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Date : 20220426


Dossier : IMM-6547-21

Référence : 2022 CF 604

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 avril 2022

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

THUSYANTHAN ARUMAITHURAI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 6 août 2021 par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27.

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

II. Le contexte

A. Les faits

[3] Le demandeur, né en 1984, est un citoyen du Sri Lanka d’origine tamoule. En janvier 2019, il s’est joint à un groupe de surveillance de quartier dans son village natal près de Jaffna en raison d’une montée de la criminalité principalement attribuable au groupe Aava. Le groupe Aava était soupçonné d’avoir des liens avec les autorités sri lankaises. Le seul et unique quart de surveillance fait par le demandeur remonte au 19 janvier 2019. Au cours d’une altercation avec des membres du groupe Aava, le demandeur a été agressé et identifié comme étant le frère de Lathees.

[4] Par la suite, le demandeur a vu des membres du groupe Aava parler avec des militaires sri lankais. Environ une semaine plus tard, des membres du groupe sont venus chez lui pour demander où se trouvait Lathees. Ils lui ont dit de se présenter au camp local de la Division des enquêtes criminelles le lendemain. Au lieu de cela, le demandeur s’est caché et a pris des dispositions pour quitter le Sri Lanka avec l’aide d’un passeur qui a versé un pot-de-vin à un agent de sécurité à l’aéroport de Colombo. Il a quitté le Sri Lanka le 3 mai 2019 muni de son propre passeport et il est passé par plusieurs pays avant d’atteindre le Canada, notamment les États-Unis où il a été détenu.

[5] Le frère du demandeur, Lathees, a obtenu le statut de réfugié au sens de la Convention au Canada le 15 juin 2015. Son deuxième frère, Nishantan, a obtenu le statut de réfugié au sens de la Convention au Canada le 23 août 2010. Nishantan faisait partie de ceux qui ont fui vers le Canada à bord du navire Sun Sea. Leurs demandes d’asile ont été examinées par la même commissaire que celle qui a traité la demande d’asile du demandeur. Le nom de famille des trois frères est le même que celui d’un individu non apparenté arrivé à bord du Sun Sea, qui est un présumé trafiquant d’armes pour les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (les TLET).

B. La décision faisant l’objet du contrôle

[6] Le 23 avril 2021, la SPR a jugé que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[7] La SPR a conclu que les affirmations du demandeur n’étaient pas crédibles en raison de contradictions, d’incohérences et d’omissions importantes dans son témoignage. Elle a aussi conclu que le demandeur ne disposait d’aucun document corroborant crédible pour appuyer sa demande d’asile. Ces conclusions étaient notamment fondées sur des contradictions relevées entre ce que le demandeur avait dit aux autorités américaines et aux agents des services frontaliers canadiens et ce qu’il avait indiqué dans l’exposé circonstancié de son formulaire Fondement de la demande d’asile (le formulaire FDA). En outre, la SPR a conclu que le témoignage du demandeur était vague et que, malgré les questions répétées, il n’était pas arrivé à identifier les personnes qu’il affirmait craindre au Sri Lanka.

[8] La SPR s’est penchée sur la question de savoir si le profil du demandeur, un homme tamoul de 37 ans, pouvait justifier une crainte fondée de persécution au Sri Lanka. S’appuyant sur le fondement objectif de la demande d’asile, la commissaire a conclu que le profil du demandeur ne l’exposait pas à un risque. Il ne correspondait pas au profil des personnes à risque d’être persécutées, comme les militants, les journalistes et les anciens ou présumés membres des TLET. Selon les documents sur les conditions au Sri Lanka, la commissaire a estimé qu’il ne serait pas exposé à un risque s’il devait retourner au pays, y compris en tant que demandeur d’asile débouté. Selon la commissaire, son statut de membre de la famille de personnes qui avaient obtenu l’asile au Canada et qui pouvaient avoir des liens avec les TLET ne l’exposait pas à un risque de préjudice accru. Le seul risque auquel il pouvait être exposé était un risque généralisé auquel étaient exposés les autres habitants du Sri Lanka.

[9] Le demandeur avait présenté un document à l’appui de sa demande d’asile, soit une lettre d’un centre communautaire tamoul. La SPR a conclu que ce document n’appuyait pas la demande d’asile du demandeur puisqu’il répétait les renseignements fournis au centre par l’épouse du demandeur et qu’il contenait des divergences importantes par rapport à l’exposé circonstancié contenu dans son formulaire FDA.

[10] La commissaire a reconnu que le demandeur serait probablement interrogé à l’aéroport, un processus qui pouvait durer des jours, et qu’il serait peut-être ensuite interrogé par la police chez lui. Étant donné que le demandeur n’avait pas de casier judiciaire, qu’il n’était pas considéré comme un membre ou un partisan des TLET et qu’il avait quitté le pays de manière légale en passant par l’aéroport international muni de son propre passeport, la commissaire a estimé qu’il était peu probable qu’il soit soumis à un traitement plus sévère qu’un simple interrogatoire à son retour.

III. La question en litige et la norme de contrôle applicable

[11] La seule question en litige consiste à savoir si la décision de la SPR est raisonnable.

[12] La norme de la décision raisonnable est la norme qui est présumée s’appliquer au contrôle de décisions administratives sur le fond : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 23. Rien ne justifie qu’on s’écarte de cette présomption en l’espèce.

[13] Pour déterminer si la décision est raisonnable, la cour de révision doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‐ci » : Vavilov, aux para 86 et 99. Ainsi, les conclusions d’un décideur ne devraient pas être modifiées dès lors que la décision « [appartient] aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47.

[14] Lorsqu’elle effectue un examen des conclusions de faits selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit faire preuve de déférence et n’a pas pour rôle d’apprécier à nouveau les éléments de preuve ou l’importance relative que le décideur a accordée aux facteurs pertinents : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] au para 112; Vavilov, au para 96. La perfection n’est pas la norme applicable. Il n’appartient pas à la Cour de transformer un contrôle selon la norme de la décision raisonnable en un contrôle fondé sur la norme de la décision correcte : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 aux para 36-40. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable :Vavilov, au para 100. Le respect du rôle du décideur administratif exige d’une cour de révision qu’elle adopte une attitude de retenue lors du contrôle judiciaire : Vavilov, aux para 24, 75.

IV. Analyse

[15] Tant dans ses arguments écrits que dans ses observations orales, le demandeur s’est concentré sur un motif en particulier : l’omission de la SPR d’expliquer en quoi sa situation à son retour au Sri Lanka serait différente de celle de son frère Lathees. La même commissaire de la SPR avait conclu que Lathees risquait de faire l’objet d’une surveillance accrue, entraînant un risque de torture, à son retour puisque son autre frère, Nishantan, était soupçonné d’être un ancien membre des TLET du fait de son passage sur le Sun Sea. Dans sa décision relative à la demande d’asile de Lathees, la commissaire de la SPR avait conclu que les personnes ayant des liens familiaux avec d’anciens membres des TLET étaient susceptibles d’être exposées à un risque de torture au Sri Lanka.

[16] Bien que je comprenne que le demandeur puisse être quelque peu déconcerté par le fait qu’un même tribunal ait rendu une décision favorable à l’égard des demandes d’asile de ses deux frères, mais pas à l’égard de la sienne, la commissaire n’était pas liée par ses décisions antérieures. La règle du stare decisis ne s’applique pas horizontalement à l’égard des décisions des tribunaux administratifs comme la SPR : Vavilov, au para 129; Weber c Ontario Hydro, [1995] 2 RCS 929 au para 14.

[17] Dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Zone3-XXXVI Inc., 2016 CAF 242 au paragraphe 41, la Cour d’appel fédérale a statué qu’« un décideur administratif doit tenir compte du droit applicable et des circonstances propres à chaque affaire, et non pas considérer dans quelle mesure le cas sous étude peut s’apparenter à une situation antérieure » : citant Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34 au para 6 ; Altus Group Ltd c Calgary (City), 2015 ABCA 86 au para 16 ; Paul Daly, « Le principe du stare decisis en droit administratif canadien », (2016) 49:1 RJT 757 aux pages 767 et suivantes.

[18] Le fait que la SPR n’ait pas expliqué en quoi une de ses décisions antérieures différait de la présente affaire ne rend pas la décision déraisonnable, car la SPR n’était pas tenue de procéder à une telle analyse. Toute lacune ou insuffisance dans les motifs de la SPR à cet égard n’était pas « suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » : Vavilov, au para 100.

[19] L’affaire du demandeur devait être tranchée en fonction des faits qui lui étaient propres. À mon avis, le dossier n’était pas solide. Le demandeur n’avait eu qu’un minimum de contacts avec les agents de persécution présumés. Il avait continué à vivre dans sa communauté sans difficulté après le départ de ses frères et il n’avait, lui-même, aucun lien direct ou présumé avec les TLET. Pendant que ses frères cherchaient à obtenir l’asile au Canada, il avait des contacts réguliers avec les autorités sri lankaises. Les membres de sa famille, à part ses frères qui sont au Canada, continuent de vivre au Sri Lanka.

[20] Il existe des différences importantes entre les conclusions que la commissaire a tirées dans les affaires des deux frères et celles qu’elle a tirées dans l’affaire du demandeur. La commissaire a implicitement tenu compte des caractéristiques distinctives entre le cas du demandeur et ceux de ses frères. En concluant que le demandeur ne serait pas exposé à un risque élevé de préjudice, elle a souligné qu’entre 2007 et 2016, il avait régulièrement eu des interactions avec le gouvernement sri lankais lorsqu’il se rendait au Qatar pour le travail et qu’il retournait au Sri Lanka pour rendre visite à sa famille. À ces occasions, il n’a jamais été arrêté par les autorités au moment de passer les contrôles de sécurité à l’aéroport. En outre, il n’a jamais été interrogé sur ses deux frères durant tout le temps où il a vécu au Sri Lanka après leur départ.

[21] Il était loisible à la SPR de conclure, en fonction de la preuve sur la situation dans le pays, que les circonstances avaient changé depuis que Lathees s’était vu reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention. La SPR a suffisamment justifié la distinction qu’elle a faite entre la situation du demandeur et celle de ses frères. Les explications sont justifiées, transparentes et intelligibles. En ce qui concerne la question du risque accru auquel serait exposé le demandeur en tant que demandeur d’asile renvoyé, la SPR a suffisamment justifié sa conclusion en citant des statistiques selon lesquelles aucun demandeur d’asile renvoyé n’avait été arrêté ou détenu au Sri Lanka entre 2017 et 2019.

V. Conclusion

[22] Les conclusions de la SPR en matière de crédibilité étaient raisonnables compte tenu des contradictions relevées entre le témoignage du demandeur, l’exposé circonstancié contenu dans son formulaire FDA et ses réponses aux questions posées par les agents des services frontaliers américains et canadiens concernant l’identité de l’auteur du préjudice prétendu. Il était loisible à la SPR, qui l’a entendu directement, de conclure que son témoignage était vague et incohérent.

[23] Comme je l’ai mentionné précédemment, je ne vois aucune raison d’intervenir en l’espèce du fait que la demande d’asile du demandeur et celles de ses frères ont connu des issues différentes.

[24] Aucune question grave de portée générale n’a été proposée, et aucune ne sera certifiée.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-6547-21

LA COUR STATUE que la demande est rejetée. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6547-21

INTITULÉ :

THUSYANTHAN ARUMAITHURAI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence à Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 AVRIL 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

le 26 avril 2022

COMPARUTIONS :

Shepherd Moss

POUR LE DEMANDEUR

Brett J. Nash

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Chand & Company

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

Pour le défendeur

 

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