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Date : 20220426


Dossier : IMM-3286-21

Référence : 2022 CF 612

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 avril 2022

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

MARIAM ANTOUN

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse, Mme Antoun, est une citoyenne du Liban née en 1930. Elle s’est mariée et a eu deux enfants au Liban : un fil, qui est citoyen canadien et vit au Canada, et une fille, qui vit au Liban et avec qui elle n’a plus de contact. Son mariage a été dissout en 2019 et son ex‑mari est décédé en 2020. Elle s’est rendue au Canada à plusieurs reprises et avait, lors de ses visites, toujours un statut valide. Son premier visa de résident temporaire date de 1999. La demanderesse affirme qu’elle vit avec son fils au Canada depuis 2006 et qu’elle partage son temps entre le Liban, Chypre et le Canada.

[2] En février 2021, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente pour des considérations d’ordre humanitaire depuis le Canada. À la date de sa demande, elle était âgée de 90 ans. Sa demande était fondée sur deux facteurs : (1) son établissement au Canada et des considérations liées à la santé; (2) les conditions défavorables au Liban.

[3] Un agent d’immigration principal a rejeté sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire dans une décision datée du 7 mai 2021 (la décision contestée). La demanderesse sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision contestée.

[4] Pour les motifs qui suivent, la demande sera accueillie. L’agent n’a pas tenu compte de l’affidavit et des éléments de preuve médicaux déposés par la demanderesse. Il a également commis une erreur dans son évaluation des conditions défavorables au Liban, examinant uniquement l’expérience antérieure de la demanderesse dans le pays, expérience qui datait de plusieurs dizaines d’années. Ces erreurs ont donné lieu à la décision contestée, laquelle ne tient pas suffisamment compte de la situation personnelle actuelle et de la preuve de la demanderesse, et dans laquelle n'est pas justifiée la conclusion de l’agent selon laquelle la demanderesse n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour justifier une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

I. La décision rendue à l’égard de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire

[5] L’agent a examiné l’établissement au Canada de la famille de la demanderesse et a reconnu que celle‑ci souhaitait obtenir un statut de résident permanent au Canada vu son âge avancé et des problèmes dégénératifs qui ont commencé dans sa colonne vertébrale et ses hanches. L’agent a noté que son fils avait déposé des renseignements bancaires démontrant sa stabilité financière et il a reconnu que la demanderesse dépendait de lui, mais a jugé que la preuve présentée à cet égard était minime. En outre, il a conclu que la demanderesse n’avait pas démontré qu’elle était en mesure de réaliser son souhait de rester au Canada grâce à d’autres programmes d’immigration. Compte tenu de ces considérations, l’agent a accordé peu de poids à l’établissement de la demanderesse au Canada.

[6] En ce qui concerne la preuve relative aux conditions défavorables au Liban, l’agent a noté que, malgré le fait que la demanderesse soit vulnérable dans ce pays en raison de son âge, elle possède un appartement à Beyrouth, lequel a [traduction] « une grande valeur monétaire » même s’il a subi des dommages lors de l’explosion survenue au port en 2020. Il a également mentionné que la demanderesse n’avait pas fourni d’information concernant le fait qu’elle n’aurait supposément plus de contact avec sa fille. L’agent n’a pas tenu compte de la déclaration de la demanderesse, selon laquelle elle avait été victime de discrimination au Liban en raison de sa religion chrétienne orthodoxe grecque et de ses valeurs occidentales. Il a d'ailleurs fait observer qu’elle avait réussi à finir des études postsecondaires et à se bâtir une carrière au Liban. Il a mentionné que la demanderesse n’avait pas fourni suffisamment de renseignements pour décrire comment les conditions au Liban auraient des répercussions négatives sur sa vie actuelle, ajoutant qu’il n’y avait aucune raison de croire qu’elle serait incapable de trouver du soutien au Liban étant donné qu’elle connaissait le pays et qu’elle avait des ressources financières. L’agent a accordé peu de poids à ce facteur.

[7] En résumé, l’agent a accordé un poids neutre à l’établissement de la demanderesse et peu de poids aux conditions défavorables dans le pays, en plus de conclure que la situation et les éléments de preuve de la demanderesse ne justifiaient pas une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. Dans ses conclusions, l’agent a mis l’accent sur le dossier d’immigration exemplaire de la demanderesse au Canada et sur l’accès possible à d’autres programmes qui pourraient lui permettre d’obtenir une résidence permanente.

II. Analyse

[8] La demanderesse conteste la plupart des aspects des conclusions de l’agent, mais elle met l’accent sur sa vulnérabilité inhérente en tant que femme ayant 90 ans, le fait que la décision ne fait aucune mention de la preuve médicale au dossier et les répercussions de l’explosion de 2020 à Beyrouth sur sa capacité à vivre en toute sécurité au Liban.

[9] Le fond de la décision contestée est assujetti à la norme de contrôle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 (Vavilov) aux paras 10, 23; Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1178 au para 11).

[10] La demanderesse soutient que l’agent n’a pas examiné avec le soin voulu les répercussions de son âge avancé ou la preuve médicale concernant la dégénérescence de sa colonne vertébrale et de ses hanches attribuable au vieillissement. Elle fait également valoir que l’agent n’a pas tenu compte des effets de son âge sur sa capacité à retourner et à se réinstaller au Liban.

[11] Je souscris à l’argument de la demanderesse selon lequel l’agent a effectué un examen superficiel de sa situation personnelle et n’a pas abordé les renseignements et les éléments de preuve importants au dossier (voir Majkowski c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 582 au para 21). L’agent a tenu compte de l’âge de la demanderesse dans l’examen de son établissement au Canada. Il a notamment fait une brève mention de ses problèmes à la colonne vertébrale et aux hanches et il a reconnu qu’elle dépendait de son fils. Cependant, dans ses motifs, il ne mentionne pas la preuve médicale provenant de deux médecins confirmant les limitations physiques de la demanderesse ni l’affidavit déposé par son fils contenant des détails sur ces limitations et le fait qu’elle dépend beaucoup de lui. En fait, l’agent a seulement mentionné qu’il y avait peu d’éléments de preuve à cet égard dans le dossier. Cette conclusion a été tirée sans égard au dossier ou aux renseignements non contestés dans les affidavits de la demanderesse et de son fils. Je suis d’avis que ces omissions ou lacunes dans la décision contestée sont des erreurs qui nuisent grandement à la justification de l’agent pour expliquer le fait qu’il a accordé peu de poids à l’établissement de la demanderesse au Canada (Vavilov, au para 96). Le fait que l’agent a omis de tenir compte de la preuve de la demanderesse requiert en soi un nouvel examen de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[12] Je suis également d’accord avec la demanderesse pour dire que l’agent n’a pas évalué son profil actuel ou les répercussions réelles ou pratiques qu’un retour au Liban aurait sur elle. Dans ses observations, l’agent a uniquement fait mention de l’appartement de la demanderesse à Beyrouth ainsi que de ses études et de sa carrière au Liban. Il a reconnu les dommages subis par l’appartement lors de l’explosion de 2020, mais a indiqué qu’il avait néanmoins gardé une bonne valeur monétaire. L’agent n’a offert aucun motif pour justifier cette conclusion. Celle-ci était donc purement conjecturale. De plus, il n’a pas tenu compte de la capacité de la demanderesse à organiser la réparation de l’appartement à son âge dans un pays et une ville qui connaissent d’importants bouleversements politiques et économiques. Il ne fait aucun doute que la demanderesse connaît bien le Liban, ses institutions gouvernementales et ses industries, ainsi que e mode de vie dans ce pays. Toutefois, ces connaissances et la longue période qu’elle a passée dans le pays doivent être évaluées à la lumière de son âge avancé, de l’absence de soutien familial ou autre dans le pays et de la situation actuelle dans le pays. Je conclus que l’agent a commis une erreur en axant son examen sur les expériences et les capacités antérieures de la demanderesse et en n’évaluant pas de façon intelligible sa situation actuelle et ses arguments concernant les difficultés qu’elle vivrait au Liban.

[13] Enfin, la demanderesse affirme que l’agent a entravé l'exercice de son pouvoir discrétionnaire en mettant l’accent sur d’autres voies d’immigration qui lui permettraient de rester au Canada plutôt que sur la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qui lui a été présentée. Je ne crois pas que la décision contestée reflète une entrave au pouvoir discrétionnaire, mais le fait que l’agent ait mentionné à plusieurs reprises les processus d’immigration possibles qui s’offraient à la demanderesse sans recourir à la dispense prévue au paragraphe 25(1) contribue au manque d’analyse, de cohésion et de transparence de la décision.

[14] Pour les motifs qui précèdent, j’accueillerai la demande. Le rejet, par l’agent, de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire n'est pas adéquatement justifié dans la décision. Elle n’est pas justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles l’agent était assujetti (Vavilov, au para 85). Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et il ne s’en pose aucune en l’espèce.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-3286-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Aucune question d’importance générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3286-21

 

INTITULÉ :

MARIAM ANTOUN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 AVRIL 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 AVRIL 2022

 

COMPARUTIONS :

Mitchell J. Goldberg

Sarah Dennene

 

Pour la demanderesse

 

Simone Truong

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Goldberg Berger

Regroupement d’avocats autonomes

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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