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Date : 20220328


Dossier : IMM‑6374‑21

Référence : 2022 CF 419

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie‑Britannique), le 28 mars 2022

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

S.K.

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, citoyen des Fidji, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 24 août 2021 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] l’a débouté de son appel contre la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] portant qu’il n’a pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[2] Comme je l’explique davantage plus loin, la présente demande est rejetée parce que les arguments du demandeur ne portent pas atteinte au caractère raisonnable de la conclusion de la SAR selon laquelle celui‑ci pourrait jouir d’une protection adéquate de l’État s’il devait retourner aux Fidji.

II. Contexte

[3] Le demandeur a présenté une demande d’asile au Canada du fait de son ethnicité indo‑fidjienne et de son orientation sexuelle en tant qu’homosexuel. Dans sa décision de rejeter la demande, la SPR a conclu que le demandeur était crédible, mais qu’il n’avait pas réfuté la présomption selon laquelle les autorités fidjiennes pourraient le protéger. En appel, la SAR a retenu une nouvelle preuve, à savoir une preuve actualisée sur la situation dans le pays [la PSP], mais a convenu avec la SPR que le demandeur ne s’était pas acquitté de son fardeau de réfuter la présomption relative à la protection de l’État.

[4] La SAR a conclu que la PSP montrait l’existence de certaines lacunes quant à la protection de l’État, mais que le demandeur n’avait pas démontré d’une façon claire et convaincante qu’il ne pouvait pas obtenir une telle protection. Après avoir analysé à fond la PSP, la SAR a conclu que, selon celle‑ci, l’État fidjien disposait de la capacité de protéger ses citoyens (dont le demandeur) à la suite de plaintes de persécution et de discrimination du fait de l’orientation sexuelle ou de la race.

[5] La SAR s’est également penchée sur la question de savoir si le demandeur avait sollicité la protection de l’État et s’il avait épuisé toutes les voies de recours offertes. Elle a jugé que le demandeur avait sollicité l’aide de la police concernant des incidents criminels, mais n’avait rien signalé, à celle‑ci ou à une quelconque autorité de l’État, qui soit en lien avec de la discrimination en raison de son orientation sexuelle ou de son ethnicité indo‑fidjienne. Selon la SAR, la preuve n’établissait pas que la réponse de la police était inappropriée ou qu’elle le serait dans le futur. Elle a estimé que la préoccupation du demandeur selon laquelle les autorités ne répondraient pas d’une manière efficace à la persécution était fondée sur son opinion subjective et n’était pas étayée par des éléments de preuve objectifs. Elle a donc conclu qu’une protection adéquate de l’État serait disponible s’il la sollicitait.

III. Question en litige et norme de contrôle

[6] La seule question soulevée par le demandeur est de savoir si les conclusions tirées par la SAR sur la protection de l’État sont raisonnables. Comme il ressort de la formulation de la question, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

IV. Analyse

[7] Dans sa contestation du caractère raisonnable de la décision, le demandeur remet en cause la conclusion de la SAR selon laquelle il n’a pas réussi à réfuter la présomption relative à l’existence de la protection de l’État, notamment l’analyse de son défaut de la solliciter. Ses observations s’appuient largement sur les Directives numéro 9 : Procédures devant la CISR portant sur l’orientation et les caractères sexuels ainsi que l’identité et l’expression de genre [les Directives], lesquelles traitent des obstacles auxquels peuvent être confrontés certains types de demandeurs d’asile au cours du processus, y compris ceux dont la demande fait intervenir l’orientation sexuelle. Le demandeur plaide que la SAR n’a pas procédé à une analyse d’une manière conforme aux Directives.

[8] Plus précisément, le demandeur fait référence à l’explication prévue aux Directives sur les obstacles particuliers auxquels les demandeurs d’asile peuvent être confrontés dans la présentation d’éléments de preuve dans des dossiers mettant en jeu l’orientation et les caractères sexuels ainsi que l’identité et l’expression de genre [OCSIEG]. Il invoque également le fait que les demandeurs dont les OCSIEG doivent être pris en considération peuvent dissimuler leurs identités par méfiance, par crainte de représailles exercées par l’État ou par des acteurs non étatiques ou en raison d’incidents antérieurs de stigmatisation ou de violence. Il souligne également le fait que la PSP sur le traitement subi par ce type de demandeurs peut être limitée, voire inexistante. Les Directives établissent que le chevauchement des OCSIEG avec d’autres facteurs de marginalisation, dont la race ou l’ethnicité peut engendrer un risque accru de préjudice ainsi que des risques distincts et particuliers de préjudice, et notamment influer sur la possibilité qu’a un demandeur d’avoir recours à la protection de l’État. Les Directives mentionnent en outre, sur la protection de l’État, qu’il peut être déraisonnable de s’attendre à ce que les demandeurs dont les OCSIEG doivent être pris en considération sollicitent la protection de l’État, alors qu’ils ne révèlent pas leurs OCSIEG ou ne signalent pas les incidents de violence subis par crainte de représailles de la part d’acteurs relevant ou ne relevant pas de l’État.

[9] S’appuyant sur la directive énoncée au paragraphe 99 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], selon laquelle l’appréciation par une cour de justice du caractère raisonnable d’une décision administrative nécessite l’examen de la question de savoir si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci, le demandeur soutient que les Directives représentent une contrainte importante qui a une incidence sur la décision en l’espèce. Il invoque également l’explication formulée au paragraphe 14 de la décision Fi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1125, que l’existence de la persécution peut être établie par un examen du traitement de personnes qui sont dans une situation semblable à celle du demandeur et que celui‑ci n’a pas à prouver qu’il a été persécuté dans le passé.

[10] À la lumière de ce contexte jurisprudentiel, le demandeur invoque ses éléments de preuve sur l’intimidation et le harcèlement subis et la preuve des graves actes discriminatoires et de violence subis par ses amis à cause de leur orientation sexuelle, qui les a poussés au suicide. Il met aussi en relief un incident au cours duquel il a été chassé d’un abribus par une personne qui l’a invectivé en faisant référence à son ethnicité, et où il s’est réfugié dans un poste de police. Le demandeur explique que les policiers n’ont pas cru qu’il était pourchassé, et ce, même si certains agents de police étaient à l’extérieur du poste de police au moment de son arrivée et que, selon lui, ils devaient avoir vu son poursuivant.

[11] L’avocat du demandeur fait valoir que ces expériences personnelles, en sus de celles vécues par les amis de son client, créaient ensemble une crainte raisonnable de subir de la discrimination et une crainte des autorités fidjiennes, de sorte qu’il était raisonnable pour le demandeur de ne pas déployer d’efforts en vue de solliciter la protection de l’État contre la persécution qu’il allègue avoir subie à cause de son orientation sexuelle et de son ethnicité. L’avocat met également en exergue que la SPR a conclu que le témoignage du demandeur relatif à la série d’événements vécus aux Fidji était généralement crédible.

[12] À l’audience de la présente demande de contrôle judiciaire, chaque partie a porté à l’attention de la Cour les éléments de la PSP qui étayaient leur thèse sur la disponibilité d’une protection de l’État adéquate aux Fidji. Les deux parties ont convenu que la preuve est contradictoire. Selon le défendeur, compte tenu de la nature contradictoire de la preuve, du fait que la SAR a analysé à fond la preuve et qu’elle a conclu à l’existence d’une protection de l’État adéquate, la décision est raisonnable selon la norme de contrôle établie par l’arrêt Vavilov et il n’y a pas lieu pour la Cour d’intervenir. Le demandeur convient que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, mais soulève certaines préoccupations quant au traitement de la preuve par la SAR.

[13] Le demandeur aborde d’abord l’incident au cours duquel il a été chassé de l’abribus. Il reproche à la SAR son traitement de la preuve entourant cet événement. Celle‑ci a conclu que la preuve n’établissait pas que la réponse de la police était inadéquate ou qu’elle le serait dans le futur. La SAR a qualifié de confuse la description de l’incident faite par le demandeur et a refusé de voir l’incident comme signifiant que la réponse de la police avait été médiocre ou inadéquate, ou encore que le demandeur avait été ciblé en raison de son ethnicité ou de son orientation sexuelle. Le demandeur fait valoir que cette analyse ne s’accorde pas à la conclusion favorable sur sa crédibilité tirée par la SPR de laquelle la SAR n’avait aucune raison de se dissocier en appel.

[14] Je n’interprète pas cette section de la décision comme une conclusion défavorable relative à la crédibilité. La SAR a plutôt considéré que la preuve sur ce qui s’était effectivement produit était nébuleuse et a donc accordé peu de poids à l’incident pour ce qui concerne le ciblage du demandeur ou la disponibilité de la protection de l’État. J’estime qu’il n’y a rien de déraisonnable dans cette analyse.

[15] Le demandeur reproche également à la SAR d’avoir rejeté l’argument selon lequel l’autocensure de la presse aux Fidji empêche celle‑ci de faire des reportages sur la persécution fondée sur l’ethnicité et l’orientation sexuelle, ce qui réduit la portion de la PSP qui témoigne de l’absence de la protection de l’État contre ce type de persécution. La SAR a apprécié la PSP et n’a rien trouvé qui puisse étayer cette thèse. Toutefois, le demandeur soutient qu’il n’est pas sensé de s’attendre à ce qu’il démontre l’existence d’une telle autocensure, puisque par essence la censure porte atteinte à la disponibilité de cette preuve. Il prétend qu’une telle analyse va à l’encontre de ce que reconnaissent les Directives sur la difficulté inhérente d’assembler certains types d’éléments de preuve.

[16] Sur ce point, la SAR s’est penchée sur l’argument du demandeur mais n’a rien repéré dans la PSP qui témoigne d’une autocensure des médias associée à la persécution fondée sur l’ethnicité ou l’orientation sexuelle. La SAR a également tenu compte du fait que la preuve documentaire du demandeur était constituée d’articles de presse fidjiens sur les droits de la personne et sur des préoccupations propres à la communauté LGBTQ. Je retiens l’argument du demandeur que l’existence de certains articles sur le sujet ne signifie pas que de l’autocensure sur d’autres sujets possibles n’a pas eu lieu. Cependant, je conviens avec le défendeur qu’on ne peut reprocher à la SAR de s’être fiée aux seuls éléments de preuve dont elle disposait.

[17] De plus, en ce qui concerne la PSP sur l’inconduite policière, le demandeur fait remarquer que la SAR a constaté que la lenteur du processus judiciaire a contribué à l’émergence d’une impression d’impunité dans les dossiers d’abus policiers. Néanmoins, la SAR a conclu que l’inconduite policière faisait l’objet d’une enquête et était sanctionnée. Le demandeur souligne que cette analyse fait abstraction du fait que, si la lenteur du processus judiciaire nourrit une impression d’impunité, il était raisonnable pour lui de ne pas solliciter la protection de l’État par crainte de l’inconduite policière.

[18] J’estime que cet argument est peu convaincant. La SAR explique que la preuve concernant les abus et l’inconduite de la police portait sur des actes perpétrés contre des accusés ou des personnes soupçonnées d’avoir commis un crime. Elle a conclu qu’il n’y avait pas de preuve que les personnes signalant des crimes à la police fidjienne (soit la situation du demandeur) étaient la cible d’abus ou d’inconduites.

[19] En ce qui a trait à la Commission fidjienne des droits de la personne et de lutte contre la discrimination [la Commission], le demandeur fait observer que le rapport de 2020 du Département d’État des États‑Unis décrit ce tribunal comme étant progouvernemental et généralement réticent à aborder les questions politiques controversées sur les droits de la personne. Selon la SAR, la preuve ne permettait pas de conclure que la Commission est inefficace sur le plan opérationnel ou qu’elle n’instruirait pas une plainte de discrimination si le demandeur décidait d’en déposer une. Le demandeur affirme que la SAR a commis une erreur en se fondant sur l’auto‑évaluation du tribunal pour parvenir à cette conclusion.

[20] Je ne trouve aucune erreur susceptible de contrôle dans la manière dont la SAR a apprécié cet élément de la PSP. Bien que la SAR ait tenu compte de l’auto‑évaluation de la Commission, elle s’est également appuyée sur le rapport de 2020 du Département d’État des États‑Unis soumis par le demandeur et a conclu que celui‑ci ne comportait pas de critiques sérieuses relatives à l’efficacité opérationnelle du tribunal. Comme le soutient le défendeur, rien dans la preuve du demandeur ne montre directement que le tribunal n’est pas préparé à instruire les plaintes de discrimination ou de persécution fondées sur l’orientation sexuelle ou la race.

[21] Le demandeur ajoute également que l’analyse de la SAR met de côté le fait que cette preuve renforce la crédibilité de sa méfiance dans la capacité des autorités fidjiennes de le protéger contre la discrimination assimilable à de la persécution. Il fait valoir que ces éléments de preuve correspondent à des portions de la PSP qui sont favorables à sa thèse et qui, jumelées à ses expériences personnelles, forment le point d’ancrage de sa crainte subjective de solliciter la protection des autorités étatiques. Le demandeur se réfère à l’explication du juge Norris au paragraphe 20 de la décision A.B. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1339 [AB], selon laquelle le fait que le demandeur doive mettre sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace d’un État, simplement pour démontrer cette inefficacité, irait à l’encontre de l’objet de la protection internationale.

[22] À mon avis, cet argument néglige un élément fondamental de l’analyse de la SAR, à savoir que la crainte subjective des autorités étatiques du demandeur ne suffit pas à réfuter la présomption relative à la protection de l’État, étant donné que l’existence de celle‑ci est prouvée objectivement. L’analyse de la SAR ne va pas à l’encontre du principe énoncé dans la décision AB. En effet, la SAR a conclu, compte tenu de la preuve objective, que si le demandeur éprouvait une crainte réelle des autorités, il ne se mettait pas vraiment en péril en sollicitant leur protection dont la SAR a reconnu l’existence, selon la prépondérance des probabilités.

[23] Comme je l’ai précédemment fait remarquer, la thèse du demandeur se fonde surtout sur sa crainte de la brutalité policière, jumelée au témoignage de ses expériences personnelles, y compris le suicide de ses amis par suite de la discrimination et de la violence subies en raison de leur orientation sexuelle, qui a eu un effet dévastateur sur le demandeur. Cependant, bien que la SAR semble avoir retenu que le demandeur croit sincèrement que la police et les autres agences de l’État ne répondraient pas efficacement à de la discrimination constituant de la persécution, ni le témoignage du demandeur sur son vécu ni la PSP ne minent le caractère raisonnable de la conclusion de la SAR selon laquelle cette croyance subjective n’est pas objectivement fondée.

[24] Enfin, bien que le demandeur n’ait pas trop insisté sur ce point durant sa plaidoirie, ses observations écrites avancent que la SAR a omis d’apprécier les aspects de nature intersectionnelle de sa demande, comme le fait qu’il redoute la persécution fondée à la fois sur son orientation sexuelle et son ethnicité, alors que cette intersectionnalité était au cœur de sa thèse sur l’impossibilité de se prévaloir de la protection de l’État. Cependant, comme le soutient le défendeur, il est manifeste que la SAR savait que le demandeur alléguait être en danger du fait qu’il était un Indo‑Fidjien homosexuel et qu’elle a tenu compte des deux volets de ses craintes tout comme de la PSP pertinente à ceux‑ci. Je conviens avec le défendeur que l’argument du demandeur n’est pas clair quant à la manière dont il estime que la nature intersectionnelle ou cumulative de sa demande entache sa capacité de bénéficier de la protection de l’État. Je ne trouve pas d’erreur susceptible de contrôle dans cet argument.

[25] Puisque je n’ai décelé aucune raison permettant de conclure que la décision est déraisonnable, j’estime que la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune question ne sera énoncée.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑6374‑21

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Semra Denise Omer


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6374‑21

INTITULÉ :

S.K. C LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 MARS 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 28 MARS 2022

COMPARUTIONS :

Deanna L. Okun‑Nachoff

POUR LE DEMANDEUR

Alexander Menticoglou

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

McCrea Immigration Law LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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