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Date : 20220312

Dossier : IMM‑2151‑22

Référence : 2022 CF 348

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie‑Britannique), le 12 mars 2022

En présence du juge en chef

ENTRE :

ABDULAZIZ ASHRI ALHEDAIB

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ORDONNANCE

VU LA REQUÊTE présentée le 7 mars 2022 pour le compte du demandeur en vue d’obtenir une ordonnance sursoyant à l’exécution, prévue le 14 mars 2022, d’une mesure de renvoi jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue à l’égard de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire sous‑jacente présentée par le demandeur;

ET VU que la demande susmentionnée concerne une décision datée du 8 mars 2022 [la décision] par laquelle un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs [l’agent] de l’Agence des services frontaliers du Canada a rejeté la demande de report de renvoi présentée par le demandeur;

ET VU le critère tripartite applicable en matière de sursis énoncé dans Toth c Canada (Citoyenneté et Immigration), (1988) 86 NR 302 (CAF) [Toth]; RJR ‑‑ Macdonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 à la p 348 [RJR MacDonald]; et R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5 au para 12 [SRC];

ET VU que le critère tripartite est de nature conjonctive, c’est‑à‑dire que le demandeur doit respecter chaque volet du critère : Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112;

ET VU la norme élevée (« la vraisemblance que la demande soit accueillie ») qui s’applique au premier volet du critère lorsqu’un demandeur sollicite le contrôle judiciaire du rejet d’une demande de report de renvoi : Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 3 CF 682 au para 11; Baron c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81 aux para 66‑67 et 74;

ET VU que, dans le contexte de la présente requête, cela renvoie à la probabilité de démontrer que la décision était déraisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 10 [Vavilov]; Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130 au para 42 [Lewis];

ET VU que le pouvoir discrétionnaire des agents de l’ASFC quant au report d’un renvoi est très limité et ne permet le report que de façon temporaire, pour une courte période : Lewis, précité, aux para 54‑55; Forde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1029 au para 36 [Forde];

ET VU les documents déposés par les parties et les plaidoiries des avocats des parties entendues par vidéoconférence aujourd’hui, le samedi 12 mars 2022;

LA COUR ORDONNE que la présente requête est rejetée pour les motifs exposés ci‑dessous.

MOTIFS

[1] Les observations écrites du demandeur ont été déposées avant que la décision soit rendue par l’agent. Par conséquent, dans la mesure où les observations présentées de vive voix aujourd’hui diffèrent des observations écrites présentées antérieurement, je me pencherai sur les observations présentées de vive voix.

[2] Le demandeur est un citoyen de l’Arabie saoudite. Dans sa demande visant le report de son renvoi du Canada, il a déclaré que sa vie serait en danger s’il était renvoyé en Arabie saoudite. Il a soutenu que le risque auquel il serait exposé serait plus important que celui évalué précédemment par la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Il a attribué cette situation au fait qu’il avait récemment transmis une série de gazouillis qui critiquaient le gouvernement saoudien. En outre, il a publié une vidéo dans laquelle il exprimait ouvertement son opinion à l’égard du régime saoudien et se déclarait apostat de l’islam.

[3] Le demandeur soutient que la décision de l’agent était déraisonnable puisqu’elle ne tenait pas compte de sa situation personnelle ni de la preuve qu’il avait présentée concernant les risques auxquels il serait exposé s’il était renvoyé en Arabie saoudite. Plus précisément, il soutient que la décision ne tenait pas compte d’un rapport de Human Rights Watch portant sur les mesures répressives prises par le gouvernement saoudien. Selon ce rapport, le gouvernement irait jusqu’à demander la peine de mort à l’encontre de particuliers uniquement en raison de leurs affiliations ou de leurs idées politiques pacifiques. On y décrit notamment la situation d’un penseur religieux réformiste qui, de l’avis du demandeur, ressemble à la sienne.

i. Vraisemblance que la demande soit accueillie

[4] En ce qui concerne le premier volet du critère tripartite applicable en matière de sursis, le demandeur n’a pas démontré qu’il était vraisemblable que la décision soit jugée déraisonnable pour les motifs qu’il a avancés.

[5] Au moment d’apprécier le caractère raisonnable d’une décision, la Cour doit se demander si la décision est suffisamment justifiée, transparente et intelligible. Pour répondre à ces exigences, la décision doit être fondée « sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle » et être « justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, précité, au para 85.

[6] À mon avis, il est peu probable qu’il soit jugé que la décision de l’agent ne respecte pas ces exigences. En bref, l’agent a explicitement abordé les observations du demandeur concernant les différences entre les gazouillis publiés récemment et les gazouillis précédents (publiés de façon anonyme) qui avaient été évalués par la SPR. Ces différences portaient notamment sur le contenu des gazouillis et sur le fait que le demandeur avait révélé son identité dans les gazouillis récents. En outre, l’agent a tenu compte de certaines conclusions tirées par la SPR au sujet des gazouillis précédents. Ces conclusions comprennent ce qui suit :

  1. il aurait été relativement facile pour le gouvernement saoudien, s’il avait été préoccupé par les gazouillis publiés précédemment par le demandeur, de découvrir la véritable identité de celui‑ci malgré l’utilisation d’un pseudonyme;

  2. même s’il est resté en Arabie saoudite durant cinq mois après la publication des gazouillis précédents dans lesquels il critiquait le gouvernement, le demandeur n’a pas été pris pour cible par le gouvernement avant de quitter le pays et sa famille n’a pas été inquiétée.

[7] De plus, l’agent a souligné que, si le compte Twitter anonyme utilisé par le demandeur était suivi par [traduction] « plus de 2 000 » abonnés au moment de la publication des gazouillis précédents, le nouveau compte n’est suivi que par 26 abonnés. L’agent a aussi souligné que le demandeur n’avait fourni aucune preuve démontrant qu’il avait reçu des menaces en lien avec ses gazouillis les plus récents. Enfin, l’agent a ajouté que même s’il était mentionné, dans une lettre présentée pour le compte du demandeur, que le gouvernement saoudien était au courant de l’existence du demandeur et que celui‑ci serait arrêté à son retour, aucune preuve n’a été présentée à l’appui de ces déclarations.

[8] Compte tenu de ce qui précède, l’agent a conclu que la preuve était insuffisante pour justifier un report du renvoi.

[9] J’estime peu probable qu’il soit jugé que la décision de l’agent n’est pas suffisamment justifiée, transparente ou intelligible, ou qu’elle n’est pas fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle. Je reconnais que la preuve produite par le demandeur n’avait pas à être concluante et qu’elle pouvait même contenir un « élément de spéculation » : Atawnah c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CAF 144 au para 21 [Atawnah]. Cependant, elle devait tout de même être manifeste et convaincante : Atawnah, précité. Il est peu probable que la décision de l’agent soit jugée déraisonnable au motif que l’agent a implicitement conclu que cette norme n’avait pas été respectée.

[10] Il est aussi peu probable que la décision de l’agent soit jugée déraisonnable au motif que l’agent n’a pas abordé le rapport de Human Rights Watch mentionné précédemment. En bref, les lacunes dans la preuve produite par le demandeur concernant les risques auxquels il serait exposé étaient telles qu’il est raisonnablement impossible de considérer la preuve comme s’inscrivant dans le cadre des types d’activités décrits dans le rapport.

[11] Plus précisément, la preuve ne donne pas raisonnablement à penser que la situation du demandeur est semblable à celle du penseur religieux réformiste dont il est question dans le rapport. Si le penseur a apparemment suscité la colère du gouvernement saoudien en publiant certains gazouillis, il se serait aussi livré à un vaste éventail d’autres activités. Il aurait notamment participé à des entrevues télévisées, pris part à des discussions de groupe, écrit des livres et des études, possédé des livres interdits et contrevenu à la loi saoudienne sur la cybercriminalité.

ii. Préjudice irréparable

[12] En ce qui concerne le deuxième volet du critère tripartite, le demandeur est tenu de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’il subira un préjudice irréparable s’il est renvoyé en Arabie saoudite : RJR MacDonald, précité; SRC, précité. Cependant, la preuve qu’il a produite est bien en deçà du seuil visé.

iii. Prépondérance des inconvénients

[13] Le troisième volet du critère tripartite exige du demandeur qu’il démontre, selon la prépondérance des probabilités, que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi d’un sursis.

[14] Lorsqu’une autorité publique fait appliquer une disposition législative validement adoptée, le fardeau qui incombe à l’autorité dans le cadre de l’analyse de la prépondérance des inconvénients est moins exigeant que le fardeau qui incombe à un particulier. En bref, une fois qu’il a été démontré que l’autorité publique propose de prendre des mesures au titre d’une disposition législative validement adoptée, « le tribunal devrait, dans la plupart des cas, supposer que l’interdiction de l’action causera un préjudice irréparable à l’intérêt public » : RJR, précité, à la p 346.

[15] Il ne s’agit pas simplement d’une question de commodité administrative. Il s’agit plutôt de l’intégrité et de l’équité du système canadien de contrôle de l’immigration, ainsi que de la confiance du public dans ce système. C’est particulièrement le cas lorsque les antécédents en matière d’immigration du demandeur remontent à plusieurs années, comme en l’espèce : Selliah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 261 au para 22.

[16] Dans les circonstances de l’espèce, le demandeur est visé par une mesure de renvoi prise validement. Aux termes du paragraphe 48(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, une telle mesure doit être exécutée « dès que possible ».

[17] À mon avis, le demandeur ne s’est pas acquitté du fardeau de démontrer que la prépondérance des inconvénients penche en sa faveur. Autrement dit, il n’a pas établi que le préjudice qu’il subira en cas de rejet de sa demande de sursis sera plus important que le préjudice irréparable à l’intérêt public, mentionné précédemment, qui, peut‑on supposer, pourrait entraîner une restriction de l’application normale de la loi, en l’occurrence l’exécution d’une mesure de renvoi prise validement : RJR, précité, à la p 342.

[18] Ce qui précède constitue un motif suffisant pour conclure que le demandeur n’a pas respecté le troisième volet du critère tripartite applicable en matière de sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi. Cependant, j’estime qu’il convient d’ajouter qu’un autre facteur qui pèse contre le demandeur dans l’analyse de la prépondérance des inconvénients est le fait qu’il a tenté de se faire justice lui‑même en essayant délibérément de créer un risque de préjudice futur qu’il espérait ensuite invoquer pour faire échec à l’application normale de la loi. À cet égard, 20 des 24 gazouillis récents sur lesquels il s’est appuyé pour demander le report de son renvoi ont été publiés entre le 25 février et le 2 mars 2022, soit après qu’il eut été informé de son renvoi imminent. Un tel comportement ne saurait être admis. En effet, le fait d’admettre l’emploi de telles tactiques pourrait raisonnablement miner l’intégrité du système canadien de contrôle de l’immigration, ainsi que la confiance du public dans ce système.

[19] Ce mépris à l’égard des lois canadiennes en matière d’immigration a été exacerbé par les déclarations répétées du demandeur selon lesquelles il était peu probable qu’il comparaisse en vue de son renvoi. Le demandeur a fait ces déclarations au cours d’une entrevue menée en février de cette année, lorsqu’il a été informé qu’il serait renvoyé du Canada ce mois‑ci. Un tel comportement ne peut être toléré.

[20] En dernier lieu, il convient que je tienne compte, dans l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire, des antécédents criminels du demandeur, soit des multiples accusations de violence conjugale portées contre lui. Bien que ces accusations aient finalement été suspendues, la SPR a conclu qu’il existait des raisons sérieuses de penser que le demandeur avait bel et bien commis les agressions alléguées.

[21] Compte tenu de tout ce qui précède, je n’ai aucune difficulté à conclure que la prépondérance des inconvénients penche en faveur de l’exécution de la mesure de renvoi.

CONCLUSION

[22] En conclusion, le demandeur ne s’est pas acquitté de son fardeau à l’égard de chacun des volets du critère tripartite applicable en matière de sursis. Par conséquent, la présente requête est rejetée.

vide

« Paul S. Crampton »

vide

Juge en chef

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

Dossier :

IMM‑2151‑22

 

INTITULÉ :

ABDULAZIZ ASHRI ALHEDAIB c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 MARS 2022

ORDONNANCE :

LE JUGE EN CHEF

DATE DE L’ORDONNANCE :

LE 12 MARS 2022

COMPARUTIONS :

Affan Bajwa

Pour le demandeur

Matt Huculak

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Allied Law

Surrey (Colombie‑Britannique)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

Pour le défendeur

 

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