expliquer ou corroborer le fait clairement invraisemblable qui est survenu. Dans le même ordre d’idées, une affirmation peut être à ce point tirée par les cheveux, déborder à un point tel le cadre de ce à quoi on pourrait logiquement s’attendre, et ce, malgré les différences culturelles prises en compte, qu’elle est invraisemblable, même si la preuve objective ne traite pas directement de la probabilité que les faits visés par l’affirmation se produisent.

[25] Dans l’ensemble, le défendeur soutient que, lorsqu’une conclusion en matière de crédibilité est fondée sur plusieurs points, l’analyse relative au raisonnement de la SAR doit revêtir un caractère global, et « ne consiste pas à déterminer si chaque élément de son raisonnement satisfait au critère du caractère raisonnable » (Jarada c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 409 au para 22; voir aussi Nanyongo c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2018 CF 105 au para 22).

[26] À mon avis, la SAR a commis plusieurs erreurs dans son évaluation de la crédibilité qui font en sorte que sa décision est déraisonnable. D’abord, il est bien établi dans la jurisprudence de la Cour qu’une omission dans l’exposé circonstancié contenu dans le formulaire FDA peut constituer un motif permettant de tirer une conclusion défavorable en matière de crédibilité pourvu qu’elle soit importante et occupe une place centrale dans la demande (Akhigbe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 249 aux para 15-16; voir aussi : Irivbogbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 710 au para 32; Gomez Florez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 659 au para 29).

[27] Je conclus que les omissions du demandeur à l’égard de détails accessoires, c’est-à-dire sa participation à d’autres manifestations et le nom des organisateurs de la manifestation, n’étaient pas « d’importance et suffisamment nombreuses » (Karaoglan, au para 16) ou centrales quant à sa demande, et qu’elles ne contredisaient pas ses allégations. Le demandeur était clair au sujet de sa participation au mouvement des jeunes afars, et il a fourni des détails relatifs à la manifestation ayant mené à son arrestation, laquelle correspond selon moi au moment où les préoccupations liées au risque associé à ses activités politiques ont commencé à dégénérer. Par conséquent, je conclus qu’il n’était pas déraisonnable pour le demandeur d’omettre qu’il avait participé à d’autres manifestations dans son formulaire FDA ou de ne pas se souvenir des noms de deux autres organisateurs de la manifestation du 28 juin 2018 au cours de son témoignage. Aussi, contrairement à la décision Karaoglan, où la SPR avait conclu que les tentatives du demandeur en vue d’embellir sa demande minaient sa crédibilité, je conclus que les omissions du demandeur en l’espèce ne sauraient être qualifiées de tentatives visant à présenter sa demande sous un meilleur jour.

[28] De plus, je conviens avec le demandeur que la SAR a indûment mis l’emphase sur le fait qu’il ne connaissait pas la profession de ses parents ou leurs affiliations politiques. Cet argument n’est pas pertinent ni central quant à la demande du demandeur : il s’agit d’une personne adulte qui demande l’asile compte tenu de ses propres activités politiques et non celles de ses parents. Comme l’avocat du demandeur l’a porté à mon attention lors de l’audience, le demandeur a clairement indiqué, dans son témoignage devant la SPR, qu’il avait des différends avec ses parents sur les questions politiques et que cette situation a entraîné des conflits familiaux.

[29] À l’audience, l’avocat du demandeur a également soutenu que la SPR et la SAR avaient fondé à tort leurs conclusions relatives au nom du père du demandeur sur des conventions occidentales d’appellation. Ces conclusions ne tenaient pas compte des pratiques de dénomination en Éthiopie, où il n’est pas rare que plusieurs centaines de personnes, qui habitent dans une région donnée, portent le même nom de famille sans être directement liées. Je suis d’accord avec l’argument du demandeur à savoir que la similarité entre les noms ne peut à elle seule étayer la conclusion de la SAR selon laquelle il existe une preuve suffisante pour déduire que le père du demandeur et l’ancien président de la région des Afars sont la même personne. Je suis d’avis que cette conclusion était déraisonnablement fondée sur une hypothèse.

[30] En outre, comme la Cour l’a signalé dans la décision Lawani, « toutes les incohérences et invraisemblances ne justifient pas une conclusion défavorable quant à la crédibilité; ces conclusions ne devraient pas se fonder sur un examen “microscopique” de questions sans pertinence ou périphériques eu égard à la demande d’asile » (au para 23, renvois omis). Je conclus que les conclusions de la SAR quant à l’invraisemblance n’ont pas été tirées à partir d’une preuve claire. Par exemple, dans ses observations présentées à la SAR, le demandeur expliquait qu’il vivait chez sa tante alors qu’il travaillait à temps partiel à Semera. Dans son témoignage, il a aussi affirmé qu’il n’avait pas vécu avec ses parents après avoir terminé son secondaire. Au moment où les policiers ont fouillé la maison, sa mère n’habitait pas à Semera et son père se déplaçait entre ses résidences d’Addis-Abeba et de Semera. Par conséquent, je conclus qu’il n’était pas invraisemblable que la police recherche le demandeur à sa résidence actuelle (chez sa tante), plutôt que chez son père à Semera.

[31] Même si la SAR a le doit de tirer des conclusions défavorables quant à la crédibilité en fonction de l’invraisemblance du récit d’un demandeur, elle doit le faire avec prudence et ne doit pas simplement se fonder sur le fait qu’il est peu probable que les événements se soient produits selon la description qu’en a faite le demandeur (Zaiter c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 908 (Zaiter) aux para 8-9). Comme la Cour l’a souligné au paragraphe 10 de la décision Aguilar Zacarias c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1155, « la Cour a souvent fait la mise en garde de ne tirer de telles conclusions que dans les situations où il est clairement invraisemblable que les faits se soient produits comme le témoin le prétend, à la lumière du bon sens ou du dossier de preuve » (tel que cité dans la décision Zaiter, au para 8; renvois omis).

[32] Par conséquent, je conviens avec le demandeur que les conclusions défavorables tirées par la SAR en matière de crédibilité étaient déraisonnablement fondées sur un examen « microscopique » de la preuve qui ne s’intéressait pas à l’essentiel de sa demande d’asile. En outre, je conclus qu’il n’était pas « clairement invraisemblable » que les événements sur lesquels la SAR s’est fondée pour tirer ses conclusions en matière de vraisemblance se soient produits selon la description qu’en a faite le demandeur.

[33] Compte tenu de ma conclusion selon laquelle les conclusions défavorables de la SAR quant à la crédibilité étaient déraisonnables, je juge qu’il n’est pas nécessaire d’aborder les arguments du demandeur relatifs à son militantisme mené sur place.

V. Conclusion

[34] Je conclus que la SAR a tiré une conclusion déraisonnable en ce qui concerne ses conclusions défavorables en matière de crédibilité. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. Les parties n’ont soulevé aucune question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-93-21

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision faisant l’objet du contrôle est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme,

Jean-François Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-93-21

 

INTITULÉ :

IDRIS ISMAEL ALISERRO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 FÉVRIER 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 24 MARS 2022

 

COMPARUTIONS :

Daniel Tilahun Kebede

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Emma Arenson

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

The Law Office of Daniel Kebede

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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