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Date : 20220414


Dossier : IMM-3889-21

Référence : 2022 CF 541

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 14 avril 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

DAVID GITHUKA KAIYAGA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Monsieur David Githuka Kaiyaga [le demandeur] sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté sa demande d’asile à l’égard du Kenya [la décision]. La SAR a souscrit à la conclusion de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger aux termes de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, au motif qu’il n’était pas crédible.

[2] Le demandeur fait valoir que la SAR s’est fondée de manière déraisonnable sur plusieurs incohérences et n’a pas tenu compte des documents corroborants dont elle disposait. Le défendeur soutient que le demandeur répète les arguments qu’il a présentés devant la SAR et qu’il demande à la Cour d’apprécier la preuve à nouveau.

[3] Je conclus que la décision est raisonnable et je rejette la présente demande.

II. Contexte

A. Le contexte factuel

[4] Le demandeur est un citoyen du Kenya. Il a fui le Kenya le 17 mars 2019 et a présenté sa demande d’asile au Canada le même mois. Le demandeur allègue avoir été persécuté au Kenya en raison de fausses rumeurs selon lesquelles il serait homosexuel, rumeurs qui auraient été propagées par le gang Mungiki et un cousin riche et bien placé du président du Kenya nommé John Muhoho. Les allégations du demandeur sont résumées ci-dessous.

[5] En 2006, le demandeur travaillait à Ongata Rongai lorsqu’il a été enlevé et torturé par le gang Mungiki. Il s’est échappé et a fui vers Gachie, sa ville natale. Le gang Mungiki l’y a retrouvé. Le demandeur s’est alors installé plus loin pour quelques années. Après que le gouvernement eut pris des mesures de répression contre le gang Mungiki en 2009, le demandeur est retourné à Ongata Rongai, puis à Gachie où il a travaillé comme chauffeur de taxi. Il a fondé sa propre compagnie de taxi, et a ensuite acheté un « matatu » (un minibus de 14 places). Il s’est également marié, et le couple a actuellement deux enfants.

[6] Pour pouvoir exploiter son matatu, le demandeur devait s’inscrire auprès du « Sacco », un organisme de réglementation des itinéraires de matatu. Il a rencontré des membres du Sacco en septembre 2018, et a reconnu l’un d’entre eux, à savoir M. Muhoho, l’homme qui avait dirigé le gang Mungiki qui l’avait enlevé plus de dix ans auparavant. Il a trouvé une excuse pour partir, et a couru jusqu’à un poste de police local, où il a raconté son enlèvement en 2006 et sa rencontre ce jour-là avec M. Muhoho. La police a dit au demandeur que M. Muhoho était un membre de la famille Kenyatta du Kenya. M. Muhoho a ensuite été convoqué au poste de police, où il a reconnu avoir accosté le demandeur à Ongata Rongai en 2006, mais a déclaré qu’il l’avait fait parce que le demandeur avait incité des élèves d’une école secondaire locale à commettre des actes d’homosexualité, et que le but de leur récente rencontre était de l’avertir de ne pas faire de même à Nairobi. La police a semblé croire M. Muhoho et a giflé le demandeur, avant de relâcher les deux hommes et de déclarer qu’elle allait poursuivre son enquête.

[7] Des rumeurs ont circulé dans la ville selon lesquelles le demandeur était homosexuel, alors il est parti, et est resté à l’écart jusqu’en novembre 2018, lorsque les rumeurs se sont calmées. La nuit suivant son retour, le 11 novembre 2018, son domicile a été pris d’assaut par un groupe d’hommes masqués, qui l’ont violemment battu et ont dit qu’il avait embêté M. Muhoho. Les assaillants ont pris la fuite lorsque les cris de sa femme ont alerté les voisins. Le demandeur a été hospitalisé pendant trois jours à la suite de cette attaque.

[8] Après son congé de l’hôpital, le demandeur a signalé l’agression à la police afin d’obtenir un rapport, lequel était nécessaire pour que les frais de son traitement hospitalier lui soient remboursés. À son arrivée au poste de police le 19 novembre 2018, le demandeur a été arrêté, accusé de crimes à caractère homosexuel et emprisonné. M. Muhoho était présent lors de la première audience du tribunal et il a témoigné contre le demandeur.

[9] Le frère du demandeur a réussi à faire retirer les accusations et à obtenir sa libération avec un gros pot-de-vin, dont l’argent provenait du produit de la vente du matatu du demandeur et d’un prêt. Le demandeur a été libéré le 28 novembre 2018. Il s’est caché et, avec l’aide d’un agent, a obtenu un visa pour le Canada, où il s’est enfui en mars 2019, laissant sa femme et ses enfants au Kenya.

B. La décision de la SPR

[10] Le 10 novembre 2020, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur, au motif qu’il manquait de crédibilité. La SPR a conclu que la présomption de véracité des témoignages énoncée dans la décision Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CAF) avait été réfutée en raison de plusieurs incohérences concernant : 1) la date d’une lettre de l’hôpital où il a été traité, 2) le moment où il a compris que les accusations portées contre lui étaient liées à l’homosexualité, 3) s’il a pu signer des documents en prison, et 4) le récit à son entrevue au point d’entrée par rapport à ce qui figure dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA]. La SPR a conclu qu’il n’était pas crédible en ce qui concerne son hospitalisation, son emprisonnement ou ses procédures judiciaires.

C. La décision faisant l’objet du contrôle

[11] Le 14 mai 2021, la SAR a confirmé la décision de la SPR après avoir conclu que, à une exception près, la SPR n’avait pas commis d’erreur en relevant l’existence d’incohérences qui minaient la crédibilité du demandeur ni en ne tenant pas compte de la preuve documentaire. En revanche, la SAR n’a pas souscrit à l’appréciation par la SPR des incohérences liées à la connaissance qu’avait le demandeur des accusations portées contre lui, que la SAR a jugées mineures et accessoires au regard de la demande d’asile.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle

[12] Le demandeur fait valoir que la SAR a commis une erreur en mettant en doute sa crédibilité en raison: 1) d’une mauvaise date sur le dossier médical qu’il a fourni pour corroborer l’attaque du 11 novembre 2018, 2) d’un témoignage incohérent sur sa capacité à signer des documents alors qu’il était incarcéré, 3) de son entrevue au point d’entrée, au cours de laquelle il a exagéré sa demande d’asile et n’a pas mentionné que le risque de persécution pour cause d’homosexualité auquel il était exposé était le résultat d’une fausse allégation, et 4) des éléments de preuve corroborants insuffisants pour pallier les incohérences.

[13] Les parties conviennent que ces questions sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[14] Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85. Le caractère raisonnable d’une décision dépend du contexte administratif pertinent, du dossier dont est saisi le décideur et de l’incidence de la décision sur les personnes concernées par celle‐ci : Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135.

[15] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit établir qu’elle comporte des lacunes qui sont suffisamment capitales ou importantes : Vavilov, au para 100. Ce ne sont pas toutes les erreurs ou préoccupations au sujet d’une décision qui justifieront une intervention. Une cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne modifie pas les conclusions de fait de celui-ci : Vavilov, au para 125. Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, ou constituer une « erreur mineure » : Vavilov, au para 100.

IV. Analyse

[16] Le demandeur conteste quatre aspects des conclusions de la SAR en matière de crédibilité, que je traiterai ci-dessous.

Question 1 : La conclusion de la SAR concernant la date du dossier de l’hôpital

[17] Selon l’exposé circonstancié du FDA, le demandeur a été attaqué dans la nuit du 11 novembre 2018, ce qui l’a amené à être hospitalisé pendant plusieurs jours. Dans la décision de la SPR, il est indiqué que le demandeur a affirmé que sa femme s’était rendue à l’hôpital en septembre 2020 pour obtenir une lettre du médecin en vue de la demande d’asile. La lettre a été produite, toutefois, elle est datée du 30 novembre 2018. Le demandeur n’avait pas d’explication concernant la date de la lettre lorsque le commissaire de la SPR l’a interrogé. Plus tard, pendant l’interrogatoire de son conseil, le demandeur a déclaré qu’il ne savait pas comment sa femme avait obtenu la lettre. La SPR a conclu que son témoignage changeait au fil du temps, et a tiré une inférence défavorable quant à sa crédibilité.

[18] Le demandeur a contesté cette conclusion, et la SAR a déclaré ce qui suit :

[10] D’après ma propre évaluation, j’arrive à la conclusion que la SPR n’a pas commis d’erreur. Le commissaire de la SPR a posé la question suivante à l’appelant : [traduction] « la lettre qui a été remise, est-ce que le médecin l’a bien [écrite] lorsqu’elle l’a demandée ». L’appelant a répondu [traduction] « oui », puis il a ajouté : [traduction] « Elle est allée voir le médecin et elle a expliqué que j’étais déjà parti et c’est à ce moment‐là que le médecin a préparé la lettre. » À la lumière d’une simple lecture de ces extraits, compte tenu de l’utilisation par la SPR des mots « écrire » et de l’utilisation par l’appelant du mot « oui », j’estime que, dans son témoignage, l’appelant a initialement affirmé que la lettre a été rédigée en septembre 2020, et que cela est incompatible avec le fait que la lettre est datée du 30 novembre 2018.

[11] Je n’accepte pas l’affirmation de l’appelant selon laquelle son témoignage initial était une supposition. L’appelant a été expressément informé au début de l’audience qu’il ne devait pas faire de suppositions, et que s’il devinait une réponse, il devait le signaler à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Cependant, l’appelant n’a pas laissé entendre que sa réponse initiale était une hypothèse, une conjecture ou une supposition lorsqu’il a répondu. Ce n’est que plus tard, lorsqu’il a été questionné par son propre conseil, qu’il a changé son témoignage et a dit qu’il ne connaissait pas les circonstances entourant la création du rapport médical.

[19] Pour étayer sa demande de contrôle judiciaire, le demandeur reprend les mêmes arguments que ceux qu’il a avancés à l’appui de son appel devant la SAR, et fait valoir qu’il était déraisonnable de mettre en doute sa crédibilité sur ce point, étant donné que l’analyse reposait sur une interprétation faible, artificielle et injuste de son témoignage, ainsi que sur une contradiction qui n’existait pas vraiment, ce qui est contraire à ce qui est énoncé dans la décision Sheikh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 15200 (CF).

[20] Cet argument n’est pas sans fondement. Le demandeur a initialement indiqué que la lettre avait été préparée lorsque sa femme était allée voir le médecin aux alentours de septembre 2020, mais dès que la SPR lui a demandé pourquoi la lettre comportait la date du 30 novembre 2018, il a répondu qu’il ne savait pas et qu’il ne se souvenait pas. Le demandeur a donné la même réponse lorsque le conseil lui a posé la question. Au vu de ce témoignage, je suis d’accord avec le demandeur qu’il pourrait ne pas y avoir eu de contradiction dans sa réponse, contrairement aux conclusions de la SPR et de la SAR.

[21] Cependant, le doute de la SAR concernant la date du dossier de l’hôpital allait au-delà du témoignage susmentionné. La SAR a également conclu qu’il n’y avait pas d’explication adéquate quant à la raison pour laquelle l’hôpital créerait les dossiers des patients 11 jours après leur sortie de l’hôpital.

[22] Le demandeur fait valoir que la SAR a tiré une conclusion quant à la vraisemblance sans tenir compte de son argument en appel, à savoir que la date de la lettre a été tirée de dossiers créés peu après son hospitalisation, lorsque son épouse est allée la chercher en 2020. Ce faisant, selon le demandeur, la SAR a tiré une conclusion d’invraisemblance sans preuve à l’appui et est donc allée à l’encontre de la décision Divsalar c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2002 CFPI 653 [Divsalar] au paragraphe 24.

[23] Je rejette l’argument du demandeur.

[24] Tout d’abord, je constate que la lettre commence par [traduction] « À qui de droit » et se termine par [traduction] « Veuillez accorder à David l’assistance nécessaire ». Aucun élément de preuve n’a été fourni par le demandeur quant à la raison pour laquelle l’hôpital aurait préparé une lettre de cette nature et l’aurait consignée au dossier le 30 novembre 2018.

[25] La SAR a mis en doute la crédibilité du demandeur en l’espèce parce que ce dernier n’a pas pu expliquer l’anomalie dans le document hospitalier qu’il a fourni à l’appui de sa demande. La SAR a pris note de la tentative d’explication du demandeur concernant la date, et a conclu que cette explication était hypothétique. Cette conclusion, à mon avis, était raisonnable. En effet, lors de l’audience, le demandeur a reconnu qu’il n’avait pas d’explication pour la date du 30 novembre 2018.

[26] À l’audience, le demandeur a affirmé qu’il avait proposé d’autres explications en réponse à la conclusion d’invraisemblance de la SAR. Dans ses observations écrites, le demandeur a fait également valoir qu’il aurait dû bénéficier d’une certaine latitude, en tant que profane, pour expliquer la situation.

[27] Comme l’a fait remarquer la SAR, aucun de ces arguments n’explique pourquoi l’hôpital aurait préparé une lettre 11 jours après que le demandeur eut obtenu son congé.

[28] Dans la décision Zaiter c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 908, le juge Norris précise que l’invraisemblance peut être un élément d’une conclusion défavorable en matière de crédibilité, mais ne doit pas être le seul fondement de cette conclusion :

[9] Il importe de se rappeler qu’il ne s’agit pas pour le décideur de trancher la question de savoir si les événements en question se sont produits, mais bien s’il faut croire le demandeur lorsqu’il affirme que les événements se sont produits. Il ne faudrait pas tirer de conclusions défavorables quant à la crédibilité fondées sur la vraisemblance tout simplement parce qu’il est peu probable que les événements se soient produits selon la description qu’en a faite le demandeur. Les situations ne se conforment pas toujours à la norme. Il arrive que l’improbable se produise. Il en faut plus pour juger qu’un demandeur d’asile n’est pas crédible uniquement pour des raisons d’invraisemblance. En fait, le fait de restreindre ainsi l’établissement des faits contribue à atténuer le risque d’erreur si le récit d’un demandeur est rejeté.

[29] La Cour a également expliqué, au paragraphe 22 de la décision Divsalar, que « [l]a jurisprudence de la Cour a clairement établi que la SSR a entièrement compétence pour déterminer la vraisemblance d’un témoignage; dans la mesure où les inférences qui sont faites ne sont pas déraisonnables au point de justifier une intervention, les conclusions tirées par la SSR ne peuvent pas faire l’objet d’un examen judiciaire ».

[30] En l’espèce, le demandeur n’a fourni aucune explication, autre que sa supposition, concernant la date du 30 novembre 2018 dans le document de l’hôpital. Comme le fait valoir le défendeur, et je suis d’accord avec lui, en fin de compte, le demandeur n’a présenté aucun élément de preuve indiquant la date à laquelle l’hôpital avait créé son dossier de patient, et il n’a fourni aucune explication quant à la raison pour laquelle la lettre aurait été écrite, et encore moins écrite à cette date.

[31] Ainsi, compte tenu de l’absence d’explication concernant la date du 30 novembre 2018 et de l’absence d’élément de preuve sur les circonstances entourant la rédaction de cette lettre, je conclus qu’il était raisonnable pour la SAR de juger qu’il était peu probable qu’un hôpital crée un dossier médical 11 jours après le congé d’un patient.

[32] Enfin, le demandeur fait valoir que, même s’il y a une contradiction, la date de la lettre et les circonstances dans lesquelles elle a été obtenue sont des questions mineures et accessoires, et qu’une telle contradiction sur un point de détail n’aurait pas dû être utilisée pour remettre en cause sa crédibilité générale.

[33] À mon avis, la question de la date de la lettre n’est ni mineure ni accessoire, et elle ne porte pas non plus sur un point de détail, car le demandeur s’est appuyé sur cette lettre pour étayer un aspect essentiel de sa demande, à savoir l’agression dont il a été victime le 11 novembre 2018, qui a conduit à son arrestation ultérieure par la police. Je ne souscris pas non plus à l’argument selon lequel la SAR s’est appuyée sur cette seule constatation pour mettre en cause sa crédibilité générale. Comme on peut le voir ci-dessous, la conclusion relative à la lettre de l’hôpital n’était qu’une des nombreuses conclusions défavorables en matière de crédibilité confirmées par la SAR.

[34] Enfin, je suis d’avis que la SAR avait le droit de conclure à l’invraisemblance de la lettre de l’hôpital et d’en faire l’un des motifs pour mettre en doute la crédibilité du demandeur, et que cette conclusion était raisonnable eu égard au reste de la décision.

Question 2 : La conclusion de la SAR selon laquelle le document de prêt et la convention de vente ont miné la crédibilité du demandeur

[35] Le demandeur, selon son témoignage, a été libéré de prison grâce à un pot-de-vin, dont l’argent provenait du produit de la vente de son minibus et d’un prêt. Le contrat de prêt a été signé le 23 novembre, alors que le demandeur était en prison. Le demandeur a été libéré de prison le 28 novembre, et la convention de vente du minibus n’a été signée que le 29 novembre. Le demandeur a déclaré qu’il ne pouvait signer la convention de vente du minibus qu’après sa sortie de prison. Le commissaire de la SPR lui a alors demandé comment il avait pu signer le contrat de prêt le 23 novembre, alors qu’il était encore en prison. La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas été en mesure de fournir une explication et a donc tiré une conclusion défavorable quant à sa crédibilité.

[36] En appel, le demandeur a soutenu que la SPR avait commis une erreur en interprétant sa déclaration [traduction] « [j]e n’ai pu signer qu’après mon départ, c’est‐à‐dire le 29 » comme signifiant que ce n’est qu’après avoir quitté la prison qu’il avait pu signer des documents. Selon le demandeur, cette déclaration a été faite en termes généraux et pouvait être interprétée de bien d’autres manières. Le demandeur a également souligné son explication selon laquelle [traduction] « [c]e n’est pas que je n’étais pas autorisé à signer des documents ».

[37] La SAR a rejeté ces arguments, concluant qu’ils constituaient « un examen excessivement minutieux de la sémantique et une tentative d’obscurcir une lecture ou une compréhension simple du témoignage ». Selon la SAR, le demandeur a eu l’occasion, devant la SPR, d’expliquer comment il avait pu signer le contrat de prêt alors qu’il était en prison, mais il n’a pas pu expliquer la différence entre le fait de pouvoir signer le contrat de prêt et le fait de ne pas pouvoir signer la convention de vente. La SAR a également convenu avec la SPR que le témoignage du demandeur était changeant, étant donné que le demandeur n’avait pas pu fournir d’explication lorsque le commissaire de la SPR le lui avait demandé, mais que plus tard, lorsqu’il avait été interrogé par son conseil, il « s’[était] soudainement souvenu » que le document lui avait été apporté en prison. La SAR a conclu que le témoignage incohérent du demandeur était important parce qu’il minait sa crédibilité quant aux circonstances entourant son emprisonnement présumé et le paiement d’un pot-de-vin, qui sont des allégations centrales de sa demande.

[38] Devant la Cour, le demandeur soutient une fois de plus que la SAR s’est fondée sur une appréciation déraisonnablement stricte et zélée de son témoignage pour créer une contradiction. Selon le demandeur, il y a plusieurs façons d’interpréter son témoignage à l’audience devant la SPR, dont celle de dire qu’il n’avait pu signer qu’après avoir quitté la prison parce que son frère ne lui avait pas apporté la convention en prison.

[39] Je rejette l’argument du demandeur. Indépendamment de la manière dont il a pu signer la convention de vente du minibus, la question demeure que le demandeur n’a jamais expliqué la différence entre le fait de pouvoir signer le contrat de prêt et celui de ne pas pouvoir signer la convention de vente du minibus, ce qui est la raison principale pour laquelle la SAR a mis en doute sa crédibilité.

[40] En outre, le demandeur soutient que la description par la SAR du fait qu’il s’est « soudainement » souvenu des circonstances de la signature du contrat de prêt, alors qu’il n’était pas en mesure de se rappeler les circonstances antérieures, est superficielle. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que l’utilisation du terme « soudainement » par la SAR ne change rien, car l’argument du commissaire demeure valable.

[41] Je rejette également l’argument du demandeur selon lequel les détails de la manière dont il a signé ou non les documents sont mineurs et accessoires à la demande. En effet, la capacité du demandeur à obtenir un prêt et à vendre son matatu lui aurait permis de racheter sa liberté, ce qui constituait un élément central de sa demande.

Question 3 : La conclusion de la SAR sur les incohérences entre le témoignage du demandeur, le formulaire Fondement de la demande d’asile et les notes prises au point d’entrée

[42] La SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle « un certain nombre d’incohérences importantes » entre l’entrevue du demandeur au point d’entrée et l’exposé circonstancié figurant dans son formulaire FDA ont miné sa crédibilité. La SAR a souligné qu’au point d’entrée, le demandeur avait dit aux agents de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] qu’il était exposé à un risque au Kenya parce qu’il [traduction] « pratiquait le gayisme », qu’il craignait d’être battu par des membres de sa famille qui sont Mungiki, qu’il avait été accusé de viol et avait payé une amende de 50 000 KSh, mais qu’il n’avait pas été condamné à la prison, et avait fait des allégations de viol collectif. La SPR et la SAR ont toutes deux fait remarquer que le demandeur avait attesté au point d’entrée qu’il pouvait lire, écrire et communiquer en anglais, et qu’il avait par la suite demandé et reçu l’aide d’un interprète.

[43] Le demandeur ne nie pas qu’il y avait des incohérences importantes entre son entrevue au point d’entrée et l’exposé circonstancié contenu dans son formulaire FDA; toutefois, il soutient que la SAR n’a pas tenu compte de l’explication qu’il a donnée. Il a également demandé à un agent de l’ASFC s’il pouvait modifier son récit, ce qui démontre qu’il a cherché à rectifier son erreur à la première occasion.

[44] Plus précisément, le demandeur conteste la description suivante de son argument par la SAR et la réponse qui y a été apportée :

[23] L’appelant soutient que la SPR [traduction] « aurait dû reconnaître que des gens peuvent effectivement mentir s’ils croient qu’un mensonge est nécessaire pour sauver leur vie, et qu’un tel mensonge ne donne pas de bonnes raisons de douter de leur crédibilité lorsqu’il est abandonné à la première occasion raisonnable ». Cette observation ne me convainc pas. L’appelant n’a pas donné de fondement à son affirmation selon laquelle il est acceptable ou excusable de mentir aux autorités canadiennes de l’immigration. Un précédent aussi dangereux minerait plutôt l’intégrité du système d’octroi de l’asile du Canada. De plus, les [traduction] « mensonges » de l’appelant aux autorités frontalières n’étaient pas mineurs.

[45] Selon le demandeur, la SAR l’a critiqué sournoisement parce qu’il « n’a pas donné de fondement à son affirmation selon laquelle il est acceptable ou excusable de mentir aux autorités canadiennes de l’immigration », ce qui démontre que la SAR n’a pas apprécié ou examiné l’argument qu’il avait présenté en réalité, puisqu’il n’avait rien fait valoir de la sorte. Le demandeur soutient qu’il tentait de faire valoir que , même si un demandeur fait de fausses déclarations au point d’entrée, il peut néanmoins fournir ultérieurement un témoignage véridique au sujet de sa demande; il ne soutenait pas qu’aucun blâme moral ne s’attache à une fausse déclaration au point d’entrée. Ainsi, il soutient que l’affirmation hyperbolique de la SAR selon laquelle « [u]n précédent aussi dangereux minerait plutôt l’intégrité du système d’octroi de l’asile du Canada » ne tient pas compte de son point de vue.

[46] Bien que les parties n’aient pas cité de décisions sur cette question, la Cour a déjà confirmé que la SPR peut tenir compte des déclarations faites par le demandeur aux autorités de l’immigration au point d’entrée, et que les omissions et les incohérences importantes entre les notes au point d’entrée, l’exposé circonstancié du FDA et le témoignage du demandeur à l’audience de la SPR peuvent à juste titre constituer le fondement d’une conclusion défavorable quant à la crédibilité lorsque ces omissions ou incohérences sont au cœur de la demande d’asile : Gaprindashvili c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 583 au para 24.

[47] Par ailleurs, la jurisprudence a établi que la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission] « devrait prendre soin de ne pas trop s’appuyer sur les déclarations au PDE. Les circonstances dans lesquelles ces déclarations sont recueillies sont loin d’être idéales, et leur fiabilité soulève souvent des doutes » : Wu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1102 [Wu] au para 16, bien que dans la décision Wu, la Cour ait jugé raisonnable la décision par laquelle la Commission a rejeté la demande d’asile du demandeur.

[48] En outre, « [l]orsqu'elle évalue les premiers rapports du demandeur avec les autorités canadiennes de l’Immigration ou qu’elle fait référence aux déclarations faites par le demandeur au point d’entrée, la Commission devrait être attentive également au fait que [traduction] “la plupart des réfugiés ont vécu dans leur pays d’origine des expériences qui leur donnent de bonnes raisons de ne pas faire confiance aux personnes en autorité” : voir le professeur James C. Hathaway, The Law of Refugee Status, Toronto, Butterworth, 1991, aux p. 84 et 85. » : Lubana c Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2003 CFPI 116 au para 13.

[49] La question clé, fondée sur la jurisprudence, est de savoir si les incohérences entre les déclarations d’un demandeur d’asile au point d’entrée et son témoignage devant la Commission portent sur « des éléments centraux d’une demande » de sorte à entacher suffisamment la crédibilité du demandeur d’asile : Chen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 767 au para 23.

[50] En appliquant ce principe, je conclus que les incohérences en l’espèce portent sur les éléments cruciaux de la demande. La conclusion de la SPR selon laquelle les « mensonges » du demandeur n’étaient « pas mineurs » était, à mon avis, raisonnable.

[51] Même si l’on admet les difficultés auxquelles le demandeur faisait face à son arrivée au Canada, cela n’explique toujours pas pourquoi le demandeur a choisi, selon ses propres termes, d’inventer des allégations de viol collectif et d’avoir été accusé de viol, tout en omettant toute mention de John Muhoho, l’un des principaux agents de persécution, dans les documents au point d’entrée.

[52] Quant à l’argument du demandeur selon lequel il avait essayé de rectifier son erreur au point d’entrée, et que le fait d’avoir dit la vérité par la suite ne devrait pas l’empêcher de bénéficier d’une audience équitable, je souligne tout d’abord qu’il n’existe aucune preuve que le demandeur n’a pas bénéficié d’une audience équitable devant la SPR. Ensuite, la SAR s’est penchée sur l’argument du demandeur concernant les circonstances stressantes dans lesquelles sa déclaration a été faite au point d’entrée, mais a finalement conclu qu’il ne s’agissait pas d’un cas où l’on pouvait passer outre aux divergences relevées. Bien que le demandeur puisse ne pas être d’accord avec la SAR, il n’a pas démontré l’existence de lacunes dans son analyse, ni de rupture dans le fil de son raisonnement, comme l’exige l’arrêt Vavilov pour justifier l’intervention de la Cour.

[53] Je suis d’accord avec le défendeur sur le fait que le demandeur n’a pas soulevé d’erreur de fait ou de logique que la SAR aurait commise en appréciant les incohérences entre les notes au point d’entrée, le FDA et le témoignage. La conclusion de la SAR selon laquelle ces incohérences étaient importantes était défendable au regard du droit et des faits.

Question 4 : La preuve documentaire corroborante

[54] Devant la SAR, le demandeur a fait valoir que la SPR n’avait pas tenu compte de ses sept affidavits corroborants et d’un rapport psychologique. Le demandeur fait maintenant valoir que la SAR a commis la même erreur. En effet, selon le demandeur, la prise en compte [traduction] « appropriée » de ses divers affidavits et du rapport psychologique [traduction] « aurait dû être plus que suffisante pour dissiper » les doutes de la SAR quant à sa crédibilité.

[55] Je relève tout d’abord que la SAR a examiné les affidavits et a reconnu qu’ils étaient assermentés. Toutefois, la SAR a conclu que ces documents ne permettaient pas de surmonter les autres problèmes de crédibilité, citant la décision Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 299 [Raza] au para 43. Je ne décèle aucune erreur susceptible de contrôle en l’espèce. Étant donné les conclusions défavorables en matière de crédibilité formulées par la SAR sur la base des incohérences et des divergences susmentionnées, cette dernière était en droit de rendre la décision qu’elle a rendue. Il n’appartient pas à la Cour de réévaluer les documents pour voir s’ils permettent de réfuter les conclusions de la SAR en matière de crédibilité.

[56] Je rejette l’argument du demandeur selon lequel l’affaire Raza se distingue sur le plan des faits. L’observation formulée par la juge McDonald au paragraphe 43 de cette décision, à savoir qu’une fois que la SAR s’était prononcée sur la crédibilité, il était raisonnable de sa part de conclure que la preuve corroborante ne permettait pas de dissiper les préoccupations relatives à la crédibilité suscitées par la preuve directe du demandeur, est également valable en l’espèce.

[57] Je reconnais, comme le fait valoir le demandeur, que les demandeurs d’asile sont souvent contraints d’utiliser des documents de voyage irréguliers, comme il est expliqué dans la décision Jagernauth c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 29 aux para 13 et 19, et que « le fait qu’une personne ait menti ou non au sujet de ses documents de voyage a peu de liens directs avec la question de savoir si elle est effectivement un réfugié » : Rasheed c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 587 au para 18. Néanmoins, je suis d’avis que, dans le cas présent, la SAR a raisonnablement conclu que les documents corroborants ne permettaient pas de dissiper les doutes en matière de crédibilité fondés sur toutes les incohérences susmentionnées.

V. Conclusion

[58] La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  • [59] Il n’y a aucune question aux fins de certification.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3889-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question aux fins de certification.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Marie-France Blais, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3889-21

 

INTITULÉ :

DAVID GITHUKA KAIYAGA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 FÉVRIER 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 14 AVRIL 2022

 

COMPARUTIONS :

Adam Wawrzkiewicz

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Stephen Jarvis

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Adam Wawrzkiewicz

Lewis and Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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