Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220413


Dossier : IMM-993-21

Référence : 2022 CF 534

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 avril 2022

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

MD ABDULLA AL MAMUN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire d’une décision du 7 janvier 2021 par laquelle sa demande de statut de résident permanent fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a été rejetée.

[2] Pour les motifs qui suivent, j’accueille la demande de contrôle judiciaire en raison de l’approche déraisonnable que l’agent a adoptée pour examiner les éléments de preuve présentés par le demandeur à l’appui de sa demande.

I. Le contexte

[3] Le demandeur, citoyen du Bangladesh, est arrivé au Canada en 2012 à titre de travailleur étranger temporaire. Il a présenté une demande d’asile en 2014, alléguant avoir été torturé au Bangladesh par la Ligue Awami après la victoire de celle-ci aux élections de 2008. Sa demande d’asile a été refusée par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) et la Section d’appel des réfugiés (la SAR). La demande d’autorisation de contrôle judiciaire présentée à la Cour fédérale a été rejetée.

[4] Le demandeur a déposé une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire le 19 juin 2019. Il a invoqué les motifs d’ordre humanitaire suivants : l’établissement au Canada, la situation défavorable au Bangladesh et des considérations liées à la santé mentale.

II. La décision relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire

[5] L’agent a tenu compte de l’établissement au Canada du demandeur, notamment son emploi et ses activités de bénévolat, mais a conclu que ces éléments [traduction] « n’étaient pas importants au point où le demandeur éprouverait des difficultés s’il présentait une demande de résidence permanente depuis l’étranger ». L’agent a aussi conclu que le demandeur pourrait se trouver un emploi au Bangladesh en raison de ses antécédents professionnels.

[6] En examinant les lettres d’appui des amis du demandeur au Canada, l’agent a conclu que la preuve ne permettait pas d’établir que les relations ne pourraient pas être maintenues depuis l’étranger ou qu’elles étaient [traduction] « caractérisées par un degré important d’interdépendance ». L’agent a reconnu que le demandeur avait passé huit ans au Canada, mais a soupesé cet élément en regard des 25 années que le demandeur a vécues au Bangladesh et du fait qu’il dispose d’un vaste réseau familial dans ce pays.

[7] En ce qui a trait aux conditions défavorables au Bangladesh, le demandeur a soutenu qu’il serait exposé à des difficultés en raison de son affiliation politique et de son soutien passé au Parti nationaliste du Bangladesh (le PNB), ainsi que de l’engagement politique passé de son père. Toutefois, l’agent a jugé que ces arguments étaient les mêmes que ceux qui avaient été présentés devant la SPR, et que l’une des questions déterminantes dans la décision de rejeter la demande d’asile du demandeur était la crédibilité. L’agent a aussi mentionné que, même si le demandeur a déposé des documents à l’appui de sa demande, certains d’entre eux avaient aussi été portés à la connaissance de la SPR et n’ont pas permis de dissiper les doutes de la SPR quant à la crédibilité. L’agent a indiqué que, même s’il n’était pas lié par la conclusion de la SPR, celle-ci est un organisme décisionnel spécialisé.

[8] Le demandeur a présenté de nouveaux éléments de preuve à l’appui de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, dont deux affidavits de l’avocat de sa famille au Bangladesh traitant de la situation dans le pays. Selon les affidavits, le père du demandeur a été assassiné, la police recherche le demandeur et la mère et le frère du demandeur sont la cible d’attaques perpétrées par des voyous locaux. L’agent a indiqué que l’auteur des affidavits n’avait pas une connaissance directe des événements, et qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve corroborant le fait que le demandeur était recherché, comme une sommation ou un mandat d’arrestation récent.

[9] L’agent a également examiné une lettre de la sœur du demandeur, deux affidavits de sa mère et un affidavit de son ami d’enfance, mais a conclu que ces éléments de preuve étaient vagues et qu’ils ne reposaient pas sur une preuve corroborante suffisante. L’agent a estimé que la mère et l’ami d’enfance du demandeur n’étaient pas des sources objectives et qu’ils avaient un « intérêt particulier » dans l’issue de la décision.

[10] Bien que l’agent ait admis que la situation au Bangladesh était [traduction] « loin d’être idéale » et que [traduction] « les partisans des partis d’opposition y faisaient l’objet d’accusations et d’arrestations arbitraires », il a conclu que le demandeur ne serait d’aucun intérêt pour la Ligne Awami étant donné qu’il n’était pas un membre haut placé d’une organisation politique et, surtout, parce qu’il n’habitait pas au Bangladesh depuis huit ans.

[11] Enfin, en ce qui concerne la santé mentale du demandeur, l’agent a jugé que les éléments de preuve médicaux ne permettaient pas d’établir que le demandeur ne pourrait pas recevoir de traitements au Bangladesh ou qu’il recevait des traitements au Canada.

III. La question en litige et la norme de contrôle

[12] Le demandeur conteste le caractère raisonnable de la décision relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire pour de multiples raisons, notamment le traitement de la preuve, l’analyse de l’établissement et les considérations liées à la santé mentale. Toutefois, à mon avis, le traitement de la preuve par l’agent suffit à trancher la présente demande de contrôle judiciaire. Par conséquent, je ne me pencherai pas sur les autres motifs soulevés par le demandeur.

[13] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Comme il a été énoncé au paragraphe 99 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], « [l]a cour de révision doit s’assurer de bien comprendre le raisonnement suivi par le décideur afin de déterminer si la décision dans son ensemble est raisonnable. Elle doit donc se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci [...] ».

IV. Analyse

A. Le traitement de la preuve par l’agent

[14] Le demandeur fait valoir qu’il était déraisonnable de la part de l’agent de rejeter ses éléments de preuve, dont les affidavits et les lettres présentés à l’appui de sa demande. Pour justifier sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, le demandeur a déposé les éléments de preuve suivants :

  • Son propre affidavit dans lequel il a indiqué que son père était le président d’un chapitre local du PNB, que celui-ci a été assassiné par la Ligue Awami en raison de son engagement dans le PNB et que sa famille au Bangladesh est ciblée par la Ligue Awami et qu’elle se cache;

  • Deux affidavits de sa mère dans lesquels celle-ci a déclaré que son défunt époux était le président d’un chapitre local du PNB, qu’elle a été attaquée par la Ligue Awami, qu’elle reste au domicile de son cousin parce qu’elle a peur et que la Ligue Awami continue de rechercher le demandeur;

  • La preuve médicale corroborant les blessures subies par la mère du demandeur;

  • L’affidavit d’un ami d’enfance indiquant que le père du demandeur était le président d’un chapitre local du PNB et qu’il a été assassiné pour cette raison, et que la police et des membres de la Ligue Awami recherchent le demandeur;

  • Deux affidavits de l’avocat de la famille indiquant que la mère du demandeur a été attaquée, que le père du demandeur a été assassiné parce qu’il était le leader du PNB, que les forces de l’ordre locales harcèlent la famille et que la police recherche toujours le demandeur.

[15] L’agent a écarté les affidavits de la mère et de l’ami d’enfance au motif que ces deux personnes avaient un [traduction] « intérêt particulier » dans l’issue de la décision. En ce qui concerne l’affidavit de la mère, l’agent a écrit :

[traduction]
La déposante a aussi déclaré que, le 28 novembre 2020, son fils cadet, Arif, et elle sont allés à leur domicile pour récupérer des documents où ils ont été attaqués par des terroristes de la Ligue Awami et ont subi des blessures causées par des coups de bâton. De la documentation médicale relative aux blessures subies par la mère du demandeur et les ordonnances prescrites à son frère accompagnaient l’affidavit. J’estime que cette documentation n’identifie pas objectivement les individus qui ont blessé la mère ou le frère du demandeur. La preuve dont je dispose ne permet pas d’établir comment la mère du demandeur a subi ses blessures parce que le billet du médecin n’en fait pas mention. La preuve corroborante ne permet pas non plus de démontrer que la mère et le frère ont été attaqués par des individus associés au parti Awami. [...] Je ne considère pas que la mère du demandeur est une source d’information objective parce qu’elle a un intérêt particulier dans l’issue de la présente demande.

[16] L’agent a appliqué le même raisonnement lié à l’intérêt particulier pour rejeter l’affidavit de l’ami d’enfance du demandeur.

[17] Aux paragraphes 24 et 25 de la décision Nagarasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 313 [Nagarasa], le juge Ahmed a traité expressément de l’approche consistant à rejeter des éléments de preuve provenant de membres de la famille et d’amis :

Comme je l’ai mentionné précédemment, l’agent a également rejeté la lettre rédigée par la mère du demandeur, en l’écartant en deux phrases :

Bien que le demandeur ait produit une lettre de sa mère à l’appui de sa déclaration, comme on l’a précisé précédemment, j’estime que la preuve est subjective, car sa mère est particulièrement intéressée par l’issue de la demande. Puisque l’élément de preuve provient d’une source proche du demandeur, j’estime qu’il a peu de valeur probante et, par conséquent, je lui ai accordé peu de poids.

[Non souligné dans l’original.]

(Décision d’ERAR, p. 9)

Cette approche est tout à fait erronée. Notre Cour a plusieurs fois soutenu qu’une lettre rédigée à l’appui d’un demandeur pourrait être qualifiée d’intéressée, et l’élément de preuve ne doit pas se voir accorder un poids limité en fonction de ce fondement uniquement (Mata Diaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 319, au paragraphe 37; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1210, au paragraphe 12; Varon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 356, au paragraphe 37).

Dans le même ordre d’idées, l’agent n’explique ni pourquoi exactement la lettre de la mère est intéressée ni son incidence sur l’analyse de l’agent. Quel est l’« intérêt particulier » exact de la mère du demandeur dans l’issue de la décision? Est-ce possible que son « intérêt particulier » soit que la vie de son fils est menacée s’il retournait au Sri Lanka et est-ce précisément pour cette raison qu’elle espère qu’il demeure au Canada? C’est ce qui est révélé dans la lettre de la mère, mais elle est rejetée pour des raisons inconnues par l’agent. Je crois que, normalement, une mère voudrait que son enfant revienne à la maison pour qu’il soit près d’elle, ce qui renforce le lien entre le parent et l’enfant. [...] De toute façon, le rejet de la lettre de la mère du demandeur par l’agent exclusivement en raison d’un « intérêt particulier » constitue une erreur susceptible de contrôle judiciaire qui doit être corrigée dans le cadre d’un nouvel examen. [Souligné dans l’original.]

[18] En l’espèce, l’agent a commis la même erreur et n’a fourni aucun motif valable pour expliquer en quoi les affidavits n’étaient pas fiables. Après avoir rejeté les affidavits, l’agent a conclu qu’il [traduction] « ne disposait pas d’une preuve objective permettant d’établir que le demandeur avait un profil qui intéresserait les activistes ou les membres de la Ligne Awami ». Cependant, les affidavits ont confirmé que le père du demandeur était le président du chapitre local du PNB, qu’il a été assassiné en raison de son engagement dans le PNB et que sa famille a été une cible constante du fait de cette association. L’agent n’a pas indiqué qu’il n’admettait pas que ces événements ont eu lieu, mais a simplement omis d’examiner ces éléments de preuve et d’expliquer pourquoi cette association n’était pas suffisante. Il en résulte que la décision manque de transparence et de justification.

[19] De plus, l’agent n’a pas appliqué la présomption de véracité requise à ces éléments de preuve sous serment (Kim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 581 au para 56, citant Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302.

[20] Le rejet par l’agent de l’affidavit de la mère a une incidence sur son examen des autres éléments de preuve. Le Dr Asish Dey a fourni un billet médical corroborant les blessures de la mère, qu’il a décrites comme [traduction] « des mauvais traitements physiques, des blessures à l’œil et au genou droits, et une hémorragie externe et interne ». L’agent a rejeté cet élément de preuve au motif qu’il n’identifiait pas objectivement l’agresseur. Cependant, dans cette analyse, l’agent omet d’évaluer l’élément de preuve aux fins auxquelles il a été fourni. L’élément de preuve médical n’a pas été fourni pour identifier l’agresseur, mais plutôt pour confirmer les blessures subies. Or, comme l’agent avait déjà conclu que la déposition de la mère était entachée, il a traité l’élément de preuve médical de la même façon.

[21] Enfin, le rejet par l’agent des deux affidavits de l’avocat de la famille est déraisonnable. L’agent a rejeté ces affidavits parce que l’avocat n’a pas identifié les sources qui ont servi à confirmer que la police recherchait le demandeur et qu’il n’y avait aucun élément de preuve direct (comme un mandat d’arrestation) à l’appui de l’allégation. Par le passé, la Cour a établi que le fait d’exiger des documents corroborant les déclarations sous serment (en l’absence d’une raison de douter préexistante) aurait pour effet d’invalider la présomption de véracité applicable aux affidavits qui a été établie dans l’arrêt Maldonado (Senadheerage c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 968 au para 27).

[22] L’approche adoptée par l’agent à l’égard de la preuve l’a amené à conclure globalement que la preuve objective ne permettait pas de démontrer que le demandeur était recherché ou qu’il serait exposé à des difficultés s’il retournait au Bangladesh. À mon avis, cette conclusion est fondée sur une approche à l’égard de la preuve qui n’est pas justifiée, transparente ou intelligible. La décision est donc déraisonnable.

[23] La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision. Il n’y a aucune question à certifier.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-993-21

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision. Il n’y a aucune question à certifier.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

Philippe Lavigne-Labelle


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

 

IMM-993-21

INTITULÉ :

MD ABDULLA AL MAMUN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 FÉVRIER 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

 

DATE DES MOTIFS :

LE 13 avril 2022

 

COMPARUTIONS :

Sumeya Mulla

POUR LE DEMANDEUR

 

Erin Estok

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldwan & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.