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Date : 20220405


Dossier : IMM-7408-19

Référence : 2022 CF 471

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 5 avril 2022

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

ALISAN ARSU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. La nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], à l’encontre de la décision défavorable rendue le 1er novembre 2019 [la décision], par un agent principal [l’agent], à l’issue d’un examen des risques avant renvoi [ERAR]. Le demandeur est un citoyen de la Turquie âgé de 66 ans. Il est d’origine ethnique kurde et pratique la religion alévie.

II. Les faits

[2] Le demandeur allègue que les membres de sa famille en Turquie ont des antécédents de protestation contre l’État turc en tant que partisans du Parti démocratique du peuple. Par conséquent, le demandeur avait fait l’objet d’arrestations, et avait subi des actes de torture et d’agression de la part de la police. Cette situation avait finalement forcé le demandeur à fuir la Turquie. Il était entré au Canada en avril 2015 avec l’une de ses filles, et avait par la suite présenté une demande d’asile. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] avait rejeté leur demande d’asile en juillet 2015 et conclu qu’elle n’était pas crédible. La demande d’autorisation de solliciter le contrôle judiciaire de la décision de la SPR avait été rejetée en novembre 2015.

[3] En mars 2019, le demandeur a présenté une demande d’ERAR, dans laquelle il alléguait être exposé à un nouveau risque sur place qui était survenu après que sa demande d’asile eût été tranchée en 2015. La fille du demandeur n’est ni une mineure ni une personne à charge (elle a 33 ans), et elle n’a pas été incluse dans sa demande d’ERAR.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[4] L’agent a rejeté la demande d’ERAR du demandeur.

[5] Le demandeur a fourni de nouveaux éléments de preuve pour corroborer ses allégations selon lesquelles un nouveau risque était survenu après 2015, y compris :

· Une déclaration sous serment de son neveu;

· Des lettres de son épouse, de son voisin et de ses deux filles en Turquie;

· Une plainte écrite de son épouse aux autorités turques;

· Des lettres de membres de la communauté et d’organisations kurdes et alévies au Canada;

· Des photographies de sa participation et de ses activités politiques au Canada;

· Des documents mis à jour sur les conditions dans le pays.

[6] L’agent a accepté les identités kurde et alévie du demandeur ainsi que, ce qui est important, le fait que celui-ci était resté politiquement actif contre le régime turc depuis qu’il avait présenté sa demande d’asile, y compris sa participation à des manifestations prokurdes au Canada, qui avaient été diffusées sur les médias sociaux. Toutefois, l’agent a conclu que le demandeur n’avait pas produit suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour établir le fait qu’il était, comme il se percevait, un dissident aux yeux des autorités turques, ou la façon dont celles-ci avaient pu l’identifier avec exactitude pendant ces activités au Canada.

[7] Quant à la preuve personnelle du demandeur en provenance de la Turquie, l’agent a souligné les conclusions de la SPR et jugé que le demandeur procédait essentiellement à une nouvelle argumentation quant au fondement de sa demande d’asile. L’agent a conclu que les faits décrits dans les documents du demandeur étaient sensiblement les mêmes que ceux déjà présentés à la SPR, et qu’ils n’étaient pas en mesure de surmonter les conclusions antérieures quant à la crédibilité.

[8] L’agent d’ERAR a jugé que la preuve présentée sur les conditions dans le pays ne portait que sur un risque généralisé, et n’établissait pas de lien direct avec la situation personnelle du demandeur.

[9] L’agent a aussi jugé que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve objectifs démontrant les nouveaux risques qui étaient survenus depuis la décision de la SPR, et il n’a pas été convaincu de tirer des conclusions différentes de celles dans cette décision. L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas suffisamment démontré qu’il était exposé à un risque en Turquie, aux termes des articles 96 ou 97 de la LIPR.

IV. La question en litige

[10] La question en litige est de savoir si la décision était raisonnable.

V. La norme de contrôle

[11] Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, rendu en même temps que l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans l’affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], le juge Rowe, au nom des juges majoritaires, a expliqué ce qui est requis pour qu’une décision soit raisonnable et ce qui est attendu d’une cour de révision lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « . . . ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [. . .] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100). […]

[Non souligné dans l’original.]

[12] Au paragraphe 86 de l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a déclaré ce qui suit : « […] il ne suffit pas que la décision soit justifiable. Dans les cas où des motifs s’imposent, le décideur doit également, au moyen de ceux‑ci, justifier sa décision auprès des personnes auxquelles elle s’applique » (en italique dans l’original). La Cour suprême a également précisé que la cour de révision devait rendre une décision en fonction du dossier dont elle était saisie :

[126] Cela dit, une décision raisonnable en est une qui se justifie au regard des faits : Dunsmuir, par. 47. Le décideur doit prendre en considération la preuve versée au dossier et la trame factuelle générale qui a une incidence sur sa décision et celle-ci doit être raisonnable au regard de ces éléments : voir Southam, par. 56. Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte. Dans l’arrêt Baker, par exemple, le décideur s’était fondé sur des stéréotypes dénués de pertinence et n’avait pas pris en compte une preuve pertinente, ce qui a mené à la conclusion qu’il existait une crainte raisonnable de partialité : par. 48. En outre, la démarche adoptée par le décideur permettait également de conclure au caractère déraisonnable de sa décision, car il avait démontré que ses conclusions ne reposaient pas sur la preuve dont il disposait en réalité : ibid.

[Non souligné dans l’original.]

[13] En outre, l’arrêt Vavilov exige de la cour de révision qu’elle examine si la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire s’attaque de façon significative aux questions clés :

[128] Les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (Newfoundland Nurses, par. 25) ou « tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à [leur] conclusion finale » (par. 16). Une telle exigence aurait un effet paralysant sur le bon fonctionnement des organismes administratifs et compromettrait inutilement des valeurs importantes telles que l’efficacité et l’accès à la justice. Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise. En plus d’assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération, le simple fait de rédiger des motifs avec soin et attention permet au décideur d’éviter que son raisonnement soit entaché de lacunes et d’autres failles involontaires : Baker, par. 39.

VI. Analyse

[14] Dans sa demande d’ERAR, le demandeur a fait valoir deux risques distincts, mais connexes, découlant de son profil en tant que Kurde de confession alévie politiquement actif : 1) sa participation politique continue a fait en sorte qu’il était exposé à un risque sur place, et 2) son engagement à défendre les droits des Kurdes et à exprimer sa dissidence contre le gouvernement turc l’exposerait à un risque s’il était renvoyé en Turquie. Il a fourni des photographies montrant son activisme politique (qui avaient été partagées sur les médias sociaux), ainsi que des lettres du Centre d’information et communautaire kurde de Toronto et du Centre culturel alévi du Canada.

[15] Fait important, le demandeur a fourni des éléments de preuve sur les conditions dans le pays pour établir qu’à la suite d’une tentative de coup d’État en Turquie en 2016, une personne ayant un profil comme le sien, à titre de militant politique visible d’origine kurde et de confession alévie, risquait d’être arrêtée arbitrairement, emprisonnée et soumise à des actes de violence.

[16] Malgré cela, l’agent a conclu que la preuve personnelle du demandeur représentait [traduction] « essentiellement une nouvelle argumentation quant au fondement de sa demande d’asile », et que la preuve sur les conditions dans le pays était [traduction] « de nature générale ». Dans l’ensemble, l’agent a conclu que [traduction] « le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve objectifs démontrant l’existence d’un nouveau risque ».

[17] À mon avis, le traitement par l’agent de la preuve était déraisonnable. Je dis cela parce que la demande d’asile du demandeur avait été tranchée par la SPR en 2015, sur la base de faits qui s’étaient produits bien avant la tentative de coup d’État contre le président Erdoğan, en juillet 2016. Il ne fait aucun doute que la situation des dissidents et des opposants au régime d’Erdoğan a remarquablement changé en juillet 2016 et depuis, et qu’elle s’est aggravée. Les personnes dont le profil n’attirait pas l’attention en 2015 pouvaient être arrêtées, détenues arbitrairement, emprisonnées et pire encore, pratiquement du jour au lendemain. À mon humble avis, l’agent n’a pas tenu compte de ces nouveaux éléments de preuve comme il aurait dû le faire.

[18] Je souscris à l’idée selon laquelle les agents d’ERAR sont chargés d’apprécier les nouveaux risques survenant après qu’une décision valide antérieure quant au risque a été rendue par la SPR ou la SAR, ou à la suite d’un ERAR, ou autrement. Par conséquent, les agents d’ERAR sont tenus d’accepter les résultats d’une appréciation des risques antérieure. Autrement dit, un ERAR n’est pas censé constituer une deuxième demande d’asile ou un appel d’une décision de la SPR (Inbarooban c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 802 [le juge Bell] au para 17), et un agent d’ERAR peut légitimement se fonder sur les conclusions de la SPR (Mahamat c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1360 [le juge LeBlanc, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale] au para 12).

[19] Toutefois, la règle selon laquelle les agents d’ERAR sont tenus d’accepter les résultats d’une appréciation des risques antérieure ne s’applique logiquement que lorsque les conditions personnelles du demandeur, celles liées à son profil et/ou les conditions dans le pays demeurent essentiellement inchangées. La retenue dont il faut faire preuve à l’égard des décisions défavorables de la SPR n’est pas absolue. Les conclusions antérieures peuvent être réfutées par de nouveaux éléments de preuve démontrant des changements importants à la situation du demandeur ou aux conditions dans le pays. Voir la décision Baydal c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 711.

[20] Par conséquent, lorsque la situation personnelle ou les conditions dans le pays ont changé entre l’appréciation des risques pertinents et l’ERAR, l’agent doit examiner les risques à nouveau et ne peut pas s’en remettre aux conclusions d’une appréciation antérieure. Il en est ainsi parce que le contexte factuel sous-jacent de l’appréciation des risques antérieure n’existe plus. Cela me semble être le raisonnement sous-jacent du juge Grammond, aux paragraphes 66 à 68 de la décision Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14 :

[66] Il me reste donc à examiner les conclusions défavorables de la SPR et de la SAR quant à la crédibilité de Mme Magonza. Les agents d’ERAR peuvent s’en remettre à des conclusions défavorables auxquelles sont arrivés les décideurs précédents quant à la crédibilité (Perampalam, au paragraphe 20; Ahmed, au paragraphe 36). Cependant, cela ne signifie pas que les agents d’ERAR peuvent ne pas croire chaque élément de preuve présenté par un demandeur pour l’unique motif que celui‑ci a été jugé non crédible par la SPR ou la SAR. Si tel était le cas, la procédure de l’ERAR serait rendue en grande partie inopérante pour une catégorie importante de demandeurs (voir, par analogie, Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 565, au paragraphe 16).

[67] Quand ils importent des conclusions sur la crédibilité formulées dans le cadre d’instances antérieures, les agents d’ERAR doivent expliquer pourquoi ces conclusions influent sur la preuve dont ils sont saisis. En principe, la preuve présentée à l’agent d’ERAR doit être différente de celle dont disposaient la SPR et la SAR. Sa crédibilité devrait donc être appréciée de manière distincte (Perampalam, au paragraphe 42).

[68] Les documents que Mme Magonza a déposés à l’appui de sa demande d’ERAR n’étaient pas les mêmes que ceux qui avaient été produits en preuve devant la SPR et la SAR. Par conséquent, il fallait expliquer pourquoi les conclusions sur la crédibilité que la SPR et la SAR avaient tirées pouvaient être transposées à ceux‑ci (pour une situation similaire, voir Dinartes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 986 [Dinartes], au paragraphe 18; Martinez, aux paragraphes 27 et 28). L’agent d’ERAR n’a pas donné une telle explication et il n’a pas conclu que l’un ou l’autre des documents présentés par Mme Magonza était falsifié ou contenait de faux renseignements. Comme je l’ai mentionné ci‑dessus, je suis incapable de trouver un motif évident pour remettre en question leur authenticité.

[21] En l’espèce, le demandeur a renvoyé à de nouveaux risques pour les militants politiques découlant de la tentative de coup d’État de 2016, qui a eu lieu plus d’un an après la décision initiale de la SPR. Il a également présenté des observations relatives au fait qu’il était exposé à un risque sur place, et a fourni des éléments de preuve sur les conditions changées dans le pays concernant le ciblage et la surveillance de dissidents politiques turcs à l’étranger.

[22] Cela étant dit, après avoir fait référence aux nouveaux éléments de preuve, qu’il a tous acceptés, l’agent a déclaré que le demandeur [traduction] « [procédait] essentiellement à une nouvelle argumentation quant au fondement de sa demande d’asile. Les faits décrits dans ces documents [étaient] sensiblement les mêmes que ceux déjà présentés à la SPR, et [n’étaient] pas en mesure de surmonter les conclusions de celle-ci. À savoir, celles relatives à la crédibilité ». Le demandeur affirme que cela est déraisonnable. Je suis entièrement d’accord.

[23] Je prends acte du fait que, selon le défendeur, la décision était raisonnable pour les raisons suivantes : 1) l’agent a tenu compte de l’activisme politique du demandeur au Canada, mais n’a pas été convaincu que ses activités seraient portées à l’attention des autorités turques, 2) l’agent a pris acte du fait que les photographies montrant le demandeur avaient été partagées sur les médias sociaux, mais n’était pas convaincu que les autorités turques seraient en mesure de l’identifier, et 3) la preuve sur les conditions dans le pays n’indiquait pas si des personnes dans la même situation que le demandeur seraient ciblées. Le défendeur soutient que le demandeur n’a pas démontré qu’il avait un profil qui le porterait à l’attention des autorités turques, l’exposant ainsi à un risque d’être persécuté. Le défendeur a cité à cet effet les décisions suivantes : Payrovedennabi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 165 aux para 9-11, 20, 24; Akkaya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1162 [le juge Fothergill] aux para 31-34; Worku c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 784 [la juge McDonald] aux para 18, 32, 35, 36; Asfew c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 800 [le juge Southcott] aux para 4, 8-11.

[24] Cependant, et à mon humble avis, les affaires auxquelles renvoie le défendeur ne sont pas pertinentes, car elles peuvent se distinguer de l’espèce. Aucune de ces affaires n’impliquait le type de changement important aux conditions dans le pays qui se trouve au cœur de la présente affaire. En l’espèce, le pays d’origine (la Turquie) avait connu un événement majeur en 2016. Cet événement — la tentative de coup d’État — s’était produit bien après que la demande d’asile du demandeur eût été tranchée en 2015. Au lieu d’apprécier le risque du demandeur, en tant que Kurde politiquement actif, après la tentative de coup d’État, l’agent a apprécié l’affaire comme si rien n’avait changé, c’est-à-dire comme si les conclusions de la SPR étaient aussi valables en 2021 qu’en 2015, et comme si la tentative de coup d’État et ses conséquences n’avaient pas eu lieu. Ce ne sont pas les faits de la présente affaire.

[25] L’agent n’a pas contesté le fait que le demandeur était politiquement actif au Canada. L’agent a plutôt écarté le militantisme politique marqué du demandeur au Canada, en déclarant qu’il n’était [traduction] « pas convaincu que les autorités turques prendraient connaissance des activités politiques du demandeur et de l’expression de ses identités kurde et alévie au Canada ». Avec égards, je ne juge pas cela convaincant ou raisonnable. Je conviens avec le demandeur que la question plus pertinente et déterminante, compte tenu du fait que le risque doit être apprécié de façon prospective, est de savoir s’il existe plus qu’une simple possibilité que le demandeur soit persécuté s’il se comportait de la même manière en Turquie qu’au Canada. Sur la base de la preuve au dossier relative aux conditions dans le pays, j’ai peu de difficulté à suggérer que la réponse à cette question serait « oui » — il existe plus qu’une simple possibilité que le demandeur soit persécuté en Turquie. Je n’offre qu’une suggestion, et non une conclusion sur ce point, puisque cela est du ressort de l’autre agent qui rendra une nouvelle décision sur la présente affaire. Ce qui importe est le fait qu’il s’agit d’une question qui doit être posée et pour laquelle il doit y avoir une réponse, ce qui n’a pas été le cas.

[26] À cet égard, le demandeur soutient, et je suis d’accord, que l’agent a entravé de manière déraisonnable son pouvoir discrétionnaire en adoptant les conclusions que la SPR avait tirées en 2015, sans tenir raisonnablement compte des différences causées par la tentative de coup d’État qui avait eu lieu entretemps en 2016.

[27] La différence, bien sûr, réside dans les conséquences alléguées de la tentative de coup d’État. L’agent ne s’est pas prononcé sur ce point et, par conséquent, a déraisonnablement apprécié les questions clés, à savoir les changements aux conditions dans le pays et la demande d’asile sur place du demandeur.

VII. Conclusion

[28] La décision n’a pas tenu compte des différences clés alléguées entre les conditions dans le pays avant et après la tentative de coup d’État de 2016, ni de la demande sur place. Par conséquent, la décision n’était pas justifiée à la lumière des faits, de la preuve et des observations présentés à l’agent, comme l’exige le paragraphe 126 de l’arrêt Vavilov. Elle n’a pas non plus tenu compte des questions fondamentales dans la demande d’ERAR, ce qui est contraire au paragraphe 128 de l’arrêt Vavilov. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

VIII. Les questions à certifier

[29] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale à certifier, et aucune n’est soulevée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-7408-19

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie, que la décision est annulée, que l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision, qu’aucune question de portée générale n’est certifiée et qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7408-19

 

INTITULÉ :

ALISAN ARSU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 MARS 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 5 AVRIL 2022

COMPARUTIONS :

Swathi Visalakshi Sekhar

POUR LE DEMANDEUR

Nicole Rahaman

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Swathi Sekhar Professional Corporation

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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