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Date : 20220328


Dossier : IMM-248-21

Référence : 2022 CF 423

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 28 mars 2022

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

AHMED SALIM HERRERA RAMIREZ

CLAUDIA MILENA SANCHEZ SALGADO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Herrera Ramirez, et son épouse, Mme Sanchez Salgado, sollicitent le contrôle judiciaire de la décision datée du 5 janvier 2021 par laquelle un agent principal [l’agent] a refusé de les dispenser, pour des considérations d’ordre humanitaire, de l’obligation de présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger.

[2] Les demandeurs sont des citoyens de la Colombie. Ils sont arrivés au Canada en juin 2012 et ont demandé l’asile. La Section de la protection des réfugiés a rejeté cette demande en novembre 2017. Leur demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire a été rejetée pour défaut de produire leur dossier.

[3] Les demandeurs ont par la suite présenté, depuis le Canada, des demandes de résidence permanente fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Leurs demandes reposaient sur leur établissement et leurs attaches au Canada, sur l’intérêt supérieur de leurs deux (2) enfants nés au Canada et sur les conditions défavorables qui règnent en Colombie.

[4] Entre-temps, les demandeurs ont aussi présenté, individuellement, des demandes d’examen des risques avant renvoi [les demandes d’ERAR]. Leurs demandes d’ERAR ont été rejetées en février et en mars 2020. Le même agent a rejeté leurs demandes de résidence permanente le 5 janvier 2021 après avoir conclu que les considérations d’ordre humanitaire présentées étaient insuffisantes pour justifier la dispense demandée.

[5] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision de l’agent. Ils soutiennent ce qui suit : (1) l’agent n’a pas correctement évalué leur degré d’établissement; (2) il n’a pas suffisamment tenu compte de l’intérêt supérieur de leurs enfants; (3) il a assimilé, à tort, la preuve concernant les conditions défavorables dans le pays et les questions de persécution et de menace à la vie, contrevenant ainsi au paragraphe 25(1.3) de la LIPR.

II. Analyse

[6] La décision d’accorder ou de refuser une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 10, 16, 17; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 aux para 10, 44). Lorsqu’elle procède à un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour s’intéresse « à la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (Vavilov, au para 83). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‐ci » (Vavilov, au para 99). Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100).

[7] Après avoir examiné le dossier et les observations des parties, je conclus que la question déterminante en l’espèce porte sur le caractère raisonnable de l’analyse faite par l’agent de l’établissement des demandeurs.

[8] Les demandeurs font valoir que l’agent a commis une erreur en concluant qu’ils n’avaient pas atteint un degré d’établissement exceptionnel durant les huit années qu’ils ont passées au Canada. Ils s’appuient sur la jurisprudence de la Cour, qui a décrété qu’il est déraisonnable pour un agent d’exiger un degré d’établissement extraordinaire ou exceptionnel sans expliquer ce qu’il considère comme tel (Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1482 aux para 20-24; Sivalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1185 au para 13; Ndlovu c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 878 au para 14; Chandidas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 258 au para 80).

[9] La jurisprudence de la Cour est partagée sur cette question, car d’autres ont conclu qu’il est raisonnable pour un agent de se demander si un demandeur a établi l’existence de considérations d’ordre humanitaire supérieures à celles auxquelles sont habituellement confrontées les personnes qui demandent la résidence permanente depuis le Canada (Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1452 au para 41; Al-Abayechi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1280 au para 14; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 265 aux para 19-20).

[10] Dans les circonstances de l’espèce, je ne suis pas convaincue que l’agent a employé le terme [traduction] « exceptionnel » à de simples fins descriptives ou qu’il n’est pas parti du principe que le critère juridique à respecter pour que la demande soit accueillie était un degré d’établissement exceptionnel.

[11] L’agent a employé le terme [traduction] « exceptionnel » deux fois dans la décision. Il l’a employé une première fois dans le cadre de l’évaluation de l’établissement des demandeurs, affirmant ce qui suit :

[traduction]
Dans l’ensemble, j’estime que les demandeurs ont pris des mesures en vue de s’établir au Canada. Cependant, après avoir soigneusement évalué tous les éléments de preuve dont je disposais, je ne puis conclure que les demandeurs ont atteint un degré d’établissement exceptionnel durant leur séjour de huit ans [...]

[Non souligné dans l’original.]

[12] Pour conclure, l’agent a écrit :

[traduction]
En résumé, je reconnais que les demandeurs ont vécu au Canada durant huit ans et qu’ils ont démontré un certain degré d’intégration à la société canadienne, comme en témoignent leurs antécédents professionnels, leur formation en anglais langue seconde et leur engagement communautaire, ainsi que les lettres de soutien au dossier. Cependant, après avoir examiné l’établissement des demandeurs au Canada de façon générale, je ne puis conclure qu’ils ont atteint un degré d’établissement exceptionnel au Canada.

[Non souligné dans l’original.]

[13] Les motifs ne montrent pas clairement pourquoi l’agent n’était pas satisfait du degré d’établissement des demandeurs.

[14] Si le fondement de la décision quant à l’absence de caractère exceptionnel est la déclaration de l’agent selon laquelle il y avait peu de renseignements sur la source de revenus de la famille entre 2012 et 2016, cela signifie que l’agent a écarté, sans explication raisonnable, les relevés d’emploi présentés par le demandeur indiquant qu’il avait occupé des emplois à divers moments en 2013, 2014 et 2015. L’agent ne semble pas avoir tenu compte du fait que le demandeur a suivi un programme de baccalauréat de quatre ans en administration des affaires pendant cette période ni du fait que la demanderesse a donné naissance à leur fille aînée en 2013. En outre, il a omis d’expliquer si, et en quoi, le manque de renseignements concernant la source de revenus de la famille entre 2012 et 2016 influait sur l’évaluation globale de l’établissement des demandeurs, alors qu’il avait reconnu que la famille subvenait à ses propres besoins depuis 2016.

[15] Si, par contre, la conclusion de l’agent est fondée sur la déclaration selon laquelle la lettre d’Alianza, un organisme hispano-canadien établi en Ontario, n’indiquait pas que les demandeurs avaient fait du bénévolat ou contribué à l’organisme, cela signifie que la conclusion de l’agent est contraire à la preuve. La lettre indique en effet que [traduction] « l’organisme est exploité uniquement par des bénévoles comme [les demandeurs] ».

[16] Enfin, si la conclusion de l’agent est fondée sur la déclaration selon laquelle l’interruption du travail bénévole des demandeurs ne perturberait pas ou ne gênerait pas les activités de l’église ou des autres organismes pour lesquels les demandeurs font du bénévolat, je ne suis pas convaincue que les dommages ou les inconvénients que subiraient ces organismes constituent un motif raisonnable pour appuyer la conclusion que les demandeurs n’ont pas atteint un degré d’établissement exceptionnel.

[17] Le défaut d’expliquer pourquoi l’établissement des demandeurs n’est pas [traduction] « exceptionnel », malgré les facteurs d’établissement favorables, m’amène à croire que l’agent a compris que les demandeurs étaient tenus de démontrer un degré d’établissement « exceptionnel » pour que leurs demandes soient accueillies. Je ne suis pas convaincu que ce terme a été employé simplement à des fins descriptives.

[18] Je reconnais qu’un décideur est présumé avoir soupesé et examiné l’ensemble de la preuve qui lui a été présentée (Florea c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF)) et qu’on ne s’attend pas à ce qu’il « tir[e] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‐il, qui a mené à [sa] conclusion finale » (Vavilov, au para 128; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16). Toutefois, dans les circonstances de l’espèce, je juge que la conclusion concernant l’établissement des demandeurs n’est pas suffisamment justifiée et transparente pour me convaincre que l’agent n’a pas intégré à l’analyse, à titre de critère juridique, l’exigence selon laquelle le degré d’établissement des demandeurs se devait d’être exceptionnel. Il est possible qu’au bout du compte, la question de l’établissement des demandeurs n’aurait pas été déterminante dans l’évaluation globale de toutes les considérations d’ordre humanitaire faite par l’agent. Toutefois, il ne m’appartient pas de trancher cette question.

[19] Par conséquent, pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision de l’agent ne satisfait pas à la norme de la décision raisonnable énoncée dans Vavilov.

[20] Il n’est pas nécessaire que je me penche sur les autres questions soulevées par les demandeurs.

[21] Ainsi, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

[22] Aucune question de portée générale n’a été proposée aux fins de certification, et je suis d’accord pour dire que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-248-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-248-21

INTITULÉ :

AHMED SALIM HERRERA RAMIREZ ET AUTRE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

le 27 JANVIER 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

la juge ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

le 28 MARS 2022

COMPARUTIONS :

Terry S. Guerriero

POUR LES DEMANDEURS

Margherita Braccio

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Terry S. Guerriero

Avocat

London (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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