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Date : 20220325


Dossier : IMM-1068-21

Référence : 2022 CF 396

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 25 mars 2022

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

ROBERTO ALCIDES HUENALAYA MURILLO

MARIANA AYUDANTE SALVATIERRA

ALESSANDRO VALENTINO HUENALAYA AYUDANTE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Contexte

[1] Les demandeurs, Roberto Alcides Huenalaya Murillo, son épouse, Mariana Ayudante Salvatierra, et leur fils mineur, Alessandro Valentino Huenalaya Ayudante, sont des citoyens du Pérou. Ils allèguent qu’ils ont fui le Pérou et sont venus au Canada parce qu’ils craignaient qu’un gang criminel s’en prenne à eux.

[2] Les demandeurs vivaient à Lima, au Pérou, où ils étaient propriétaires d’une entreprise qui proposait des voitures de location et des services de chauffeur. Un cousin de la demanderesse possédait une entreprise semblable à Trujillo, au Pérou. En février 2019, le cousin de la demanderesse a été enlevé puis libéré contre le paiement d’une rançon. En mai 2019, le demandeur a accepté un contrat exigeant qu’il quitte Lima pour effectuer un ramassage à Barranca suivi d’une livraison à Trujillo, où il a été enlevé. Il a été libéré le lendemain à Trujillo après qu’une rançon eut été versée. Pendant la séquestration du demandeur, ses ravisseurs ont menacé de le tuer s’il refusait de blanchir de l’argent pour leur compte.

[3] Après son enlèvement, le demandeur a tenté de signaler l’incident dont il avait été victime ainsi que les pressions exercées sur lui, mais sa démarche est restée vaine, car les policiers lui ont répondu que de tels événements survenaient fréquemment à Trujillo. Le demandeur est rentré à Lima avec l’aide de son père. Le 8 juin 2019, le demandeur a reçu un appel anonyme au cours duquel son interlocuteur lui a dit qu’il avait aggravé la situation en s’adressant à la police et lui a demandé de l’argent.

[4] Les demandeurs ont obtenu des visas pour les États-Unis en 2018 et en 2019, mais ils ont plutôt décidé de venir au Canada. Le 14 août 2019, les demandeurs se sont envolés pour New York, mais n’ont pas déposé de demande d’asile une fois arrivés aux États-Unis. Le 12 septembre 2019, les demandeurs ont traversé la frontière pour entrer au Canada, où ils ont demandé asile.

[5] Les parents du demandeur ainsi que ses deux filles nées d’une union antérieure vivent à Lima, au Pérou, et les trois membres de sa fratrie résident au Pérou, en Espagne et à New York. Les parents et les trois sœurs de la demanderesse habitent à Lima, au Pérou, tandis que son frère vit à Ventanilla, au Pérou.

[6] Le 1er juillet 2020, la Section de protection des réfugiés [SPR] a rejeté la demande d’asile présentée par les demandeurs. La question déterminante dans le cadre de cette demande concernait la possibilité d’un refuge intérieur [PRI], et la SPR a conclu que les demandeurs disposaient d’une PRI à Arequipa, au Pérou.

[7] Les demandeurs ont interjeté appel de cette conclusion et, le 26 janvier 2021, la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a confirmé la décision de la SPR portant que les demandeurs n’ont pas qualité de personnes à protéger puisqu’ils disposent d’une PRI à Arequipa [la décision].

[8] Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision, et ils demandent qu’elle soit annulée et que l’affaire soit renvoyée à un autre commissaire de la SAR afin qu’il rende une nouvelle décision.

II. Question en litige et norme de contrôle

[9] La question fondamentale qui doit être tranchée dans le cadre de la présente demande consiste à savoir s’il était raisonnable que la SAR conclue que les demandeurs n’avaient pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils risquaient sérieusement d’être persécutés à Arequipa, et qu’elle juge que, compte tenu de l’ensemble des circonstances, il ne serait pas déraisonnable qu’ils s’installent à Arequipa s’ils devaient retourner au Pérou.

[10] Les parties conviennent que la norme de contrôle qui s’applique est celle du caractère raisonnable, comme nous l’enseigne l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100). Lorsque « la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et [qu’elle est justifiée] au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur [elle] », la cour de révision ne peut la remplacer par une décision dont elle aurait préféré l’issue (Vavilov, au para 99).

[11] Les cours de révision doivent également s’abstenir « d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur », et, à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas ses conclusions de fait (Vavilov, au para 125). Par ailleurs, l’arrêt Vavilov enseigne que « [l]e décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui ont une incidence sur sa décision et celle-ci doit être raisonnable au regard de ces éléments » (au para 126).

III. Analyse

[12] Le critère permettant d’évaluer la viabilité d’une PRI comporte deux volets. Pour conclure à l’existence d’une PRI, chacun des deux volets doit être respecté. Le premier volet consiste à s’assurer qu’il n’existe pas de possibilité sérieuse, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur d’asile soit persécuté dans la région où se situe la PRI proposée. Le second volet exige que la situation dans la région identifiée soit telle qu’il ne serait pas déraisonnable, à la lumière de toutes les circonstances en cause, y compris la situation personnelle du demandeur d’asile, que ce dernier s’y réfugie (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CAF) aux p 597-598; Leon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 428 au para 9 [Leon]; Mora Alcca c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 236 au para 5 [Mora Alcca]; Souleyman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 708 au para 17).

[13] Il appartient au demandeur d’asile de prouver que la possibilité de refuge intérieur est déraisonnable, et non au défendeur ou à la SAR d’expliquer pourquoi elle le serait (Jean Baptiste c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1106 au para 21). Comme l’indique le juge Leblanc dans la décision Mora Alcca, il s’agit d’un fardeau très exigeant :

[14] Je suis conscient que le fardeau de démontrer qu’une PRI est déraisonnable dans un cas donné, fardeau qui incombe au demandeur d’asile, est très exigeant. En effet, il lui faut démontrer rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril sa vie et sa sécurité là où il pourrait se relocaliser. La preuve qu’il doit apporter à cet égard doit être réelle et concrète. [Renvois omis.]

[14] En règle générale, la crainte de ne pas pouvoir trouver un emploi convenable ne suffit pas pour écarter une PRI par ailleurs viable, réaliste et abordable (Mora Alcca, au para 15).

[15] Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que les demandeurs disposaient d’une PRI à Arequipa. Ils affirment que leurs ravisseurs seront en mesure de les suivre à la trace dans tout le pays. Selon les demandeurs, dès qu’ils postuleront à des emplois, feront des achats en ligne, consulteront le moteur de recherche Google ou vérifieront les prévisions météo en ligne, les ravisseurs pourront les retrouver grâce à l’outil de géolocalisation intégré à leurs téléphones intelligents. Les demandeurs allèguent que, par conséquent, ils devront rester confinés chez eux et ne pourront communiquer avec leur famille ou leurs amis au Pérou, ni avec qui que soit.

[16] Les demandeurs affirment que la décision Cejudo Hernandez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1019 [Cejudo Hernandez] étaye l’argument selon lequel il serait possible de les retrouver n’importe où au Pérou. Ils s’appuient également sur la décision Leon pour affirmer que les cartels ont la capacité de traquer quelqu’un sur tout le territoire d’un pays. Je souligne que ces deux précédents concernaient des demandeurs d’asile originaires du Mexique, et non du Pérou.

[17] Le défendeur soutient que la SAR pouvait raisonnablement conclure, compte tenu des éléments de preuve dont elle disposait, que les demandeurs n’avaient pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il serait déraisonnable qu’ils se réinstallent à Arequipa. Il souligne que les demandeurs n’ont pas identifié leurs persécuteurs, n’ont pas précisé qu’un cartel était en cause et n’ont pas démontré que les persécuteurs possédaient la capacité ou la volonté de les retrouver à Arequipa.

[18] Le défendeur s’oppose à ce que les demandeurs avancent des arguments relatifs aux médias sociaux, à leur utilisation de l’Internet et à la possibilité qu’ils soient repérés au moyen de la géolocalisation, car ces arguments n’ont pas été présentés devant la SAR, et aucun élément de preuve étayant ces arguments n’a été versé au dossier. À l’audience, les demandeurs ont reconnu qu’il n’existait aucun élément de preuve au dossier à ce sujet.

[19] Je conviens avec le défendeur que le dossier ne contient aucun élément de preuve étayant l’argument des demandeurs voulant qu’ils puissent être retrouvés par le biais du système de géolocalisation intégré à leur téléphone intelligent. De plus, je suis d’avis qu’il est inopportun d’invoquer la décision Cejudo Hernandez. Dans cette décision, la Cour a souligné que le demandeur avait fourni des éléments de preuve illustrant la procédure à suivre pour retrouver quelqu’un au Mexique en exploitant le système de sécurité sociale nationale, plus précisément en obtenant son numéro de sécurité sociale (para 37). En l’espèce, il n’existe aucune preuve au dossier démontrant que les ravisseurs soient en mesure de suivre cette même procédure au Pérou ou qu’ils aient la volonté de le faire.

[20] Je partage l’avis du défendeur selon lequel les demandeurs ne se sont pas acquittés de leur fardeau de démontrer que les ravisseurs avaient le pouvoir d’influence, l’intérêt et la volonté nécessaires pour les retrouver à Arequipa. Après son changement de numéro de téléphone à la suite de l’appel anonyme reçu en août 2019, le demandeur n’a eu aucun contact avec les ravisseurs. Le défendeur met en relief le fait que les parents et les deux filles du demandeur, ainsi que les parents et les trois sœurs de la demanderesse vivent tous à Lima. Or, le dossier ne comporte aucun élément de preuve indiquant que les ravisseurs aient cherché à contacter, retrouver ou menacer les demandeurs depuis leur départ, ou qu’ils aient tenté de communiquer avec les membres de leur famille respective. Étant donné que des membres de la famille des demandeurs résident au Pérou et que personne n’ait continué à essayer de retrouver les demandeurs, il était raisonnable que la SAR conclue que les ravisseurs ne pouvaient ni ne voulaient les retrouver, compte tenu de l’absence de preuve contraire.

[21] En ce qui concerne le deuxième volet du critère, je conclus que la SAR a raisonnablement tenu compte de toutes les circonstances de l’espèce, y compris celles qui sont propres aux demandeurs, lorsqu’elle a cherché à savoir s’il n’était pas déraisonnable que les demandeurs se réfugient à Arequipa. La SAR a pris en considération le fait que les demandeurs adultes sont instruits, possèdent une expérience de travail appréciable et parlent espagnol. La SAR a également fait observer que le demandeur avait confirmé, lors de son témoignage devant elle, qu’il serait en mesure de trouver un emploi à Arequipa.

IV. Conclusion

[22] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la SAR n’a commis aucune erreur lorsqu’elle a jugé que les demandeurs disposaient d’une PRI à Arequipa. Ni l’une ni l’autre des parties ne propose de question de portée générale à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1068-21

LA COUR STATUE que :

  1. la demande de contrôle judiciaire présentée par les demandeurs est rejetée;

  2. l’affaire ne soulève aucune question à certifier.

« Vanessa Rochester »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1068-21

INTITULÉ :

ROBERTO ALCIDES HUENALAYA MURILLO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec), PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 maRS 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

lA juge ROCHESTER

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 25 MARS 2022

 

COMPARUTIONS :

Me Juan Cabrillana

POUR LES DEMANDEurs

Me Annie Flamand

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Juan Cabrillana

Gatineau (Québec)

POUR LES DEMANDEurs

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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