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Date : 20220317


Dossier : IMM-330-21

Référence : 2022 CF 368

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 17 mars 2022

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

NONGMIN WANG

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Nongmin Wang, sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 4 janvier 2021 (la décision contestée) par laquelle un agent principal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (l’agent) a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’il avait présentée au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] Le demandeur soutient que la décision contestée est déraisonnable au motif que l’agent a commis une erreur dans son évaluation de l’établissement du demandeur au Canada et des difficultés auxquelles le demandeur serait exposé s’il devait retourner en Chine.

[3] À mon avis, en l’espèce, l’agent a omis d’effectuer une analyse holistique des considérations d’ordre humanitaire pertinentes. Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable.

II. Les faits

A. Le demandeur

[4] Le demandeur est un citoyen chinois âgé de 69 ans. Son ex-conjointe et lui ont un fils qui est âgé de 33 ans. Le demandeur soutient qu’il a perdu contact avec son fils et son ex-conjointe.

[5] Le demandeur allègue qu’en 2004, il a été pris pour cible par le Bureau de la sécurité publique (le BSP) de la Chine en tant qu’adepte du Falun Gong. Il est arrivé au Canada le 20 mai 2004 et a présenté une demande d’asile fondée sur sa crainte d’être persécuté en Chine en raison de sa pratique du Falun Gong.

[6] Dans une décision datée du 24 février 2005, la Section de la protection des réfugiés a rejeté sa demande d’asile. Le 20 avril 2009, l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a délivré un mandat d’arrêt contre le demandeur, l’obligeant à se présenter à ses bureaux. Le demandeur affirme qu’il n’a reçu ni avis ni lettre de l’ASFC.

[7] Le 9 septembre 2016, le demandeur a présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qui a été rejetée le 13 juin 2017 parce qu’il ne s’était pas présenté à l’ASFC comme demandé. Le demandeur affirme qu’il n’était pas au courant du mandat que l’ASFC avait délivré contre lui jusqu’à ce que sa demande soit rejetée.

[8] Le 26 juillet 2019, le demandeur a présenté une deuxième demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire qui reposait sur son établissement au Canada et sur les difficultés auxquelles il serait exposé s’il était renvoyé en Chine. Dans une lettre datée du 4 janvier 2021, l’agent a rejeté cette deuxième demande.

B. La décision faisant l’objet du contrôle

[9] Dans les motifs de la décision, l’agent a accordé un certain poids favorable à l’établissement du demandeur au Canada sur une période de 16 ans, mais a conclu que ce facteur était atténué par le fait que le demandeur n’était pas autorisé à y rester ou à y travailler pendant la majeure partie de cette période, et qu’il a continué à se soustraire aux autorités de l’Immigration en ne se présentant pas à l’ASFC. L’agent a également tenu compte des difficultés auxquelles le demandeur serait exposé en Chine et a conclu que, grâce à sa débrouillardise et à ses liens familiaux, le demandeur serait en mesure de se réinstaller en Chine. Dans l’ensemble, l’agent n’était pas convaincu que les considérations d’ordre humanitaire du demandeur justifiaient l’octroi d’une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR.

III. La question en litige et la norme de contrôle applicable

[10] La seule question en litige dans la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si l’évaluation par l’agent des facteurs d’ordre humanitaire est raisonnable.

[11] Les deux parties conviennent que la Cour doit contrôler la décision de l’agent selon la norme de la décision raisonnable. Je suis aussi d’avis que la norme de contrôle applicable à une décision relative à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (Rannatshe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1377 au para 4; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] aux para 8, 44-45; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 16-17).

[12] La norme de la décision raisonnable est une norme de contrôle fondée sur la déférence, mais elle est rigoureuse (Vavilov, aux para 12-13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle, y compris le raisonnement suivi et le résultat obtenu, est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, au para 15. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85. Le caractère raisonnable d’une décision dépend du contexte administratif pertinent, du dossier présenté au décideur et de l’incidence de la décision sur les personnes visées : Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135.

[13] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer que la décision comporte une lacune suffisamment capitale ou importante (Vavilov, au para 100). Une cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, elle ne doit pas modifier les conclusions de fait de celui-ci (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement accessoires par rapport au fond de la décision, ou constituer une « erreur mineure » (Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).

IV. Analyse

A. L’établissement

[14] Dans sa décision, l’agent a conclu que les 16 années que le demandeur a passées au Canada représentent [traduction] « une longue période ». L’agent a tenu compte de la formation linguistique et professionnelle du demandeur, de sa capacité à conserver son emploi, des attestations de ses amis concernant sa bonne réputation et de ses activités de bénévolat dans la collectivité, et a accordé un certain poids à l’autonomie du demandeur au Canada. Il a noté qu’aucun membre de la famille du demandeur n’habite au Canada et que, selon celui-ci, il ne communiquait ni avec son fils, ni avec son ex-conjointe, ni avec ses frères et sœurs en Chine, mais a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour appuyer l’affirmation du demandeur selon laquelle il n’entretenait aucun lien avec sa famille en Chine.

[15] L’agent a accordé un poids défavorable au fait que, pendant la majeure partie du temps qu’il a passé au Canada, le demandeur n’avait pas le droit d’y séjourner ni d’y travailler. L’agent a également accordé un poids défavorable considérable au fait que le demandeur était recherché par les autorités de l’Immigration depuis 2009 et qu’il ne s’était pas présenté à l’ASFC. Il a écrit ce qui suit :

[traduction]

Le demandeur affirme qu’il n’a pas reçu les avis l’informant de se présenter à l’ASFC et qu’il n’a pris connaissance du mandat d’arrestation contre lui que dans la décision relative à sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire précédente. Cependant, cette décision a été rendue en 2017 et le demandeur ne s’est toujours pas présenté à l’ASFC, comme il était tenu de le faire. Je conclus que les facteurs mentionnés ci‐dessus ont un poids défavorable important et démontrent un mépris de la loi au titre de laquelle le demandeur demande une dispense. Je conclus en outre que le demandeur a présenté peu d’éléments d’information ou de preuve qui démontrent qu’il n’avait pas d’emprise sur les circonstances dans lesquelles il se trouvait. Par conséquent, j’ai accordé à chacun des facteurs un poids défavorable considérable dans la présente évaluation.

[16] Dans l’ensemble, l’agent a conclu que, vu la durée de la période que le demandeur a passée au Canada, [traduction] « il devrait normalement avoir atteint un certain degré d’établissement », mais il a jugé que ce facteur était atténué par le séjour non autorisé du demandeur au Canada et le fait qu’il avait fui les autorités de l’Immigration.

[17] Le demandeur soutient qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de conclure que son établissement au Canada pendant 16 ans ne correspondait pas à un degré d’établissement exceptionnel, sans fournir de norme ni de définition. À l’appui de l’argument qui précède, le demandeur invoque la décision Henson c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 1218, dans laquelle notre Cour a conclu qu’une analyse semblable était lacunaire : « [L]'agent indique clairement que le degré d’établissement de la demanderesse se situe en deçà de ce que l’on considérerait comme exceptionnel, mais sans mentionner ce qui serait considéré comme exceptionnel » (au para 29; voir aussi Chandidas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 258 au para 80).

[18] Le défendeur soutient que l’agent n’a pas omis de tenir compte d’éléments de preuve portant sur l’établissement du demandeur, ni mal interprété ceux-ci, notamment ses antécédents professionnels, sa formation, ses amitiés et son travail bénévole continus, et qu’il n’a pas commis d’erreur en déclarant qu’un certain degré d’établissement est attendu de quiconque vit au Canada depuis 16 ans. Le défendeur soutient que les arguments du demandeur ne sont pas à-propos, car l’agent n’a pas utilisé le terme « exceptionnel » dans sa décision. Pour étayer la position qui précède, le défendeur s’appuie sur la décision rendue par la Cour dans l’affaire Thiyagarasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 111, au paragraphe 31 :

[...] L’agent n’a pas fait du degré d’établissement exceptionnel une norme juridique à respecter pour accueillir la demande, et il n’a pas non plus rejeté la demande pour ce motif. L’agent n’a pas davantage écarté le degré d’établissement du demandeur au motif qu’il n’était pas exceptionnel. Au contraire, il a accordé un poids favorable à ce facteur et en a tenu compte, conjointement avec les autres facteurs d’ordre humanitaire soulevés par le demandeur, mais il a conclu que ceux-ci ne justifiaient pas une exemption de l’obligation de présenter une demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada.

[19] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la décision de l’agent se distingue de celles qu’a citées le demandeur, car l’agent en l’espèce n’a pas précisé que le degré d’établissement du demandeur se situait en deçà de ce qui serait considéré comme « exceptionnel » et n’a pas non plus demandé au demandeur de faire la preuve de l’existence de « circonstances exceptionnelles » pour justifier l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire (voir : Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1482 aux para 1-2).

[20] De plus, bien que le demandeur reconnaisse que son absence de statut au Canada et le mandat de l’ASFC ont un poids défavorable, il soutient que l’agent n’a pas pleinement tenu compte des circonstances entourant ces facteurs en leur attribuant un « poids défavorable considérable ». Le demandeur fait valoir que l’agent n’a pas tenu compte des efforts qu’il a déployés pour être en règle sans utiliser l’argent des contribuables canadiens en travaillant pour subvenir à ses besoins, en entretenant un logement et en produisant ses déclarations de revenus chaque année. Il affirme également qu’il a appris que l’ASFC avait délivré un mandat contre lui seulement en 2017 et qu’il lui avait communiqué sa nouvelle adresse, mais n’avait reçu ni avis ni lettre de sa part.

[21] Le défendeur soutient qu’il était loisible à l’agent de prendre en considération la contravention à la LIPR commise par le demandeur et son absence de statut pour vivre et travailler au Canada, et d’y attribuer un poids défavorable (Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125 (CanLII) au para 19). Le défendeur s’appuie sur ce qu’a affirmé notre Cour dans la décision Edo-Osagie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1084, au paragraphe 17 : « [L]es demandeurs ne peuvent ni ne doivent être récompensés pour avoir cumulé du temps au Canada alors qu’en fait, ils n’avaient légalement pas le droit de le faire » (citant Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082 au para 48). En outre, le défendeur signale qu’au paragraphe 23 de la décision Shackleford c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1313, notre Cour a déclaré ce qui suit :

[L]a simple présence au Canada de quelqu’un qui se trouve illégalement au pays depuis longtemps doit peser défavorablement dans la balance. Il peut y avoir d’autres considérations, mais la durée de la période passée dans l’illégalité au Canada ne peut se voir accorder un poids très positif. Les circonstances de la présente affaire ne rendent pas la décision déraisonnable.

[22] Bien que je sois d’accord avec le défendeur pour dire que l’agent avait le droit de tenir compte des antécédents du demandeur en matière d’immigration et de l’intégrité du système d’immigration dans son analyse, je considère que l’agent a tiré une conclusion irrationnelle et déraisonnable en jugeant que les facteurs d’établissement favorables du demandeur étaient atténués par le poids défavorable accordé à ses antécédents en matière d’immigration. Dans sa décision, l’agent affirme ce qui suit :

[traduction]

Je conclus que, dans l’ensemble, le poids que j’ai accordé à l’établissement du demandeur au Canada est atténué par le fait qu’il n’avait ni autorisation de séjour ni de permis de travail pendant la majeure partie du temps qu’il a passé au Canada et par le fait qu’il continue de se soustraire aux autorités de l’Immigration en ne se présentant pas à l’ASFC.

[23] Qu’il ait ou non été autorisé à rester au Canada et à y travailler, le demandeur a tout de même passé plus d’une décennie et demie au pays, et la preuve dont disposait l’agent démontre qu’il a toujours travaillé pour subvenir à ses besoins, notamment en acquérant une formation linguistique et professionnelle; il a produit ses déclarations de revenus, a fait du bénévolat dans la collectivité et est décrit par des employeurs comme un employé responsable et professionnel. Une approche semblable a été jugée déraisonnable par notre Cour dans la récente décision Quiros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1412 [Quiros], dans laquelle ma collègue la juge Go s’est exprimée ainsi au paragraphe 22 :

[L]a préoccupation déraisonnable de l’agent concernant l’absence de statut des demandeurs a empêché une appréciation correcte de leur degré d’établissement. L’agent a consacré plusieurs passages, quoique de façon justifiée, aux antécédents défavorables de M. Quiros en matière d’immigration, y compris le fait qu’il ne s’est rendu que 15 ans après que l’ASFC eut émis un mandat à son encontre. Je souligne que les demandeurs n’ont fourni nulle part dans leur demande pour motifs d’ordre humanitaire une explication de leur comportement antérieur. L’agent a donc raisonnablement accordé à leurs antécédents en matière d’immigration un [traduction] « poids négatif important ».

[24] Bien que la juge Go ait conclu qu’il était raisonnable pour l’agent dans l’affaire Quiros d’accorder un poids négatif aux antécédents des demandeurs en matière d’immigration, la décision est devenue déraisonnable lorsque l’agent a décidé de ne pas tenir compte de l’établissement des demandeurs en raison de ces antécédents alors qu’il avait déjà accordé un poids négatif à ce facteur (Quiros, aux para 23-25). Comme l’a ainsi fait remarquer mon collègue le juge Campbell au paragraphe 6 de la décision Dowers c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 593 :

[6] Dans une situation comme celle de la demanderesse, c’est-à-dire lorsqu’une personne vient au Canada et reste au pays sans être conforme aux lois en matière d’immigration, mais qui, néanmoins, réussit à être un membre positif, productif et utile de la société, le décideur doit examiner attentivement cet élément. L’article 25 devient inutile si cette personne est condamnée facilement en fonction de son historique en matière d’immigration. L’historique d’une personne doit être vu comme un fait à considérer, mais à l’intérieur d’une exploration holistique et empathique de la totalité de la preuve, afin de découvrir s’il existe des raisons valables permettant d’accorder une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire.

[25] Je ne suis pas convaincu que l’agent a tenu compte avec empathie des antécédents du demandeur en matière d’immigration à la lumière de l’ensemble de la preuve dont il disposait, comme l’exige le paragraphe 25(1) de la LIPR. Par conséquent, je conclus que l’évaluation par l’agent de l’établissement du demandeur au Canada sur une période de 16 ans a été influencée déraisonnablement et indûment par les antécédents du demandeur en matière d’immigration.

B. La question des difficultés et des conditions défavorables dans le pays

[26] Dans son examen des observations du demandeur concernant les difficultés auxquelles il serait exposé s’il devait retourner en Chine, l’agent a pris acte de l’affirmation du demandeur selon laquelle il n’est plus en contact avec son fils, ni avec son ex-conjointe ni avec ses frères et sœurs en Chine, mais a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve du fait qu’il avait coupé tout lien avec la Chine. L’agent a déclaré que la preuve ne suffisait pas à démontrer que le demandeur ne serait pas en mesure de trouver un emploi en Chine et a conclu que la débrouillardise du demandeur lui permettrait de se réadapter à la vie en Chine :

[traduction]

Bien que je sois conscient que le demandeur ne vit plus en Chine depuis 16 ans, je suis également conscient que le demandeur y est né et y a grandi, qu’il parle la langue et en connaît la culture; ce sont tous des facteurs atténuants. Le demandeur se présente également comme une personne résiliente et débrouillarde qui est arrivée au Canada, sans parler la langue, sans permis de travail, et qui a pourtant trouvé un emploi et un logement, a appris la langue et s’est intégrée à la culture. Je considère que cela montre qu’après une période initiale d’adaptation, il sera capable de s’adapter à la vie en Chine et de trouver un emploi et un logement.

[27] Le demandeur fait valoir que dans sa décision, l’agent a minimisé de façon déraisonnable les difficultés auxquelles il serait exposé en Chine en utilisant contre lui les facteurs liés à son établissement (Sosi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1300 [Sosi] au para 18).

[28] Le demandeur soutient en outre que l’agent n’a pas tenu compte de l’ensemble des éléments de preuve concernant les difficultés auxquelles il serait exposé s’il se réinstallait en Chine. Plus précisément, il fait valoir que l’agent a supposé à tort qu’il avait toujours un réseau de soutien en Chine, en dépit de ses observations selon lesquelles il n’avait plus de contact avec son ex-conjointe, ni avec son fils, ni avec ses frères et sœurs en Chine, et qu’il n’était pas retourné en Chine depuis 16 ans. Le demandeur affirme qu’il est déraisonnable de s’attendre à ce que les membres de sa famille le soutiennent, lui qui est parti depuis si longtemps et qui n’a aucun contact avec eux. De plus, le demandeur soutient que l’agent n’a pas tenu compte du fait qu’il a 69 ans, qu’il a dépassé l’âge de la retraite en Chine et qu’il n’a pas d’expérience de travail récente dans ce pays, ce qui complique l’obtention d’un emploi.

[29] Le défendeur soutient que les difficultés liées au fait de quitter le Canada et les inconvénients liés au retour dans le pays d’origine pour demander la résidence permanente au Canada ne suffisent pas à justifier l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Il affirme que ce sont là les conséquences normales lorsque l’on demande à une personne qui n’a pas le droit de rester au Canada de quitter le pays (Jiang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 580 au para 41; Singh Gill c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 835 au para 28).

[30] Le défendeur s’appuie sur une décision de notre Cour, Zhou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 163 [Zhou], pour soutenir qu’il était raisonnable de la part de l’agent de tenir compte de la résilience du demandeur et des compétences qu’il a acquises au Canada pour évaluer les difficultés liées à un retour en Chine. Au paragraphe 17 de la décision Zhou, la Cour a déclaré ce qui suit :

[...] À mon avis, même si l’agente a conclu que l’établissement et l’intégration des demandeurs au Canada constituaient un facteur favorable, elle pouvait néanmoins considérer que certaines des compétences qu’ils avaient acquises au Canada pouvaient réduire les difficultés éventuelles lors de leur retour en Chine. [...]

[31] Le défendeur soutient que sa position est également étayée par la décision rendue par la Cour dans l’affaire Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 503, dans laquelle la Cour n’a trouvé aucune erreur lorsqu’un agent a pris en compte l’aptitude du demandeur à s’adapter à la vie en Chine indépendamment des facteurs d’établissement (au para 33).

[32] Je conclus que l’agent n’a pas évalué de manière adéquate les facteurs liés aux difficultés et les éléments de preuve dont il disposait dans leur ensemble. Dans sa décision, l’agent a conclu ceci :

[traduction]

Je constate que le demandeur vit loin de la Chine depuis plus d’une décennie; toutefois, je conclus que, vu sa connaissance de la culture, sa débrouillardise et ses liens familiaux en Chine, après une période initiale d’adaptation, il serait en mesure de s’y réinstaller.

[33] Selon la jurisprudence de la Cour, les facteurs qui militent en faveur de l’établissement d’un demandeur ne peuvent être appliqués pour minimiser les difficultés qu’il éprouverait à son retour dans son pays de citoyenneté (Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336 aux para 25-26; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1633 aux para 27-28). Bien que je reconnaisse qu’il est acceptable d’examiner comment les compétences du demandeur pourraient réduire les difficultés auxquelles il pourrait être exposé en Chine, je conclus que l’agent a commis une erreur en accordant un poids excessif à la résilience et à la débrouillardise du demandeur et qu’il n’a pas évalué adéquatement les autres éléments de preuve concernant les difficultés que vivrait le demandeur en Chine au stade actuel de sa vie. Il n’y a aucune façon de savoir si les compétences que le demandeur a utilisées pour s’adapter à la vie au Canada sont les mêmes que celles dont il aurait besoin s’il devait retourner en Chine en tant que personne vieillissante sans liens familiaux, après 16 ans d’absence (Sosi, au para 18). À mon avis, l’agent a commis une erreur en accordant une importance excessive à la transférabilité des capacités du demandeur.

[34] Je conclus également que l’agent a présumé de manière déraisonnable que le demandeur [traduction] « [...] a probablement un réseau de soutien en Chine, dont des membres de sa famille, qui serait raisonnablement en mesure de l’aider à se réinstaller », alors que les éléments de preuve dont il disposait montraient que le demandeur avait coupé les ponts avec sa famille en Chine. Cette conclusion n’est pas justifiée (Vavilov, au para 15).

[35] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que l’évaluation par l’agent des difficultés auxquelles le demandeur serait exposé s’il devait retourner en Chine est déraisonnable.

V. Conclusion

[36] L’agent a effectué une analyse déficiente de l’établissement du demandeur au Canada et des difficultés auxquelles il serait exposé s’il devait retourner en Chine. Je conclus donc que la décision de l’agent est déraisonnable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[37] Les parties n’ont soulevé aucune question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-330-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision faisant l’objet du contrôle est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Noémie Pellerin Desjarlais


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-330-21

 

INTITULÉ :

NONGMIN WANG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 FÉVRIER 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 MARS 2022

 

COMPARUTIONS :

Allen Chao-Ho Chang

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Catherine Vasilaros

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Allen Chao-Ho Chang

Avocat

North York (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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