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Date : 20220411

Dossier : IMM-3970-21

Référence : 2022 CF 515

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 11 avril 2022

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

SANTHIRAVATHANI AMALESKUMAR

ABINAYAN AMALESKUMAR

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs, Santhiravathani Amaleskumar [la demanderesse principale] et son fils [le demandeur mineur], sont des citoyens du Sri Lanka. Ils sollicitent le contrôle de la décision du 24 avril 2021 par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (demande CH) qu’ils ont présentée depuis le Canada au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Selon le récit qu’ils ont présenté à l’appui de leur demande CH, la demanderesse principale est une Tamoule qui est née et a vécu dans une province du nord du Sri Lanka. Elle et sa famille ont été accusées par des officiers de la marine sri‑lankaise d’appuyer les Tigres de libération de l’Eelam tamoul. Son mari a finalement déménagé en Italie. En 2012, des officiers de la marine qui étaient à la recherche de son mari sont venus chez elle, car ils avaient entendu dire qu’il était revenu au Sri Lanka. Ils ont menacé de l’enlever et de la punir sévèrement si elle ne leur disait pas où se trouvait son mari. Ils l’ont finalement violée et agressée sexuellement.

[3] Après la naissance du demandeur mineur, la demanderesse principale est allée rejoindre son mari en Italie. Elle dit qu’après avoir appris qu’elle avait été violée et agressée sexuellement, son mari avait complètement changé d’attitude envers elle. Il considérait qu’elle était maintenant une [traduction] « femme sale » qui n’était plus assez bonne pour être son épouse. Tous les jours, il l’a maltraitait physiquement et verbalement. Il a agressé physiquement à plusieurs reprises le demandeur mineur et les a tous deux menacés de mort. En 2016, les demandeurs se sont enfuis en Italie pour échapper aux mauvais traitements que le mari et père leur faisait subir. Ils sont arrivés au Canada après avoir été détenus par les autorités de l’immigration aux États-Unis, et ils ont présenté une demande d’asile qui a été rejetée.

[4] La demanderesse principale déclare qu’elle craint de retourner au Sri Lanka, car le nord et l’est du pays sont presque entièrement occupés par des forces gouvernementales connues pour maltraiter les femmes.

[5] Le récit de la demanderesse principale était appuyé par un affidavit de sa sœur ainsi que par des lettres de sa mère, de son oncle, d’un autre membre de la famille et d’une travailleuse communautaire du centre des femmes de l’Asie du Sud, en plus de divers articles.

[6] Il importe de souligner que, lorsqu’il a rejeté la demande CH, l’agent n’a tiré aucune conclusion défavorable de crédibilité quant aux faits sous‑tendant les allégations de mauvais traitements que la demanderesse principale aurait subis de la part de son mari, ni quant à la preuve selon laquelle les officiers de la marine sri-lankaise l’auraient violée et agressée sexuellement.

[7] Les demandeurs affirment que l’agent a commis un certain nombre d’erreurs qui rendent la décision déraisonnable : a) l’agent n’a pas de façon générale suivi les principes applicables aux demandes CH qui sont énoncés dans l’arrêt de la Cour suprême du Canada Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61; b) l’agent n’a pas dûment tenu compte de la preuve concernant les viols et l’agression sexuelle dont a été victime la demanderesse principale, ni de la preuve concernant sa santé mentale; c) l’agent n’a pas tenu compte de la Directive numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécuté en raison de leur sexe dans son analyse de la preuve des demandeurs; d) l’agent a commis une erreur dans son évaluation des difficultés qu’éprouveraient les demandeurs s’ils retournaient au Sri Lanka; e) l’agent n’a pas été réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur du demandeur mineur.

I. Analyse

[8] Le paragraphe 25(1) de la LIPR confère au ministre le pouvoir discrétionnaire d’exempter un étranger des exigences habituelles de la Loi et de lui accorder le statut de résident permanent au Canada, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire le justifient. L’examen des considérations d’ordre humanitaire fondé sur le paragraphe 25(1) de la LIPR est global, en ce sens que toutes les considérations pertinentes sont soupesées cumulativement pour déterminer si la dispense est justifiée dans les circonstances. La dispense est justifiée si les circonstances propres à l’affaire sont de nature à inciter une personne raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne [voir Kanthasamy, précité, aux para 13, 28; Caleb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1018 au para 10].

[9] L’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire est une mesure de nature exceptionnelle et hautement discrétionnaire, qui « mérite donc une déférence considérable de la part de la Cour » [voir Qureshi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 335 au para 30]. Aucun « algorithme rigide » ne détermine l’issue d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire [voir Sivalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1185 au para 7].

[10] La norme de contrôle applicable à une décision fondée sur des considérations humanitaires est celle de la décision raisonnable [voir Kanthasamy, précité, au para 44]. Lorsqu’elle effectue un contrôle en fonction de la norme de la décision raisonnable, la Cour doit s’intéresser à « la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » (voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 83]. Elle doit se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci (voir Vavilov, précité, au para 99). Il incombe à la partie qui conteste la décision de démontrer qu’elle est déraisonnable et la Cour « doit [...] être convaincue que la lacune ou la déficience qu’invoque la partie contestant la décision est suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » (voir Vavilov, précité, au para 100).

[11] Bien qu’un certain nombre de questions aient été soulevées dans la présente demande, je conclus que la question déterminante est celle de l’examen que l’agent a fait de la santé mentale de la demanderesse principale et de la preuve y afférente.

[12] En ce qui concerne la santé mentale de la demanderesse principale, l’agent a affirmé ce qui suit :

[traduction] La demande indique en outre qu’en raison de leurs problèmes de santé, les demandeurs éprouveraient des difficultés s’ils retournaient au Sri Lanka. Le conseil fait valoir que la demanderesse souffre d’un trouble de stress post‑traumatique, d’un trouble dépressif caractérisé et d’anxiété, alors que l’enfant souffre d’épisodes fébriles graves. Je remarque que les demandeurs n’ont soumis aucun document établissant qu’ils doivent rester au Canada pour recevoir des traitements. Bien que je sois sensible à la situation personnelle des demandeurs, je ne dispose d’aucun renseignement m’indiquant qu’ils ne seraient pas en mesure de recevoir des soins au Sri Lanka ou que les soins qu’ils y recevraient seraient grandement inadéquats. Compte tenu de l’ensemble des renseignements dont je dispose, je conclus que la preuve ne suffit pas à démontrer que les demandeurs éprouveraient directement des difficultés en raison du système de santé sri‑lankais. Je souligne également que les demandeurs n’ont présenté aucun document objectif tendant à indiquer que le régime de soins de santé du Sri Lanka est si coûteux que les demandeurs ne pourraient pas obtenir quelque forme de traitement. Je reconnais que les soins de santé offerts au Sri Lanka ne sont pas aussi adéquats que ceux offerts au Canada, mais l’on ne m’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve objectifs pour affirmer que les demandeurs n’auraient pas accès à des traitements. Bien que je sois sensible aux problèmes de santé des demandeurs, dans l’ensemble et vu les renseignements qui m’ont été fournis, je ne peux accorder que peu de poids à ce facteur.

[13] Je conclus qu’il ressort des motifs que l’agent n’a pas analysé la preuve relative à la santé mentale de la demanderesse principale. Bien que l’agent ait écrit dans ses motifs que [traduction] « le conseil [des demandeurs] fait valoir » que la demanderesse principale souffre d’un trouble de stress post‑traumatique, d’un trouble dépressif caractérisé et d’anxiété, les observations du conseil reposaient en fait sur le rapport d’évaluation psychologique préparé par la Dre Libarian en date du 14 décembre 2017, et sur un bref rapport préparé par la Dre Sampasivam (également psychologue) en date du 5 septembre 2019.

[14] Dans son rapport, la Dre Libarian conclut que la demanderesse principale présente des symptômes importants de dépression qui sont causés par les agressions sexuelles, physiques et émotionnelles qu’elle a subies, et qu’elle souffre d’anxiété grave, de stress post‑traumatique et de désorganisation psychologique. Elle conclut ce qui suit : a) le problème aigu de santé mentale dont souffre la demanderesse principale est une source d’inquiétude; b) la crainte qu’éprouve la demanderesse principale d’être renvoyée au Sri Lanka et de savoir que sa vie serait alors sérieusement en danger n’aide pas à soulager sa dépression, son anxiété, son insomnie ni à atténuer ses difficultés d’attention et de concentration; c) la demanderesse principale devrait être évaluée par un psychiatre; elle a besoin qu’on lui prescrive des médicaments et elle doit être réévaluée régulièrement afin de stabiliser son état de santé; d) si elle demeurait au Canada, la demanderesse principale se sentirait en sécurité du point de vue mental et émotionnel, ce qui diminuerait sa dépression et son anxiété et soulagerait son stress post-traumatique.

[15] Dans son bref rapport, la Dre Sampasivam indique qu’elle a fait une évaluation psychologique de la demanderesse principale sur une période de deux jours et que la demanderesse principale fait état de symptômes qui sont compatibles avec le diagnostic de trouble de stress post‑traumatique, de trouble dépressif caractérisé, de trouble d’anxiété généralisée et de trouble panique. Elle ajoute qu’un rapport plus détaillé suivra, mais ce rapport n’a pas été joint à la demande CH.

[16] L’agent ne fait aucune analyse de ces rapports dans sa décision, même s’il ne conteste pas le diagnostic de trouble de santé mentale de la demanderesse principale. Il ressort clairement du rapport de la Dre Libarian que la demanderesse a besoin de traitements en santé mentale, que sa peur de retourner au Sri Lanka aggrave son état et que celui‑ci s’améliorerait si elle restait au Canada. Je conclus que, vu la preuve médicale dont il disposait, l’agent était tenu d’examiner et de soupeser l’effet potentiel qu’un retour au Sri Lanka aurait sur la santé mentale de la demanderesse principale, peu importe qu’elle puisse bénéficier là‑bas de soins de santé mentale [voir Kanthasamy, précité, au para 48; Sutherland c Canada (Citoyenneté et Immigration, 2016 CF 1212; Rainholz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 121 au para 44; Apura c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 762 au para 29. Je conclus que la décision de l’agent ne respecte pas les directives données par la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy, puisqu’elle repose uniquement sur l’accès aux soins de santé au Sri Lanka alors que l’agent aurait dû se demander si la santé mentale de la demanderesse principale se détériorerait si elle était renvoyée au Sri Lanka.

[17] En outre, il convient d’examiner les demandes CH globalement, en tenant compte de tous les faits et facteurs pertinents. Pourtant, en l’espèce, l’agent ne parle aucunement dans ses motifs des viols et des agressions sexuelles dont a été victime la demanderesse principale. Certes, il mentionne une fois que la demanderesse principale a été maltraitée par [traduction] « une autre personne » lorsqu’elle était au Sri Lanka, mais il est tout à fait déraisonnable qu’il ne parle pas expressément de la nature sexuelle de ces mauvais traitements et du fait que ses agresseurs faisaient partie de la marine sri-lankaise, étant donné ce qui suit : a) les troubles de santé mentale de la demanderesse principale sont directement liés aux viols et aux agressions sexuelles dont elle a été victime; b) la demanderesse principale serait renvoyée dans le pays même où ces viols et agressions sexuelles ont été commis; c) l’agent disposait d’éléments de preuve selon lesquels les femmes sont toujours exposées à un risque de mauvais traitements au Sri Lanka. Je conclus que la décision de l’agent montre que ce dernier a fait preuve d’indifférence à l’égard de la preuve et de l’effet de sa décision.

[18] Puisque l’agent n’a pas évalué l’effet potentiel d’un retour au Sri Lanka sur la santé mentale de la demanderesse principale et, compte tenu de son manque de sensibilité face à la preuve, je conclus que sa décision est déraisonnable et qu’elle doit être annulée.

[19] Par souci d’exhaustivité, je souligne que les demandeurs ont inclus dans leurs documents la note d’évaluation détaillée préparée par la Dre Sampasivam dont il est question dans son bref rapport daté du 5 septembre 2019. Comme je l’ai mentionné, ce rapport d’évaluation n’était pas joint à la demande CH des demandeurs. Le défendeur s’oppose à ce que la Cour examine la note d’évaluation au motif qu’elle n’a pas été présentée à l’agent et qu’elle n’est pas visée par l’une des exceptions au principe général interdisant d’admettre de nouveaux éléments de preuve qui est établi par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 20. Je n’ai pas tenu compte de cette note d’évaluation dans ma décision sur la présente demande.

II. Conclusion

[20] La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de l’agent est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen. Au cours de ce nouvel examen, les demandeurs seront autorisés à mettre à jour leur demande et à présenter des observations supplémentaires, s’ils le désirent.

[21] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3970-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision du 24 avril 2021 par laquelle l’agent principal de l’immigration a rejeté la demande de résidence permanente présentée par les demandeurs sur le fondement de considérations d’ordre humanitaire est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen. Au cours de ce nouvel examen, les demandeurs seront autorisés à mettre à jour leur demande et à présenter des observations supplémentaires, s’ils le désirent.

  3. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.

« Mandy Aylen »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claudia De Angelis


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3970-21

INTITULÉ :

SANTHIRAVATHANI AMALESKUMAR, ABINAYAN AMALESKUMAR c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

LIEU DE L’AUDIENCE :

Par VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 7 avril 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AYLEN

DATE DES MOTIFS :

Le 11 avril 2022

COMPARUTIONS :

Stewart Istvanffy

Pour les demandeurs

Michel Pépin

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Etude Legale Stewart Istvanffy

Avocats

Montréal (Québec)

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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