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Date : 20220422


Dossier : T‐1224‐21

Référence : 2022 CF 591

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 22 avril 2022

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

ERWIN BASTIEN, ET LE CHEF ET LE CONSEIL DE LA NATION DES PIIKANI AU NOM DE LA NATION DES PIIKANI

demandeurs

et

BRIAN JACKSON

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] M. Bastien et M. Jackson sont des conseillers de la Nation des Piikani. M. Bastien a présenté une requête en destitution de M. Jackson, dans laquelle il alléguait que ce dernier avait accepté des pots‐de‐vin, s’était livré à un comportement contraire aux intérêts de la Nation ou avait agi contrairement au piikanissini, soit les valeurs, les principes et le mode de vie de la Nation des Piikani. Le Comité d’appel sur les destitutions de la Nation des Piikani [le Comité] a rejeté la requête. M. Bastien et le conseil demandent maintenant le contrôle judiciaire de cette décision.

[2] Je rejette leur demande. Contrairement aux observations des demandeurs, le Comité n’a pas adopté une interprétation déraisonnable du piikanissini, et il n’a pas non plus négligé d’examiner la preuve produite par M. Bastien. Les adaptations que le Comité avait apportées au processus initialement convenu n’ont entraîné aucun manquement à l’équité procédurale.

I. Contexte

A. Les dispositions applicables

[3] La Nation des Piikani est une Première Nation signataire du Traité no 7 dans le sud de l’Alberta et membre de la Confédération des Pieds‐Noirs. Ses élections sont régies par le Piikani Nation Election Bylaw, 2002 (Règlement électoral de la Nation des Piikani) [le Règlement]. Ce Règlement prévoit une procédure de destitution d’un chef ou d’un conseiller. Ce processus peut être initié notamment lorsqu’un conseiller dépose auprès du conseil une requête énonçant les motifs pour lesquels la destitution d’un autre conseiller est réclamée, avec preuve à l’appui. Le conseil examine ensuite la requête et peut recommander au Comité de destituer le conseiller. Le Comité tient ensuite une audience et rend une décision concernant la destitution.

[4] Le paragraphe 10.05.02 du Règlement énonce les motifs pour lesquels la destitution d’un conseiller peut être demandée :

[traduction]

[...] la personne adopte un comportement qui n’est pas celui que l’on attend d’un membre du conseil de la Nation des Piikani et, sans restreindre la portée générale de ce qui précède, commet un des manquements suivants :

a) elle a accepté ou offert un pot‐de‐vin, a créé un faux document de la Nation des Piikani ou a agi autrement de façon malhonnête dans le cadre de ses fonctions officielles;

b) elle a assisté à une réunion du conseil de la Nation des Piikani en état d’ébriété;

c) elle s’est livrée à une tractation malhonnête;

d) elle n’a pas agi conformément aux principes du PIIKANISSINI;

e) elle a exercé ses pouvoirs de manière abusive et a ainsi porté atteinte à la dignité et à l’intégrité de la Nation des Piikani ou du conseil de la Nation des Piikani;

f) elle a utilisé son poste pour tenter d’obtenir un avantage pour son propre compte, un membre de sa famille immédiate ou une autre personne avec laquelle elle a un lien de dépendance;

g) elle a agi d’une manière qui mine l’autorité légitime du conseil de la Nation des Piikani et qui a porté atteinte au conseil de la Nation des Piikani ou à la Nation des Piikani;

h) elle a agi de façon indépendante sans l’approbation du conseil de la Nation des Piikani d’une manière qui dépasse l’autorité d’un membre du conseil de la Nation des Piikani;

i) elle cesse d’être admissible à occuper le poste de chef ou de conseiller conformément à l’article 6.02;

j) elle commet d’autres actes jugés suffisamment graves par le conseil de la Nation des Piikani, de sorte que la destitution devient un impératif.

[5] L’alinéa d) du paragraphe 10.05.02 mentionne le concept de piikanissini, mais ne le définit pas explicitement. Le préambule du Règlement assimile ce concept aux coutumes et traditions de la Nation et renvoie à une déclaration faite par le conseil en 2002, intitulée « PIIKANISSINI ». Cette déclaration commence par la phrase [traduction] « Piikanissini, le mode de vie des Piikani, établit les valeurs et les principes inhérents aux Akaa Piikani, l’ancien peuple des Piikani ». Elle ne définit pas davantage le piikanissini.

B. La requête en destitution de M. Jackson

[6] Le défendeur, M. Jackson, a été élu à son mandat actuel au conseil de la Nation des Piikani en janvier 2019. Le 2 septembre 2020, le demandeur, M. Bastien, lui aussi membre du conseil, a déposé une requête en destitution de M. Jackson. Le conseil a examiné la requête le 30 septembre 2020 et a recommandé au Comité de destituer M. Jackson.

[7] Les événements à l’origine des allégations qui sous‐tendent la requête ont débuté au cours du mandat précédent de M. Jackson à titre de conseiller et se sont poursuivis jusqu’à aujourd’hui. Ils peuvent être résumés comme suit. En 2006, M. Jackson aurait reçu un pot‐de‐vin de Norwegian Petroleum en contrepartie de son appui à l’octroi de droits pétroliers et gaziers à cette société. Vers 2003, il aurait tenté de transférer une importante somme d’argent appartenant à la Nation à un fonds d’investissement aux États‐Unis, au profit d’un ministre du culte évangélique, une affaire connue sous le nom de [traduction] « l’affaire du transfert Swift ». Au cours de la même période, il aurait pris des mesures pour maintenir Mme Liliana Kostic dans ses fonctions de conseillère financière de la Nation, même s’il savait qu’elle n’était pas qualifiée. Il a également pris diverses mesures pour aider Mme Kostic dans le cadre de deux litiges qui l’opposent à la Nation. Il a été allégué que ces faits correspondaient à la plupart, voire à la totalité des motifs de destitution énumérés ci‐dessus.

[8] Le Comité a tenu des audiences les 13 et 14 mai 2021, ainsi que le 7 juin 2021. Il a entendu les témoignages de M. Bastien et de M. Jackson. Le 7 juillet 2021, il a rendu sa décision par laquelle il rejetait la requête.

C. La décision du Comité

[9] En ce qui concerne les pots‐de‐vin allégués, le Comité a reconnu que M. Jackson n’avait pas nié avoir reçu des paiements de Norwegian Petroleum. Il a décrit l’entente au titre de laquelle ces paiements étaient effectués comme étant créative et étrange, et a relevé que seuls les conseillers qui assistaient aux réunions pour discuter de l’affaire de Norwegian Petroleum recevaient des paiements. Néanmoins, le Comité a conclu qu’il n’y avait aucune preuve indiquant que M. Jackson avait [traduction] « accordé des autorisations à Norwegian Petroleum après avoir été convaincu ou soudoyé par cette dernière ». Pour en arriver à cette conclusion, le Comité a souligné que la preuve de M. Bastien était simplement qu’il était d’avis que faire des paiements directs aux conseillers [traduction] « n’était tout simplement pas la façon dont les choses étaient faites chez les Piikani ».

[10] En ce qui concerne l’affaire du transfert Swift, le Comité a accepté le témoignage de M. Jackson selon lequel le transfert n’avait jamais eu lieu et avait été ordonné par M. Rod North Peigan, que la résolution du conseil de bande concernant le transfert n’était pas légitime et que sa signature sur une note de service du comité des finances approuvant le transfert avait été falsifiée. Le Comité a conclu que la preuve n’appuyait pas l’allégation selon laquelle M. Jackson s’était livré à une tractation malhonnête, et que cela aurait été le cas même si M. Jackson avait approuvé la note de service du comité des finances.

[11] Le Comité a brièvement abordé la question des titres de compétence de Mme Kostic. Il a accepté le témoignage de M. Jackson selon lequel il était dans l’intérêt de la Nation de garder Mme Kostic à titre de conseillère en investissement.

[12] Le Comité a consacré une partie importante de ses motifs au piikanissini. Après avoir cité la déclaration de 2002 sur le piikanissini dans son intégralité, il a souscrit à la conception du piikanissini mise de l’avant par M. Jackson :

[traduction]

Piikanissini, un principe ancien, est quelque chose qui parle au cœur d’une personne et est son guide moral. C’est un concept subjectif que seule la personne elle‐même peut mesurer. En d’autres termes, une personne ne peut pas dire à une autre personne qu’elle viole le Piikanissini. Il appartient à la personne de décider si elle a agi d’une manière qui n’est pas en accord avec le Piikanissini. Il s’agit d’un principe qui est étroitement lié au mode de vie et au guide moral d’une personne. Encore une fois, une personne ne peut pas s’en servir comme étalon pour juger les actions d’une autre personne et lui dire qu’elle n’a pas respecté les normes prescrites par le Piikanissini.

[13] Le Comité a ensuite examiné le comportement présumé être en violation du piikanissini. Il a conclu que M. Jackson avait agi dans ce qu’il croyait être l’intérêt de la Nation ou avait fait des déclarations qu’il croyait véridiques. Il a donc conclu que M. Jackson n’avait pas agi d’une manière incompatible avec les principes du piikanissini.

[14] Le Comité a également rejeté les allégations de M. Bastien concernant d’autres motifs de destitution. Il a conclu que M. Jackson n’avait pas abusé de ses fonctions, que ni lui ni un membre de sa famille n’avait profité de ses gestes, que rien n’indique que lui et Mme Kostic étaient de proches connaissances, que rien n’indique que sa participation à l’action intentée par Mme Kostic a compromis la position de la Nation, et qu’il n’a pas coulé de renseignements à Mme Kostic.

[15] Un membre du Comité a enregistré une dissidence partielle. Il a fait remarquer que M. Jackson [traduction] « semble avoir utilisé sa position pour aider les opposants de la Nation des Piikani dans le cadre d’un litige » et que cela contrevenait aux alinéas d), e) et f) du paragraphe 10.05.02 du Règlement. Néanmoins, le membre était d’avis que la situation n’était pas assez grave pour justifier la destitution de M. Jackson et a approuvé la décision de la majorité concernant l’issue de la requête. Il a également partagé l’avis de la majorité selon laquelle il n’appartient pas à autrui de décider si quelqu’un agit en conformité au piikanissini.

D. La demande de contrôle judiciaire

[16] M. Bastien et le conseil ont présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision du Comité. La demande a été dûment signifiée à M. Jackson, mais ce dernier n’a produit aucun avis de comparution ou dossier de demande.

[17] La veille de l’audience, Me Willier, l’avocat de M. Jackson, a tenté de déposer un avis de comparution. Ma collègue, la protonotaire Catherine Coughlan, a refusé le dépôt de l’avis, parce que le délai imparti pour ce faire était expiré et qu’aucune demande de prorogation du délai n’avait été déposée. Me Willier a également écrit à la Cour pour demander le report de l’audience. À l’audience, je l’ai autorisé à présenter des observations à cet égard. J’ai ensuite rejeté sa demande de report, parce que la demande de contrôle judiciaire avait été dûment signifiée à son client, que ce dernier n’a pris aucune mesure pour y répondre et n’avait fourni aucune explication pour justifier son inaction.

[18] Comme M. Jackson n’a pas produit de dossier de demande, il lui est interdit de présenter des observations à l’audience, à moins que la Cour, conformément à son pouvoir discrétionnaire, ne lui accorde une exception : Gemstone Travel Management Systems Inc c Andrews, 2017 CF 463 au paragraphe 6. J’ai autorisé Me Willier à présenter des observations concernant une question précise se rapportant à la compétence de la Cour d’entendre la demande.

II. Analyse

[19] Je rejette la demande de contrôle judiciaire, parce que la décision du Comité est raisonnable à la lumière de la preuve et qu’elle a été rendue au terme d’un processus équitable. Je traiterai d’abord des observations de M. Jackson concernant la compétence de la Cour d’entendre la présente demande. J’exposerai ensuite mes motifs concernant le caractère raisonnable de la décision du Comité et l’absence de tout manquement à l’équité procédurale.

[20] Auparavant, je tiens à souligner les points sur lesquels le présent jugement ne porte pas. Il ressort clairement du dossier que les parties représentent deux groupes qui ont des perspectives diamétralement opposées sur les événements survenus au cours des deux dernières décennies. Ces divergences ont donné lieu à de longs litiges devant diverses instances. Ma décision porte sur une question restreinte : la décision du Comité est‐elle raisonnable et équitable? De son côté, la décision du Comité porte sur une question précise : M. Jackson devrait‐il être destitué de son poste de conseiller? Comme je l’explique ci‐dessous, mon rôle n’est pas de substituer mon avis à celui du Comité. Je ne me prononce ni sur les questions soulevées devant d’autres instances ni sur le bien‐fondé des opinions politiques de chaque partie.

A. La compétence de la Cour

[21] M. Jackson soutient que notre Cour n’a pas compétence pour entendre la présente demande de contrôle judiciaire. Il affirme que la décision du Comité est définitive, comme le prévoit l’article 11.07 du Règlement :

[traduction]

La décision du Comité d’appel sur les destitutions de la Nation des Piikani est rendue dans les trente (30) jours suivant l’audience, et elle est définitive et exécutoire pour toutes les parties, sans droit d’appel devant le conseil de la Nation des Piikani, le Comité d’appel sur les destitutions de la Nation des Piikani ou une cour de justice.

[22] Je ne souscris pas à la prétention de M. Jackson. La Cour a compétence. Une demande de contrôle judiciaire n’est pas un [traduction] « appel » au sens de l’article 11.07. L’appel et le contrôle judiciaire sont fondamentalement distincts : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Quoi qu’il en soit, la compétence de la Cour d’examiner les décisions rendues par les organismes d’appel en matière d’élections au sein des Premières Nations est fermement établie : Canatonquin c Gabriel, [1980] 2 CF 792 (CA); Ratt c Matchewan, 2010 CF 160 aux paragraphes 96 à 106; Gamblin c Conseil de la Nation des Cris de Norway House, 2012 CF 1536 aux paragraphes 29 à 63.

B. Le caractère raisonnable quant au fond

[23] Les demandeurs contestent principalement le bien‐fondé de la décision du Comité. Toutefois, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, une décision ne sera annulée que si elle est déraisonnable : Vavilov. En d’autres termes, la Cour fait preuve de retenue à l’égard des décisions rendues par les tribunaux d’appel en matière d’élections au sein des Premières Nations. Il incombe au demandeur de démontrer qu’une décision est déraisonnable : Vavilov, au paragraphe 100. En ce qui concerne l’analyse de la preuve par le décideur, la Cour n’intervient que dans des circonstances exceptionnelles, lorsque le décideur « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » : Vavilov, au paragraphe 126. Les décideurs doivent fournir les motifs de leurs décisions, mais ces motifs n’ont pas à être parfaits : Vavilov, au paragraphe 91. Ce principe est particulièrement pertinent en l’espèce, puisque l’article 11.07 du Règlement n’accorde que 30 jours au Comité pour rendre sa décision. Pour ces motifs, la Cour peut examiner la preuve dont était saisi le décideur afin de comprendre pourquoi il est arrivé à un résultat donné : Vavilov, au paragraphe 94.

(1) Le piikanissini

[24] Les demandeurs soutiennent d’abord que l’interprétation donnée par le Comité au concept de piikanissini est déraisonnable. Comme je l’ai expliqué ci‐dessus, le Comité a déclaré que le concept de piikanissini est le guide moral d’une personne et qu’il ne peut pas être utilisé comme étalon pour mesurer le comportement d’une autre personne. Les demandeurs soutiennent que cette interprétation prive de tout effet les dispositions sur la destitution prévues dans le Règlement. Ils font également valoir que le Comité a ignoré la jurisprudence de notre Cour concernant le concept de piikanissini.

[25] Je ne suis pas convaincu que le Comité ait commis une erreur susceptible de contrôle dans son analyse du concept de piikanissini. En renvoyant à ce concept, le Règlement incorpore des principes juridiques non écrits des Piikani dans ce qui est par ailleurs un code électoral écrit. Le Règlement s’abstient de définir le terme piikanissini. En fait, les paragraphes 20.03.03 et 21.03.03 de son règlement d’application prévoient que les membres du Comité d’appel sur les élections et du Comité d’appel sur la destitution doivent être [traduction] « d’origine pied‐noir ». On s’attend donc à ce que les membres de ces comités connaissent le concept de piikanissini. Il en va de même pour les parties aux instances devant ces comités, qui sont nécessairement membres de la Nation des Piikani.

[26] Cependant, la Cour ne connaît pas bien le piikanissini, ce qui justifie un degré élevé de retenue à l’égard des conclusions du Comité à ce sujet : Pastion c Première nation Dene Tha’, 2018 CF 648 aux paragraphes 20 à 27, [2018] 4 RCF 467; Porter c Boucher‐Chicago, 2021 CAF 102 aux paragraphes 27 et 28.

[27] Les demandeurs s’en prennent au fait que le Comité a accepté la vision subjective du piikanissini mise de l’avant par M. Jackson. Toutefois, il n’y a aucune preuve au dossier qui étaye une conception différente du piikanissini. Je ne peux pas bénéficier des conseils des aînés ou des gardiens du savoir. M. Bastien, en particulier, n’a décrit aucune autre vision du piikanissini dans son témoignage. Par exemple, il n’a pas affirmé que le piikanissini donnait quelque enseignement que ce soit sur l’acceptation de paiements d’une entreprise faisant affaire avec la Nation : dossier des demandeurs [DD], à la page 3603. Il peut y avoir des débats au sein de la Nation des Piikani concernant le contenu précis du piikanissini ou ce que le piikanissini peut exiger dans des circonstances particulières. Il appartient cependant au Comité de prendre une décision à cet égard. De plus, lorsqu’il rend sa décision, le Comité n’est pas tenu de fournir des explications qui rendraient les nuances du piikanissini accessibles aux non‐Pieds‐Noirs.

[28] Quoi qu’il en soit, dans son analyse du piikanissini, le Comité ne s’est pas borné à affirmer que celui-ci ne pouvait pas servir de critère ou d’étalon. Il a examiné chaque allégation de manquement et a conclu que M. Jackson avait agi conformément au concept de piikanissini, parce qu’il avait agi conformément à ce qu’il croyait être la vérité ou à ce qu’il pensait être dans l’intérêt de la Nation. Dans leurs observations, les demandeurs ne contestent pas ces conclusions particulières ni l’idée sous‐jacente que le fait d’agir selon ses convictions honnêtes ou dans les intérêts perçus de la Nation est compatible avec le piikanissini. Par conséquent, je suis d’avis que la décision du Comité est raisonnable à cet égard.

[29] Les demandeurs soutiennent que le Comité n’a pas tenu compte de la jurisprudence de la Cour concernant le piikanissini, c’est-à-dire deux décisions concernant des élections ou des destitutions au sein de la Nation des Piikani. Je dois d’abord dire que les décisions de la Cour ne devraient pas être considérées comme étant revêtues de l’autorité du précédent en ce qui a trait au droit autochtone non écrit. La façon dont le Règlement incorpore le piikanissini démontre une intention de ne pas permettre aux non‐Pieds‐Noirs de se prononcer au sujet du contenu ou de l’application du piikanissini. L’autonomie de la Nation des Piikani à l’égard de la définition de son propre droit serait compromise si des décisions de notre Cour devenaient un précédent contraignant concernant le piikanissini.

[30] Quoi qu’il en soit, les décisions sur lesquelles s’appuient les demandeurs ne sont pas incompatibles avec la décision du Comité en l’espèce. Dans l’affaire Jackson c Première Nation des Piikani, 2008 CF 130, mon collègue le juge Michael Phelan ne prétendait pas définir ou appliquer le piikanissini. Il a plutôt interprété les dispositions du Règlement concernant l’éligibilité, dans leur version en vigueur à l’époque, comme interdisant au directeur général des élections d’empêcher un candidat de se présenter en raison d’une violation présumée du piikanissini. Dans l’affaire Chef Gayle Strikes With a Gun c Première Nation des Piikani, 2014 CF 908 [Strikes With a Gun], ma collègue la juge Glennys McVeigh a rejeté une demande de contrôle judiciaire d’une décision d’un Comité différemment constitué, destituant le chef pour violation des principes du piikanissini. Même si je ne dispose pas des motifs du Comité dans cette affaire, les motifs de la juge McVeigh suggèrent que Mme Strikes With a Gun était en conflit d’intérêts, désobéissait à une ordonnance judiciaire et tolérait un comportement abusif de la part de ses partisans. Rien n’indique que Mme Strikes With a Gun avait agi selon ses convictions honnêtes ou dans l’intérêt de la Nation. Aucune analogie ne peut donc être établie avec la présente affaire. Même s’il fallait conclure que la décision du Comité dans cette affaire n’est pas compatible avec celle faisant l’objet du présent contrôle, le fait qu’un tribunal administratif rende des décisions contradictoires n’est pas en soi un motif de contrôle judiciaire : Vavilov, aux paragraphes 71 et 72.

[31] Enfin, je ne suis pas d’accord avec le fait que l’interprétation que le Comité a donnée au concept de piikanissini rend inefficace la procédure de destitution prévue dans le Règlement. Il existe plusieurs motifs de destitution autres qu’une violation du piikanissini. Malgré les affirmations de M. Jackson concernant la nature subjective du piikanissini, le Comité a procédé à un examen détaillé de son comportement. L’affaire Strikes With a Gun fournit un exemple d’une atteinte au piikanissini qui a mené à une destitution.

(2) L’examen de la preuve

[32] Les demandeurs contestent également la manière dont le Comité a analysé la preuve. Essentiellement, ils font valoir que le Comité a accepté la preuve produite par M. Jackson sans expliquer pourquoi la preuve produite par M. Bastien a été rejetée. Bien qu’ils affirment que cela s’est produit fréquemment, ils ne fournissent que trois exemples d’une telle situation.

[33] À mon avis, les critiques des demandeurs sont injustifiées. En réalité, M. Bastien n’a pas été un témoin direct de la plupart des actes qu’il reproche à M. Jackson. Il n’était pas membre du conseil de 2003 à 2007, lorsque bon nombre de ces faits ont eu lieu. Sa cause est largement fondée sur des preuves documentaires. Bien qu’il ait demandé au Comité d’adopter une certaine interprétation de ces preuves, il a souvent été incapable de fournir le contexte qui aurait aidé le Comité à comprendre la transaction dont un document donné faisait état. Ce contexte a souvent été fourni par M. Jackson.

[34] La question des pots‐de‐vin illustre le contraste entre la preuve de M. Bastien et celle de M. Jackson. M. Bastien a fondé sa cause sur certains documents montrant que M. Jackson et d’autres conseillers avaient reçu des paiements directement de Norwegian Petroleum. Toutefois, au‐delà de ces documents, M. Bastien n’avait que peu d’éléments concrets démontrant que ces paiements constituaient des pots‐de‐vin. Par exemple, lorsqu’il a été interrogé par l’avocat du Conseil, il ne pouvait qu’offrir l’explication suivante (DD, aux pages 3590 et 3591) :

[traduction]

Q. [...] avez‐vous des éléments de preuve démontrant que ces paiements ont été faits dans le but d’inciter ou d’encourager M. Jackson à signer une entente avec Norwegian Petroleum?

R. Juste ce que nous avons dans la requête, que les chèques les ont amenés à signer la dernière chose le jour de – ils ont tous reçu le chèque.

Q. D’accord. Donc, votre preuve est que les chèques ont précédé la signature de l’entente?

R. Ouais.

Q. Avez‐vous des preuves à présenter au Comité qui indiqueraient que ces chèques ont été faits dans le but de soudoyer M. Jackson ou les autres personnes qui ont conclu l’entente, de manière à ce que ces chèques puissent être qualifiés de « pot‐de‐vin »? Avez‐vous des preuves à ce sujet?

R. Juste la pratique courante que nous utilisons chez nous, que nous ne faisons pas ça.

Q. OK.

R. Nous remettons tout à la Nation pour ne pas avoir l’air d’accepter un pot‐de‐vin.

Q. OK.

R. Donc, à la Nation, et ensuite, nous faisons ce que vous avez dit : si vous venez dans la réserve, vous payez à la Nation, et la Nation vous paiera.

Q. D’accord. OK.

R. À part ça, c’est tout ce que j’ai.

Q. Donc, votre preuve est que ce n’était pas la façon dont nous faisons normalement les choses. Ce n’était pas la façon de faire les choses ainsi au sein de la Nation des Piikani?

R. Exactement.

[35] M. Jackson a admis avoir reçu les paiements. Par conséquent, le Comité n’était pas tenu d’entreprendre une longue analyse de la preuve documentaire. M. Jackson a toutefois livré un témoignage détaillé au sujet des négociations avec Norwegian Petroleum et des motifs qui ont amené la société à verser des paiements directs à certains conseillers. M. Bastien, qui n’a pas participé à ces négociations et qui a appris l’existence des paiements plusieurs années plus tard (DD, à la page 3482), n’a présenté aucune preuve contredisant le témoignage de M. Jackson. Il n’est donc pas étonnant que l’analyse que fait le Comité de cette question mette principalement l’accent sur la preuve produite par M. Jackson.

[36] Cela m’amène aux arguments des demandeurs concernant certains cas précis où le Comité aurait fait fi de la preuve. Le premier cas concerne l’intervention de M. Jackson dans un litige auquel Mme Kostic était partie. M. Bastien affirme qu’un conseiller qui n’appuie pas une décision prise par le conseil a le devoir de démissionner et que la contestation publique des décisions du conseil est incompatible avec les fonctions d’un conseiller. La majorité du Comité était en désaccord avec cette prétention et a conclu que M. Jackson pouvait prendre position dans le litige auquel Mme Kostic était partie en se fondant sur ce qu’il croyait honnêtement être véridique. Je ne vois rien de déraisonnable dans cette conclusion. En particulier, le Comité n’était pas tenu de traiter du témoignage de M. Bastien à cet égard, car ce témoignage n’était qu’une reformulation de son opinion concernant la portée des motifs de destitution d’un conseiller; en d’autres termes, il s’agissait d’un énoncé de droit et non de fait. M. Jackson a admis avoir témoigné dans le cadre du litige auquel Mme Kostic était partie. La seule question factuelle était l’honnêteté de ses croyances, une question à l’égard de laquelle aucune preuve contraire n’a été présentée.

[37] Le deuxième reproche des demandeurs à propos de l’analyse que le Comité a fait de la preuve porte sur les qualifications de Mme Kostic en tant que conseillère en investissement. À cet égard, la cause de M. Bastien s’appuyait presque exclusivement sur une note de service de 2003 rédigée par M. Slavik, qui était alors conseiller juridique de la Nation des Piikani, dans laquelle ce dernier affirmait que Mme Kostic ne possédait pas les qualifications requises. Le témoignage de M. Bastien sur cette question était vague (DD, aux pages 3790 à 3803). L’embauche de Mme Kostic n’a pas retenu son attention lorsqu’il était membre du conseil. Il n’était pas non plus présent lorsque M. Slavik a donné son avis et n’en a découvert l’existence que plusieurs années plus tard.

[38] Au contraire, M. Jackson a livré un témoignage détaillé concernant le processus qui a mené le conseil à retenir les services de CIBC Wood Gundy, où Mme Kostic travaillait. Il a également expliqué que, lorsque Mme Kostic a changé d’employeur, il y a eu une brève période au cours de laquelle elle était qualifiée au Manitoba, mais pas en Alberta, et qu’elle a rapidement obtenu une licence en Alberta également.

[39] Au regard de cette preuve, le Comité pouvait raisonnablement décider que M. Jackson, en tant que membre du conseil, a fait ce qu’il pensait être dans l’intérêt de la Nation lorsque les membres du conseil ont retenu les services de Mme Kostic et l’ont suivie lorsqu’elle a changé d’employeur. Il n’est pas étonnant que l’analyse du Comité sur la question se soit concentrée sur la preuve produite par M. Jackson, car M. Bastien n’avait que peu, voire aucune connaissance directe des faits.

[40] Le troisième aspect que les demandeurs ont soulevé à l’audience est la présence de contradictions dans le témoignage de M. Jackson. Une contradiction alléguée concerne les dates des paiements reçus de Norwegian Petroleum. Le témoignage de M. Jackson indiquait que Norwegian Petroleum a cessé de verser des paiements à la Nation et a commencé à verser des paiements directement aux conseillers qui assistaient aux réunions du conseil. Toutefois, le premier paiement à M. Jackson a été versé le 30 juin 2006, tandis que Norwegian Petroleum a continué à verser des paiements à la Nation pendant l’été. Lors de son contre‐interrogatoire sur la question, M. Jackson n’a pas pu fournir d’explication claire (DD, aux pages 3668 à 3672). Le Comité n’a pas abordé cette question dans ses motifs. Il aurait peut‐être été utile de savoir pourquoi le Comité a accordé peu de poids à cette question. Toutefois, il était loisible au Comité d’accepter la preuve de M. Jackson malgré la présence de certaines contradictions : FH c McDougall, 2008 CSC 53 aux paragraphes 57 à 73, [2008] 3 RCS 41. La contradiction alléguée concerne des événements qui sont survenus il y a 15 ans, à l’égard desquels aucune preuve contraire n’avait été présentée, et elle était relativement peu importante. Le défaut du Comité d’aborder expressément la question ne rend pas sa décision déraisonnable.

[41] Une deuxième contradiction alléguée concerne un recours collectif intenté par M. Jackson au nom de tous les membres de la Nation contre la CIBC. M. Jackson a d’abord témoigné que l’action avait été rejetée après qu’un autre représentant demandeur lui eut été substitué et qu’il eut diminué son implication dans ce recours. Lorsqu’il a été confronté à l’ordonnance rejetant l’action, qui le nommait toujours comme demandeur, M. Jackson a affirmé qu’il n’avait jamais vu cette ordonnance. Sans qu’on en sache davantage, je ne vois pas cela comme une question importante que le Comité devait aborder expressément. Je fais remarquer que le recours collectif n’a joué aucun rôle dans la requête en destitution de M. Jackson ou dans la décision du Comité.

(3) L’évaluation globale des motifs de destitution

[42] Les demandeurs font également valoir que le Comité a fait abstraction du cadre établi au paragraphe 10.05.02 du Règlement en omettant d’effectuer une évaluation globale de la question de savoir si la destitution était justifiée et en procédant plutôt à une analyse distincte de chaque motif de destitution. Cet argument est sans fondement. Le Comité a conclu qu’aucun des motifs individuels de destitution n’avait été établi. M. Bastien n’a pas présenté de motifs de destitution autres que ceux énumérés au paragraphe 10.05.02. Ayant conclu que la preuve n’appuyait aucune des allégations de M. Bastien, il est difficile de comprendre comment le Comité aurait pu néanmoins conclure que la destitution était justifiée. Bien que le Règlement permette théoriquement la destitution d’un conseiller en se fondant sur l’ensemble des éléments de preuve plutôt que des motifs précis (voir, par exemple, Strikes With a Gun, au paragraphe 171), je ne vois pas comment cela pourrait être possible en l’espèce. En ce qui concerne la plupart des motifs, le Comité a conclu qu’il n’y avait aucune preuve indiquant que M. Jackson avait fait quoi que ce soit de mal. Il ne s’agit pas d’une situation où la preuve d’un acte répréhensible se rapportant à plusieurs motifs peut « équivaloir » à un niveau qui justifie la destitution.

[43] Dans la décision Johnny c Bande indienne d’Adams Lake, 2017 CAF 147 au paragraphe 20 [Johnny], la Cour d’appel fédérale a décrit le rôle des comités d’appel en matière d’élections dans les affaires de destitution :

Dans tous les cas, il incombe aux membres élus du tribunal de révision de la collectivité de déterminer si le comportement reproché atteint le point où la destitution d’un conseiller élu démocratiquement est justifiée. Il s’agit d’une décision que le tribunal de révision de la collectivité doit prendre en s’appuyant sur sa connaissance des coutumes et des normes de la bande, en tenant compte d’attentes réalistes et en faisant preuve de gros bon sens, afin de déterminer si la conduite d’un conseiller a amené les électeurs à perdre leur foi et leur confiance dans son jugement ou à perdre leur respect pour lui, au point de justifier sa destitution. Il faut que les attentes soient réalistes et que l’on fasse preuve de bon sens, car une norme de conduite fondée sur la perfection absolue a peu de chance d’être respectée en tout temps et donnera vraisemblablement lieu à de fréquentes pétitions en vue de destituer les conseillers.

[44] Après avoir examiné le dossier, je suis convaincu que le Comité s’est raisonnablement acquitté de son rôle, de la façon dont l’a décrit la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt ci‐dessus.

(4) Les recommandations outrepassant la compétence du Comité

[45] À la fin de ses motifs, le Comité a fait état des nombreux litiges dans lequel la Nation était embourbée et a formulé deux recommandations [traduction] « en dehors de sa décision officielle ». Il a d’abord recommandé [traduction] « que le chef et le conseil de la Nation des Piikani et leurs familles déploient des efforts immédiats, par leur culture, leurs cérémonies et leur spiritualité, pour se réconcilier les uns avec les autres ». Il a également proposé que les services d’un avocat externe, comme un ancien juge, soient retenus pour établir si les réclamations concernant Mme Kostic et M. McMullen peuvent être réglées.

[46] Les demandeurs contestent ces recommandations, en affirmant qu’elles outrepassent la compétence du Comité, qu’elles ne sont pas autorisées par le Règlement et qu’elles ne sont pas dûment fondées sur la preuve.

[47] Il arrive parfois qu’une cour ou un tribunal administratif formule des recommandations, des souhaits ou des suggestions qui vont au‐delà de son mandat officiel. Ces recommandations ne sont pas contraignantes. Étant donné qu’elles ne font pas partie de la décision officielle, elles ne sont pas assujetties au contrôle judiciaire. Je ne vois rien dans les recommandations du Comité qui entacherait son raisonnement ou sa décision.

C. L’équité procédurale

[48] Je me penche maintenant sur les allégations des demandeurs selon lesquelles le processus suivi par le Comité était inéquitable. À cet égard, il est bien établi que la destitution d’un conseiller dans le cadre d’un processus décisionnel exige des garanties solides d’équité procédurale : Johnny, aux paragraphes 24 et 25. Le Règlement lui‐même énonce certaines de ces garanties :

[traduction]

11.03 Le chef ou le conseiller contre lequel la procédure est intentée a la pleine possibilité de présenter une réponse et de se défendre; il peut notamment exiger qu’on lui communique l’ensemble des éléments de preuve avant l’audience.

11.04 Le chef ou le conseiller contre lequel la procédure est intentée a la pleine possibilité de présenter une réponse et de se défendre lors de l’audience; il peut notamment exiger la production de documents, la comparution de témoins et le respect de son droit à un avocat.

11.05 Le Comité d’appel sur la destitution de la Nation des Piikani détermine les règles de conduite de l’audience qu’elle juge nécessaires et appropriées dans les circonstances.

[49] Néanmoins, les exigences d’équité procédurale ne constituent pas une camisole de force. Les décideurs des Premières Nations, comme le Comité, « devrai[ent] avoir une latitude étendue de choisir [leurs] propres procédures » : Bruno c Canada (Commission d’appel en matière électorale de la Nation Crie de Samson), 2006 CAF 249 au paragraphe 22. Dans ce contexte, les choix d’un tribunal en matière de procédure ne sont pas inéquitables du simple fait que le demandeur aurait préféré que le tribunal procède différemment.

[50] De plus, « [l]es questions relatives à l’équité procédurale doivent être soulevées à la première occasion, et le défaut de ce faire équivaut à une renonciation tacite relativement à tout manquement perçu à l’équité procédurale » : Sanusi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1004 au paragraphe 7. En d’autres termes, une partie « ne peut invoquer devant la Cour une question d’équité procédurale qu’elle n’a pas soulevée devant le Tribunal » : Société Canadian Tire Corporation Limitée c Koolatron Corporation, 2016 CAF 2 au paragraphe 33; voir aussi Johnson c Canada (Procureur général), 2011 CAF 76 au paragraphe 25; Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au paragraphe 90, [2019] 1 RCF 121.

[51] Quatre motifs interdépendants justifient l’exigence de soulever les questions d’équité procédurale le plus tôt possible. Premièrement, cela donne au décideur la possibilité de corriger le manquement allégué. Deuxièmement, l’absence de plainte en temps opportun indique souvent que la situation n’est pas aussi grave qu’on pourrait le prétendre ultérieurement. Troisièmement, les parties ne devraient pas être encouragées à garder le silence au sujet d’éventuels manquements à l’équité procédurale et à ne soulever la question que si le résultat de l’instance leur est défavorable. Dans ces circonstances, la partie adverse peut s’être légitimement fiée à l’absence d’opposition. Quatrièmement, le fait d’invoquer un manquement à l’équité procédurale ne devrait pas être une façon de revenir sur des choix tactiques que, avec le recul, une partie regrette.

[52] Les doléances des demandeurs en ce qui a trait à la procédure ne satisfont pas à cette exigence de base. La plupart d’entre elles concernent des questions auxquelles M. Bastien ne s’est pas opposé pendant les délibérations du Comité.

[53] Je tiens également à souligner qu’il incombe au demandeur d’établir qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale. Pourtant, bon nombre des plaintes des demandeurs sont de nature générale et ne sont pas étayées par des renvois à des parties précises de la transcription de l’audience. Il m’est donc difficile de me prononcer sur leur validité. Mon examen du dossier m’amène simplement à dire que le Comité a donné aux deux parties la pleine possibilité d’administrer leur preuve et de présenter leurs observations dans le cadre d’une audience de trois jours.

(1) Changements de dernière minute au processus d’audience

[54] La première plainte spécifique des demandeurs concerne les décisions du Comité concernant l’administration de la preuve. Selon les règles d’audience initialement adoptées par le Comité, la preuve devait principalement être présentée par écrit et l’audience serait réservée à la contre‐preuve, aux interrogatoires du Comité et aux plaidoiries. Pourtant, deux jours avant l’audience, le Comité a ordonné aux parties de présenter un témoignage de vive voix concernant toutes les questions en litige. De plus, après le début de l’audience, le Comité, après avoir discuté avec les avocats, a ordonné aux parties de présenter la preuve question par question, de telle sorte que M. Bastien et M. Jackson ont comparu en alternance à la barre des témoins.

[55] Je reconnais que ces changements de dernière minute ont exigé que les parties et leurs avocats fassent preuve d’une certaine souplesse. Toutefois, ces changements ne constituent pas un manquement à l’équité procédurale.

[56] Premièrement, M. Bastien ne s’est pas plaint lorsque ces changements ont été annoncés. Après avoir appris qu’il devrait témoigner, M. Bastien n’a pas demandé de report ou n’a pas autrement affirmé que le processus était inéquitable. La décision de procéder question par question a été prise après que les parties et l’avocat du Comité eurent discuté de l’affaire pendant une pause. M. Bastien n’a soulevé aucune opposition et n’a pas laissé entendre que ce processus entraînerait une quelconque forme d’injustice.

[57] Deuxièmement, je ne comprends pas comment l’obligation de témoigner de vive voix constitue un manquement à l’équité procédurale. Les parties se plaignent habituellement de l’inverse, c’est‐à‐dire que le décideur refuse d’entendre les témoins en personne. Quoi qu’il en soit, la décision du Comité d’entendre des témoins a contribué à rendre le processus plus équitable. Le Comité n’a pas fourni les motifs de sa décision d’obliger les parties à témoigner de vive voix. Après avoir examiné les déclarations écrites des parties, il a peut‐être conclu qu’il ne pouvait pas trancher adéquatement l’affaire sans témoignage de vive voix, en particulier parce qu’elle portait sur des questions de pots‐de‐vin. Il était certainement loisible au Comité d’insister pour qu’on lui présente une preuve testimoniale.

[58] Bien que M. Bastien n’ait peut‐être eu que peu de temps pour se préparer, je ne vois pas en quoi cela pourrait être suffisamment grave pour constituer un manquement à l’équité procédurale. Après tout, M. Bastien devait connaître sa cause et être prêt à répondre aux questions, qu’il témoigne ou non en chef lors de l’audience. En effet, l’avocate de M. Bastien a déclaré, dans un courriel daté du 10 mai 2021, que son client serait [traduction] « prêt à fournir tout élément de preuve, précision ou réponse aux questions demandées par le Comité ».

[59] De même, M. Bastien n’a pas expliqué dans quelle mesure la décision du Comité d’entendre les témoignages sur chaque question de manière successive l’a empêché de présenter sa preuve ou de répondre à la preuve de M. Jackson, ou a autrement constitué un manquement à l’équité procédurale.

[60] Troisièmement, M. Bastien ne peut pas prétendre s’être légitimement attendu à ce qu’aucun témoin ne soit entendu. Dans la mesure où les attentes alléguées sont fondées sur les règles d’audience adoptées par le Comité, ces règles préservent le pouvoir discrétionnaire du Comité de modifier le processus :

[traduction]

18. Le Comité peut apporter, à tout moment, des modifications ou des ajouts aux présentes Règles s’il juge que des changements sont nécessaires et appropriés pour s’assurer que les procédures sont menées d’une manière qui soit équitable pour toutes les parties, efficace et respectueuse de la primauté du droit.

[61] M. Bastien a peut‐être pensé qu’un processus écrit serait plus avantageux pour lui. Toutefois, cela n’entraîne aucune attente légitime.

(2) La gestion de la preuve

[62] M. Bastien conteste ensuite un certain nombre de décisions prises par le Comité concernant l’admissibilité des éléments de preuve. Comme je l’ai mentionné ci‐dessus, bon nombre des allégations de M. Bastien manquent de précision et sont difficiles à évaluer. Il faut aussi garder à l’esprit qu’un décideur comme le Comité est appelé à prendre plusieurs décisions concernant l’admissibilité des éléments de preuve et que ces décisions n’influent pas toutes sur l’équité du processus. En prenant ces décisions, le Comité doit veiller à ce que le processus soit non seulement équitable, mais aussi efficace, et qu’il tienne compte du principe de proportionnalité.

[63] L’allégation la plus précise de M. Bastien est celle selon laquelle le Comité a rejeté sa demande de présentation de nouveaux éléments de preuve. Quelques jours avant la reprise de l’audience en juin, M. Bastien a demandé l’autorisation de présenter des documents qui avaient été récemment déposés dans le cadre d’instances connexes devant notre Cour et qui prouveraient l’existence d’une collaboration accrue entre M. Jackson et Mme Kostic, l’existence d’une relation entre eux et la divulgation de documents par M. Jackson à Mme Kostic. Le Comité a rejeté cette demande, faisant remarquer que la preuve par écrit aurait dû être produite dans les délais prévus dans les règles d’audience. À mon avis, la décision du Comité n’a pas rendu le processus inéquitable. Selon la description fournie par M. Bastien, je crois comprendre que les éléments de preuve concernant la collaboration auraient simplement renforcé ce qui était déjà au dossier. Étant donné que le Comité était d’avis qu’un tel comportement ne constituait pas un motif de destitution, une preuve supplémentaire ou une preuve de répétition n’aurait pas modifié cette conclusion. En ce qui concerne la relation entre M. Jackson et Mme Kostic, rien n’empêchait l’avocate de M. Bastien de contre‐interroger M. Jackson sur cette question.

[64] M. Bastien se plaint également que le Comité a fait preuve de plus de générosité à l’égard de M. Jackson en lui permettant de déposer un affidavit supplémentaire avant l’audience et de témoigner au‐delà des limites de sa déclaration écrite. Il affirme également que la preuve de M. Jackson était mal organisée et n’était pas adéquatement classifiée. Cela peut être vrai à certains égards. Les documents de M. Jackson n’étaient pas un modèle d’organisation. M. Bastien et M. Jackson avaient tous deux tendance à témoigner sur des faits dont la pertinence n’était pas immédiatement évidente. Toutefois, rien de tout cela n’a rendu le processus inéquitable. M. Bastien n’a pas été privé de la possibilité de présenter sa cause. On ne l’a pas non plus empêché de comprendre la cause de son opposant, qui est demeurée sensiblement la même tout au long de l’audience, même si elle aurait pu être mieux organisée et que des questions secondaires étaient parfois soulevées.

(3) L’absence d’un membre du Comité

[65] Le dernier manquement procédural soulevé par les demandeurs concerne le fait qu’un membre du Comité était absent le dernier jour de l’audience, mais qu’il a néanmoins participé à la décision après avoir examiné la transcription.

[66] Dans l’arrêt SITBA c Consolidated‐Bathurst Packaging Ltd, [1990] 1 RCS 282 aux pages 329 et 330, la Cour suprême du Canada a déclaré qu’« en règle générale les membres d’un banc qui participent effectivement à une décision doivent avoir entendu la totalité de la preuve et des plaidoiries soumises par les parties ». Cette règle est souvent décrite par la maxime « he who decides must hear » ([traduction] « celui qui tranche une affaire doit l’avoir entendue »). Dans l’affaire Johnny, par exemple, la décision d’un tribunal d’appel en matière d’élections a été annulée parce que certains membres du tribunal n’avaient pas assisté à toutes les audiences.

[67] Néanmoins, comme pour tout manquement à l’équité procédurale, une partie peut renoncer à l’application de cette règle si elle ne soulève pas la question dès que possible. Dans la décision Bart v McMaster University, 2016 ONSC 5747 au paragraphe 151 [Bart], la Cour divisionnaire de l’Ontario a tiré la conclusion suivante :

[traduction]

[...] ayant consenti à un processus et à une procédure selon lesquels un membre du Tribunal serait absent pendant une période limitée et examinerait la bande sonore de ce qu’il a manqué, les demandeurs [traduction] « ne peuvent pas être admis à se plaindre qu’il était déficient ou qu’[ils] avai[ent] droit à un autre processus » (Taucar v. University of Western Ontario, 2011 ONSC 3069, 36 DLR (4th) 305 (C. div.), autorisation d’appel à la [Cour d’appel de l’Ontario] refusée, 211 ACWS (3d) 748, 2011 CarswellOnt 15071, autorisation de pourvoi à la [Cour suprême du Canada] refusée, [2015] CSCR no 13, au paragraphe 16). Tirer une autre conclusion aurait pour effet d’encourager les demandeurs à faire le choix tactique de passer sous silence un motif potentiel de contrôle judiciaire et de le soulever seulement s’ils reçoivent une décision défavorable.

[68] De même, la Cour d’appel fédérale a envisagé la possibilité d’une renonciation à l’application de cette règle dans des circonstances semblables : STG, section locale 333 c Prince Rupert Grain Ltd, [1987] 3 CF 479 (CA).

[69] En l’espèce, l’avocat du Comité a écrit aux parties le 4 juin 2021 pour les informer qu’un membre du Comité ne serait pas en mesure d’assister à l’audience du 7 juin. Il a demandé aux parties si elles consentaient à procéder à l’audience en l’absence de ce membre, qui examinerait ultérieurement l’enregistrement ou la transcription de l’audience, ou s’ils préféraient que l’audience soit reportée. L’avocat de M. Jackson a donné son consentement, mais l’avocate de M. Bastien a déclaré ce qui suit dans un bref courriel : [traduction] « nous préférerions reprendre lorsque tous les membres du Comité pourront être présents pour entendre la preuve et poser des questions aux témoins ». Plus tard le même jour, le Comité a annoncé qu’il procéderait à l’audience le 7 juin, en l’absence d’un membre.

[70] Cette façon de procéder soulèverait des préoccupations, n’eût été le consentement tacite de M. Bastien, qui empêche ce dernier de soulever la question dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Dans l’échange de courriels du 4 juin, l’avocate de M. Bastien a simplement indiqué qu’elle préférerait que l’audience soit reportée. Elle n’a jamais mentionné qu’il serait inéquitable de procéder à l’audience en l’absence d’un membre du comité. Elle n’a soulevé aucune opposition lorsque le Comité a annoncé qu’il ne reporterait pas l’audience. Lorsque l’audience a repris le 7 juin, elle n’a soulevé aucune préoccupation concernant l’absence d’un membre du Comité.

[71] Soulever cette question maintenant est exactement le genre de tactique condamnée par la Cour divisionnaire de l’Ontario dans l’affaire Bart. Si M. Bastien craignait que l’absence d’un membre ne rende l’audience inéquitable, il aurait dû le déclarer devant le Comité. Son défaut de le faire dans des termes clairs et en temps opportun équivaut à un consentement tacite.

III. Décision

[72] Pour les motifs exposés ci‐dessus, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[73] Étant donné que M. Jackson n’a pas déposé d’avis de comparution et n’a pas participé à l’instance jusqu’à la toute dernière minute, aucuns dépens ne seront adjugés.


JUGEMENT dans le dossier T‐1224‐21

LA COUR STATUE que :

1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T‐1224‐21

 

INTITULÉ :

ERWIN BASTIEN, ET LE CHEF ET LE CONSEIL DE LA NATION DES PIIKANI AU NOM DE LA NATION DES PIIKANI c BRIAN JACKSON

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 29 mars 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

Le 22 avril 2022

COMPARUTIONS :

Caireen E. Hanert

Emily Grier

POUR LES DEMANDEURS

 

Will Willier

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Calgary (Alberta)

POUR LES DEMANDEURS

 

Willier & Company

Avocats

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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