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Date : 20220412


Dossier : IMM‑3181‑20

Référence : 2022 CF 532

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 avril 2022

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

MOHAMMED QASIM M S AL KHAYYAT

IBTISSEM MOSTFAOUI

QASSIM AL KHAYYAT

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Mohammed Qasim M S Al Khayyat, son épouse Ibtissem Mostfaoui et leur fils mineur Qassim Al Khayyat [collectivement, les demandeurs] sollicitent le contrôle judiciaire de la décision d’un agent de migration [l’agent] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada à l’ambassade du Canada à Abou Dhabi, aux Émirats arabes unis, par laquelle leur demande de visas de résident permanent fondée sur le sous‑alinéa 139(1)d)(i) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le RIPR] a été rejetée.

[2] M. Al Khayyat est un citoyen irakien. Son épouse et son fils sont tous deux citoyens algériens. L’agent a conclu que M. Al Khayaat serait admissible à la résidence temporaire en Algérie, et qu’il serait éventuellement admissible à la citoyenneté après sept ans de résidence. L’agent a donc conclu que M. Al Khayyat avait une possibilité raisonnable, dans un délai raisonnable, de trouver une solution durable en Algérie.

[3] L’agent a conclu de façon déraisonnable que l’Algérie était le pays de « résidence habituelle » de M. Al Khayyat au sens du sous‑alinéa 139(1)d)(i) du RIPR. Par ailleurs, l’agent n’a pas examiné de manière significative l’objectif central de la demande de réinstallation de M. Al Khayyat au Canada, à savoir son désir de retrouver son père âgé et d’autres membres de sa famille au pays. Puisqu’il avait admis que les demandeurs avaient fait l’objet d’une recommandation en vue de la réinstallation au Canada par le Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [le HCR], l’agent était tenu de fournir une explication pour le rejet de cette recommandation. Il a omis de le faire.

[4] La demande de contrôle judiciaire sera donc accueillie.

II. Contexte

[5] Les demandeurs ont présenté une demande le 27 septembre 2017 afin d’être parrainés en tant que réfugiés au Canada. M. Al Khayyat a affirmé craindre avec raison d’être persécuté en Irak en tant que musulman sunnite vivant à Basrah, où la majorité des résidents sont des musulmans chiites. Aucun des demandeurs n’a affirmé craindre d’être persécuté en Algérie.

[6] M. Al Khayyat et son épouse ont été interrogés à Abou Dhabi à deux reprises, à savoir le 20 novembre 2017 et le 18 novembre 2019. Lors de la deuxième entrevue, il a été demandé à M. Al Khayyat de se prononcer sur la possibilité d’une solution durable en Algérie. Selon les notes de l’agent dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC], M. Al Khayyat a reconnu que son épouse est une citoyenne algérienne et qu’il serait potentiellement admissible à la résidence, et éventuellement à la citoyenneté, dans ce pays. Toutefois, il a déclaré qu’il souhaitait vivement être réinstallé au Canada : [traduction] « Le reste de ma famille est au Canada, je veux aller vivre avec ma famille là‑bas ».

[7] Le 17 mai 2020, l’agent a rejeté la demande de visa de résident permanent des demandeurs fondée sur le sous‑alinéa 139(1)d)(i) du RIPR, qui est libellé comme suit :

139 (1) Un visa de résident permanent est délivré à l’étranger qui a besoin de protection et aux membres de sa famille qui l’accompagnent si, à l’issue d’un contrôle, les éléments suivants sont établis:

139 (1) A permanent resident visa shall be issued to a foreign national in need of refugee protection, and their accompanying family members, if following an examination it is established that

[…]

d) aucune possibilité raisonnable de solution durable n’est, à son égard, réalisable dans un délai raisonnable dans un pays autre que le Canada, à savoir:

(i) soit le rapatriement volontaire ou la réinstallation dans le pays dont il a la nationalité ou dans lequel il avait sa résidence habituelle, […]

[…]

(d) the foreign national is a person in respect of whom there is no reasonable prospect, within a reasonable period, of a durable solution in a country other than Canada, namely

(i) voluntary repatriation or resettlement in their country of nationality or habitual residence […]

[8] Le sous‑alinéa 139(1)d)(ii) du RIPR précise qu’une demande de visa de résident permanent peut également être rejetée lorsqu’il existe une possibilité raisonnable, dans un délai raisonnable, de trouver une solution durable dans un pays autre que le Canada en raison d’une « réinstallation ou une offre de réinstallation dans un autre pays ». Cependant, il ressort clairement de la lettre de rejet et des notes de l’agent versées au SMGC que la demande a été rejetée sur le fondement du sous‑alinéa 139(1)d)(i) du RIPR, et non sur le fondement du sous‑alinéa 139(1)d)(ii).

[9] L’agent a conclu que [traduction] « la résidence permanente en soi n’existe pas en Algérie », mais qu’un conjoint étranger peut demander un permis de résidence temporaire pour une durée de deux à trois ans, et peut éventuellement demander la citoyenneté après sept ans de résidence en Algérie. L’agent a donc conclu que M. Al Khayyat avait une [traduction] « perspective raisonnable, dans un délai raisonnable, de trouver une solution durable en Algérie ».

III. La question en litige

[10] La seule question soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire est de savoir si la décision de l’agent était raisonnable.

IV. Analyse

[11] La décision de l’agent est susceptible de contrôle par la Cour au regard de la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 10). La Cour n’intervient que si elle est convaincue que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[12] Les notes de l’agent consignées dans le SMGC font partie de la décision faisant l’objet du contrôle (Ebrahimshani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 89 au para 5).

[13] M. Al Khayyat n’est pas un citoyen algérien. On ne peut pas non plus raisonnablement décrire l’Algérie comme son pays de résidence habituelle. Le passeport de M. Al Khayyat montre qu’il n’a visité l’Algérie que deux fois, pendant environ deux semaines chaque fois, ce qui représente moins de 30 jours au total. La première fois, c’était lorsqu’il a épousé Mme Mostfaoui et la deuxième fois, c’était à la naissance de leur fils.

[14] Le conseil des demandeurs n’a pu trouver aucune jurisprudence concernant la signification de la résidence habituelle au sens du sous‑alinéa 139(1)d)(i) du RIPR. Dans d’autres contextes, le terme a été interprété comme signifiant un pays dans lequel un demandeur a une période significative de résidence de facto (Qassim c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 226 au para 40). La durée et la nature du séjour dans un pays sont des facteurs essentiels à prendre en compte.

[15] Dans la décision Maarouf c Canada ( Ministre de l’Emploi et de l’Immigration ), [1994] 1 CF 723, le juge Bud Cullen a décrit la « la résidence habituelle » comme une relation avec un État qui est, en général, comparable à celle qui existe entre un citoyen et son pays de nationalité. Bien qu’il ne soit pas nécessaire de résider dans un pays pendant une période déterminée, une personne doit pouvoir démontrer qu’elle « y a établi sa demeure ou le centre de ses intérêts ».

[16] L’avocate du défendeur reconnaît que l’agent a probablement commis une erreur en se fondant sur le sous‑alinéa 139(1)d)(i) du RIPR, plutôt que sur le sous‑alinéa 139(1)d)(ii). Néanmoins, le défendeur affirme qu’il incombe au demandeur d’établir qu’il n’existe pas de perspective raisonnable de solution durable dans un autre pays (Shahbazian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 680 au para 33, citant Al‑Anbagi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 273 au para 16). Le défendeur souligne que M. Al Khayyat a reconnu qu’il serait peut‑être admissible à la résidence permanente en Algérie, mais qu’il préférait venir au Canada pour être réuni avec sa famille.

[17] Même si le résultat d’une décision pourrait être raisonnable dans des circonstances différentes, il n’est pas loisible à la cour de révision de faire abstraction du fondement erroné de la décision et d’y substituer sa propre justification du résultat. Autoriser une cour de révision à agir ainsi reviendrait à permettre à un décideur de se dérober à son obligation de justifier, de manière transparente et intelligible pour la personne visée, le fondement pour lequel il est parvenu à une conclusion donnée (Vavilov, au para 96).

[18] M. Al Khayyat n’a jamais fait de l’Algérie sa résidence ou le centre de ses intérêts. Le rejet par l’agent de la demande de réinstallation des demandeurs au Canada a clairement été fait sur le fondement du sous‑alinéa 139(1)d)(i) du RIPR, qui se limite à la réinstallation dans un pays dont le demandeur a la nationalité et/ou dans lequel il a sa résidence habituelle, plutôt que dans un pays tiers. La Cour ne peut faire abstraction du fondement erroné de la décision ou y substituer sa propre justification du résultat. La demande de contrôle judiciaire doit être accueillie pour ce seul motif.

[19] Les demandeurs reconnaissent que la réunification familiale n’est pas un facteur déterminant. Toutefois, rien dans les notes de l’agent versées au SMGC n’indique que l’agent s’est penché sur cet aspect central de leur demande de réinstallation au Canada. Au moment de son entrevue, le père de M. Al Khayyat, Qasim, sa sœur Zahra et son frère Al Hussein avaient été admis au Canada comme réfugiés, tandis que les demandes d’asile de son frère Omar et de sa mère Reham étaient en cours de traitement.

[20] Le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise (Vavilov, au para 128). À cet autre égard, la décision de l’agent était déraisonnable.

[21] Enfin, l’agent n’a pas justifié sa décision de s’écarter de la recommandation du HCR de procéder à la réinstallation des demandeurs au Canada. Bien que le dossier ne soit pas entièrement clair, les notes de l’agent dans le SMGC du 21 novembre 2017 indiquent que [traduction] « le(s) demandeur(s) comprend [comprennent] que leur dossier a été transmis au Canada par le HCR ».

[22] Selon les instructions et lignes directrices opérationnelles publiées par le gouvernement du Canada, « [l]e HCR recommande normalement des réfugiés au Canada en vue de leur réinstallation uniquement s’il détermine qu’ils ne disposent d’aucune autre solution durable dans un délai raisonnable » (REF‑OVS‑4‑5 : Une autre solution durable hormis la réinstallation au Canada). Également, dans le même document, « [u]ne recommandation par le HCR constitue un bon indicateur que l’intégration locale n’est pas une option ».

[23] Les agents de migration doivent expliquer dans leurs évaluations pourquoi ils ne souscrivent pas à la recommandation du HCR concernant la réinstallation des réfugiés au Canada. Ils ne sont pas tenus de suivre aveuglément les recommandations du HCR, mais ils doivent en tenir compte. À moins qu’un agent de migration n’explique pourquoi une désignation par le HCR n’est pas suivie, la Cour n’a aucun moyen de savoir si cette considération hautement pertinente a été prise en compte (Ghirmatsion c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 519 au para 58).

[24] Dans la décision Amanuel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 662, le juge Andrew Little s’est penché sur l’abondante jurisprudence de la Cour concernant la signification de la désignation du HCR et a fourni le résumé suivant des principes juridiques applicables (aux para 51‑55) :

A. le statut de réfugié conféré à un demandeur par le HCR est important, mais non déterminant;

B. l’agent doit se prononcer sur le fond de la demande d’asile selon le droit canadien, en s’appuyant sur la preuve versée dans le dossier. Ce faisant, l’agent peut évaluer la crédibilité du demandeur d’asile;

C. pour rendre sa décision, l’agent doit prendre en considération la décision du HCR. Si l’agent ne partage pas la décision du HCR, il doit expliquer pourquoi;

D. l’agent commet une erreur justifiant l’infirmation de sa décision s’il ne mentionne pas, dans sa décision ou dans ses notes consignées au SMGC, le statut du demandeur au sein du HCR;

E. si la Cour, après examen de la décision motivée de l’agent, juge manifeste que (i) l’agent était informé du statut de réfugié conféré au demandeur par le HCR; (ii) l’agent a fait une évaluation détaillée de la demande d’asile selon le droit canadien; et (iii) ce faisant, l’agent a expliqué pourquoi le statut conféré par le HCR n’a pas été suivi, alors la Cour peut conclure que la décision de l’agent était raisonnable. L’appréciation que fait l’agent de la crédibilité du demandeur peut contenir l’explication requise de la raison pour laquelle le statut conféré par le HCR n’a pas été suivi.

[25] Aucune question en matière de crédibilité ne se pose en l’espèce. Le fait que l’agent ait reconnu que les demandeurs avaient faits l’objet d’une recommandation par le HCR en vue d’une réinstallation au Canada, mais qu’il n’ait pas fourni d’explication pour le rejet de cette recommandation, rend également la décision déraisonnable.

V. Conclusion

[26] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie, et l’affaire sera renvoyée à un autre agent de migration pour nouvelle décision, conformément aux présents motifs. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier aux fins d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent de migration pour nouvelle décision, conformément aux motifs du jugement.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Marie‑France Blais, L.L. B., traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3181‑20

 

INTITULÉ :

MOHAMMED QASIM M S AL KHAYYAT, IBTISSEM MOSTFAOUI et QASSIM AL KHAYYAT c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE ENTRE tORONTO ET OTTAWA (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 6 AVRIL 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 AVRIL 2022

 

COMPARUTIONS :

Luke McRae

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Laoura Christodoulides

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bondy Immigration Law

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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