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Date : 20220502


Dossier : IMM-4952-20

Référence : 2022 CF 629

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 2 mai 2022

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

MOHAMMAD HAMED ASS’AD HAWARI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle, le 9 septembre 2020, la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], datée du 24 juin 2019, selon laquelle le demandeur n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.

[2] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision faisant l’objet du contrôle est raisonnable et que la présente demande doit être rejetée.

Le contexte

[3] Le demandeur est un Palestinien apatride qui a grandi en Jordanie. Ses deux parents sont nés en Palestine et ont été citoyens de Jordanie pendant un certain temps.

[4] En 2010, le père du demandeur a tenté de faire renouveler son passeport, et il a alors été informé que sa citoyenneté jordanienne avait été révoquée parce qu’il avait le statut de résident en Cisjordanie. Toutefois, ce statut de résident de Cisjordanie avait été révoqué par le gouvernement israélien en 2009. Le père du demandeur a également été informé que la citoyenneté de ses enfants, dont le demandeur, avait aussi été révoquée.

[5] Lorsque le demandeur a dû renouveler son passeport, il a été informé que sa citoyenneté jordanienne était révoquée, et il a reçu un passeport valide pendant cinq ans, sans numéro d’identité nationale, ce qui indiquait qu’il n’était plus citoyen jordanien.

[6] En 2011, le demandeur s’est rendu en Allemagne, où il a rencontré un avocat auprès de qui il s’est renseigné sur la possibilité de présenter une demande d’asile en Europe. Informé que son dossier n’était pas solide, il n’a pas présenté de demande d’asile.

[7] Avant 2012, le demandeur travaillait pour une société aérienne de vols nolisés. Il a commencé à faire l’objet de vérifications de sécurité renforcées avant même de présenter sa demande de renouvellement de passeport. En 2012, son employeur l’a congédié. Aucun motif officiel n’a été fourni, mais le demandeur soupçonne que son congédiement a été le résultat de retards causés par les vérifications de sécurité renforcées. Il a tenté d’obtenir du travail auprès d’une autre société aérienne et il a été embauché pour une période d’essai, mais il a par la suite été congédié parce que, n’ayant plus la citoyenneté, il n’a pas obtenu l’autorisation de sécurité nécessaire.

[8] Le demandeur a ensuite obtenu à la fois un emploi en Arabie saoudite et, grâce à cet emploi, ses droits de résidence dans ce pays.

[9] En novembre 2017, le père du demandeur est tombé malade. Selon le demandeur, il n’a pas eu accès aux soins médicaux appropriés parce qu’il n’était plus citoyen. Le demandeur est rentré en Jordanie et a présenté des demandes visant à faire rétablir la citoyenneté de son père à divers représentants du gouvernement.

[10] Le demandeur a alors rencontré Mohamed El Fayez [M. El Fayez], qui serait un employé du gouvernement. M. El Fayez a accepté d’utiliser ses relations au sein du gouvernement pour aider à rétablir la citoyenneté du demandeur, de son père et de ses frères, en échange de 20 000 dinars jordaniens (environ 38 000 $ CA). Cette somme devait être payée en deux versements égaux : le premier immédiatement, et le second lorsque la citoyenneté du père serait rétablie.

[11] Le 7 janvier 2018, M. El Fayez a tenté de modifier l’entente et a exigé de recevoir le second versement immédiatement. Le demandeur a refusé et, pour l’effrayer, a faussement affirmé qu’il avait enregistré leur conversation. M. El Fayez a dit au demandeur qu’il le regretterait et a ajouté qu’il se vengerait.

[12] Le 8 janvier 2018, des responsables de la sécurité ont emmené le demandeur à un poste de police. Un policier a questionné le demandeur au sujet de son identité, de sa nationalité, des coordonnées dans son téléphone et des raisons de la perte de sa citoyenneté. Le policier lui a ensuite dit qu’il savait qu’il avait été en contact avec M. El Fayez, et il l’a prévenu que, s’il tentait de s’opposer à ce dernier, lui et sa famille disparaîtraient. Le demandeur a expliqué au policier que M. El Fayez avait pris son argent et qu’il voulait solliciter l’aide des autorités, mais le policier l’a averti de ne pas le faire.

[13] Le 9 janvier 2018, le demandeur a reçu un appel de M. El Fayez, qui lui a dit qu’il savait qu’il avait menacé de parler de l’affaire aux autorités et qui l’a averti qu’il le rattraperait et le tuerait avant qu’il puisse le faire. Le demandeur a immédiatement quitté le pays pour l’Arabie saoudite. Le soir même, deux hommes qui étaient à sa recherche se sont présentés à son domicile familial.

[14] Le 21 janvier 2018, le demandeur s’est rendu à Toronto et a obtenu un permis de visiteur valide jusqu’au 21 juillet 2018. Le 1er février 2018, il a été informé que son employeur en Arabie saoudite avait mis fin à son emploi. Le 15 avril 2018, le visa qui l’autorisait à sortir de l’Arabie saoudite et à y retourner, qui avait été parrainé par son employeur, a expiré, alors le demandeur n’avait plus le droit d’y entrer.

[15] En août 2018, le demandeur a présenté une demande d’asile au Canada. Il affirme qu’il avait d’abord eu l’intention de demander l’asile aux États-Unis, mais que des avocats et des consultants en immigration l’avaient informé que les États-Unis rejetteraient sa demande.

[16] En juillet 2018, le père du demandeur a récupéré sa citoyenneté jordanienne, ce qui a permis aux membres de la fratrie du demandeur de récupérer eux aussi leur citoyenneté. Toutefois, la citoyenneté du demandeur n’a pas pu être rétablie par ses parents, même s’ils avaient obtenu une procuration. Les représentants du gouvernement ont exigé que le demandeur se présente en personne pour obtenir sa citoyenneté, ce que les membres de sa fratrie n’avaient pourtant pas eu à faire.

[17] Le demandeur croit que s’il se rend en Jordanie, il n’obtiendra pas la citoyenneté. Selon lui, M. El Fayez s’est servi de son influence pour faire rétablir la citoyenneté de sa famille dans le but de l’amener à rentrer en Jordanie.

[18] Le rétablissement de la citoyenneté de sa famille était conditionnel à ce que son père récupère son statut de résident en Cisjordanie, ce qui, également selon le demandeur, était impossible, car les autorités israéliennes ne permettraient pas à son père d’entrer en Cisjordanie à cette fin. Le père du demandeur est décédé le 26 mars 2019, sans avoir obtenu le statut de résident en Cisjordanie. Le demandeur craint que sa citoyenneté et celle de sa famille soient à nouveau révoquées en raison de l’impossibilité d’obtenir leurs droits de résidence en Cisjordanie.

[19] Le 24 juin 2019, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur.

[20] La SPR a constaté que le demandeur était un Palestinien apatride. Elle a accepté son témoignage selon lequel il ne pouvait pas retourner en Arabie saoudite, et elle a souligné qu’il n’avait allégué aucune crainte en ce qui a trait à ce pays. Par conséquent, elle a analysé la demande d’asile du demandeur seulement en lien avec la Jordanie.

[21] La SPR a conclu que l’allégation du demandeur selon laquelle il serait exposé à un risque en Jordanie était dépourvue de fondement objectif, car M. El Fayez, l’agent de persécution du demandeur, n’avait pas de motif raisonnable de le poursuivre à ce moment ou dans l’avenir.

[22] La SPR a souligné que le demandeur avait été victime d’extorsion parce qu’il avait cherché à faire rétablir la citoyenneté de son père. Or, son père a récupéré la citoyenneté jordanienne.

[23] La SPR a également souligné que le demandeur n’avait exprimé aucune préoccupation à l’idée de retourner en Jordanie, si ce n’est que, d’après lui, on lui tendait un piège. Elle a conclu que cette hypothèse n’était pas étayée par la preuve.

[24] La SPR a souligné que, selon le demandeur, M. El Fayez pourrait vouloir protéger sa réputation ou obtenir la somme convenue en entier. Elle a conclu que ces motifs étaient déraisonnables. Elle a jugé improbable, d’une part, qu’une personne ayant le pouvoir ou l’influence qu’aurait M. El Fayez s’inquiète du tort qu’une allégation d’extorsion formulée un an et demi plus tôt pourrait faire à sa réputation, et, d’autre part, qu’une telle personne se sente menacée par le demandeur, un Palestinien apatride jouissant de peu d’influence.

[25] En outre, la SPR a jugé invraisemblable qu’une telle personne élabore un piège visant à amener le demandeur à rentrer en Jordanie pour une somme relativement peu élevée, soit 10 000 dinars jordaniens (environ 19 000 $ CA).

[26] La SPR a également souligné que, depuis son départ de Jordanie, le demandeur ou sa famille, laquelle demeurait toujours à la même adresse, n’avaient reçu aucune menace, ce qui donnait à penser que M. El Fayez n’était pas motivé à poursuivre le demandeur.

[27] La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas réussi à démontrer qu’il était fondé à craindre d’être persécuté en raison de sa nationalité s’il retournait en Jordanie.

[28] De l’avis de la SPR, le demandeur n’a pas pu fournir le moindre élément de preuve d’un traitement qui équivaudrait à de la persécution fondée sur son statut de Palestinien apatride. Elle a souligné que le demandeur avait exercé un emploi rémunéré en Jordanie de façon presque ininterrompue entre 2005 et 2012, que ses frères avaient continué à travailler pendant les huit années où ils étaient privés de leur citoyenneté, et que le père du demandeur avait pu obtenir des soins médicaux même s’il était apatride. Elle a également souligné que, dans son témoignage, le demandeur n’avait pas pu expliquer quelles étaient les difficultés auxquelles ses frères avaient été confrontés durant les huit années où ils avaient été privés de leur citoyenneté, si ce n’est le fait d’être arrêtés et de devoir présenter une pièce d’identité aux points de contrôle. Pour ce qui est des difficultés que lui-même pourrait subir, le demandeur avait seulement indiqué que l’obtention d’un permis de conduire prendrait plus de temps.

[29] La SPR a examiné la documentation sur le pays, qui indique que les Palestiniens apatrides n’y ont pas droit à l’enseignement supérieur ou à des soins de santé gratuits, mais qu’ils ne se voient pas refuser l’enseignement, des soins de santé ou l’hébergement. En outre, malgré certaines restrictions à leurs droits et à leurs possibilités d’emploi, les Palestiniens apatrides ne sont pas complètement exclus du marché du travail. La SPR a souligné que les Palestiniens forment la majorité de la population de la Jordanie et que, bien que leur situation ne soit pas idéale, elle est meilleure que dans d’autres pays arabes.

[30] Le demandeur a interjeté appel devant la SAR. Le 9 septembre 2020, après avoir procédé à une évaluation indépendante de la preuve, la SAR a rejeté son appel.

[31] La SAR a jugé que la SPR n’avait pas commis d’erreur en concluant que M. El Fayez n’avait pas la motivation de poursuivre le demandeur. Comme la SPR, elle a conclu que les membres de la famille du demandeur avaient récupéré leur citoyenneté sans que rien n’indique qu’ils avaient reçu l’aide de M. El Fayez (d’autant plus qu’il n’avait pas reçu la somme convenue en entier), et elle a souligné que la famille n’avait pas entendu parler de M. El Fayez ou de ses associés après que le demandeur eut quitté la Jordanie. Elle a conclu que le décès du père du demandeur et les deux années qui s’étaient alors écoulées sans que le demandeur ou sa famille dénonce M. El Fayez aux autorités appuyaient également la conclusion selon laquelle M. El Fayez n’avait pas la motivation de poursuivre le demandeur. Elle a en outre souligné que, selon le demandeur, les propos de la police étaient plutôt un avertissement qu’une menace (c’est-à-dire l’avertissement que, s’il dénonçait M. El Fayez, des ennuis pourraient suivre, mais pas que ces ennuis viendraient de la police).

[32] La SAR a reconnu que l’affirmation de la SPR selon laquelle la somme d’argent était trop peu élevée pour motiver M. El Fayez à poursuivre le demandeur était peut-être indûment conjecturale. Toutefois, elle a conclu que, même si elle était indûment conjecturale, cette affirmation n’affaiblissait pas la conclusion globale de la SPR concernant la motivation de M. El Fayez à la lumière des autres éléments de preuve qui l’appuient.

[33] La SAR a rejeté l’argument du demandeur voulant que la révocation de sa citoyenneté constitue à elle seule une persécution suffisante ou, subsidiairement, que la menace qu’il avait faite à M. El Fayez constitue des opinions politiques présumées.

[34] La SAR a reconnu qu’une révocation arbitraire de la citoyenneté pouvait constituer de la persécution, mais elle a conclu que ce n’était pas le cas en l’espèce. Le demandeur n’a fui la Jordanie que huit ans après la révocation de sa citoyenneté et il n’a allégué aucune atteinte grave à ses droits ou à ceux des membres de sa fratrie commise au cours de cette période. La SAR a conclu que le demandeur pouvait atténuer les conséquences de son congédiement en trouvant un autre emploi. Elle a conclu que la preuve n’établissait pas de lien entre la révocation de la citoyenneté jordanienne et une hostilité du gouvernement ou la suppression des droits de résidence – même sans la citoyenneté, le demandeur conservait le droit de résider en Jordanie.

[35] La SAR a conclu qu’il n’existait pas de lien avec des opinions politiques présumées. Elle a souligné que la transaction avec M. El Fayez était secrète et qu’elle avait été conclue hors des voies légales. Elle a conclu que le demandeur s’était peut-être exposé à un risque en menaçant de dénoncer M. El Fayez, mais qu’aucun fondement probatoire ne permettait de lier ce risque au motif des opinions politiques présumées. Selon elle, même du point de vue de M. El Fayez, la menace du demandeur était de nature transactionnelle et elle résultait de l’inquiétude que lui causait l’état de santé de son père plutôt que d’opinions politiques contre l’État ou contre la tribu de M. El Fayez.

[36] La SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’était pas fondé à craindre d’être persécuté en raison de son statut de Palestinien apatride. Elle a souligné que la SPR avait examiné la documentation sur le pays et que les exemples précis de difficultés rencontrées par le demandeur et les membres de sa fratrie manquaient. La SAR a pris acte d’une lettre du père du demandeur selon laquelle la vie de sa famille après la perte de la citoyenneté avait été beaucoup plus difficile qu’auparavant, mais elle lui a accordé peu de poids, jugeant le contenu de la lettre trop vague.

[37] La SAR a constaté qu’en Jordanie, certaines personnes qui disposent d’un accès au pouvoir disproportionné en bénéficient dans leurs interactions avec le gouvernement, mais que le secteur privé du pays est dominé par les Palestiniens-Jordaniens et les Palestiniens. Elle a pris acte du fait que les Palestiniens apatrides n’ont pas accès à des services de santé publique subventionnés, mais elle a souligné que le père du demandeur avait néanmoins pu bénéficier de ces services parce que le personnel de l’hôpital local n’avait pas vérifié s’il détenait la citoyenneté.

[38] La SAR a reconnu que la SPR avait commis une erreur en comparant le traitement réservé aux Palestiniens en Jordanie avec celui qui leur est réservé dans d’autres pays. Toutefois, elle a conclu que cette erreur n’avait pas entaché l’intégralité de l’analyse de la SPR.

[39] La SAR a conclu que le processus de la SPR avait été équitable sur le plan procédural. Le demandeur était représenté par un conseil, l’audience a duré plus de quatre heures, et le conseil a eu tout le loisir de poser des questions. Le demandeur a également eu la possibilité de présenter des observations écrites après l’audience.

La question en litige

[40] La seule question que soulève la présente demande est celle de savoir si la décision de la SAR est raisonnable.

Analyse

[41] Le demandeur soutient que la décision est déraisonnable en s’appuyant sur trois points : 1) la nature des menaces qu’il a alléguées, 2) les allégations d’atteintes graves aux droits de la personne survenues après la révocation de sa citoyenneté, et 3) l’évaluation de la situation des Palestiniens apatrides en Jordanie.

1. La nature du préjudice allégué

[42] Le demandeur soutient que la SAR a mal compris la nature des menaces qu’il avait alléguées, ce qui rend la décision de celle-ci déraisonnable.

[43] Le demandeur soutient qu’il importe peu que sa famille ait récupéré la citoyenneté. M. El Fayez estime toujours que le demandeur lui doit de l’argent et croit qu’il a un enregistrement de leur conversation qui pourrait faire du tort à sa réputation.

[44] Le demandeur soutient que l’analyse de la SAR repose sur des conjectures inappropriées au sujet des motivations de M. El Fayez. Il fait valoir qu’aucun élément de preuve n’établit que M. El Fayez ne se soucie pas de l’enregistrement allégué ou que la somme d’argent est trop peu élevée pour le motiver.

[45] Le demandeur soutient que, suivant les normes canadiennes, il est erroné de s’attendre à ce qu’un agent de persécution agisse de façon rationnelle (voir Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 493 au para 6; Franco Taboada c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1122 au para 34; Yoosuff c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1116 au para 8). Une conclusion d’invraisemblance devrait être fondée uniquement sur des faits clairs et un raisonnement clair, et devrait faire état des éléments de preuve pertinents (voir Santos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 937 au para 15).

[46] Le demandeur soutient que des éléments de preuve, dont certains tirés de la documentation sur le pays, établissaient que les tribus jordaniennes recourent à la violence pour protéger leur réputation, d’où sa crainte.

[47] Le demandeur soutient que la conclusion de la SAR repose sur des conjectures, malgré la [traduction] « surabondance d’éléments de preuve crédibles » qu’elle n’a pas jugé crédibles. Ces éléments de preuve comprennent les documents de voyage du demandeur, ses pièces d’identité et celles de sa famille, ainsi qu’une lettre de sa mère dans laquelle celle-ci confirme que, même munie d’une procuration, elle n’a pas été en mesure de rétablir la citoyenneté du demandeur. Ce dernier fait valoir que la SAR n’a pas abordé la question de l’obligation qu’il avait de se présenter en personne pour obtenir sa citoyenneté, contrairement aux membres de sa fratrie.

[48] Le demandeur soutient qu’aucune preuve claire n’établit qu’il pourrait faire rétablir sa citoyenneté à son retour en Jordanie et que, même si elle était rétablie, il subsisterait un risque réel qu’elle soit révoquée, puisque le rétablissement était conditionnel à ce que son père récupère son statut de résident en Cisjordanie.

[49] Le demandeur conteste l’affirmation de la SAR selon laquelle il a reçu un [traduction] « avertissement » et non une « menace » lorsque les autorités l’ont questionné. Il soutient que la SAR n’a pas tenu compte de la preuve démontrant que M. El Fayez avait communiqué avec lui après l’interrogatoire et l’avait menacé, et que deux hommes qui étaient à sa recherche s’étaient présentés à son domicile familial le même jour.

[50] En grande partie, le demandeur demande à la Cour de conclure, sur ce fondement allégué et en procédant à un examen microscopique de la décision, que celle-ci est déraisonnable. Je ne suis pas convaincu que les erreurs alléguées ont été commises.

[51] Il était raisonnable que la SAR conclue que M. El Fayez n’avait pas la motivation de poursuivre le demandeur à ce moment. Elle a examiné les circonstances des interactions entre le demandeur et M. El Fayez, puis elle en a conclu qu’il était peu probable que M. El Fayez poursuive le demandeur s’il retournait en Jordanie.

[52] La SAR s’est appuyée sur la preuve démontrant qu’aucune interaction avec M. El Fayez ou ses associés n’avait eu lieu depuis les jours qui ont immédiatement suivi celui où le demandeur lui avait dit qu’il avait enregistré leur conversation. Elle a conclu qu’une telle absence d’interaction était incompatible avec la thèse selon laquelle M. El Fayez se préoccupait toujours de la possibilité que le demandeur le dénonce. Cette conclusion est raisonnable.

[53] En outre, la SAR a souligné que M. El Fayez n’avait vraisemblablement pas respecté son engagement, et, comme il n’a jamais rendu les services proposés, il est raisonnable d’en induire qu’il n’estime pas que le demandeur lui doit de l’argent.

[54] Le demandeur a dit craindre que M. El Fayez tente de l’amener à retourner en Jordanie. La SAR a raisonnablement conclu que la preuve n’étayait aucunement son hypothèse et que la crainte du demandeur était purement conjecturale.

2. Les violations des droits de la personne après la révocation de la citoyenneté

[55] Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en concluant qu’il n’avait allégué aucune violation grave des droits de la personne survenue après la révocation de sa citoyenneté. Il souligne qu’en raison de la perte de sa citoyenneté, il a été congédié, car le harcèlement des autorités a eu des répercussions sur son travail, et qu’il a eu à trouver un emploi dans un autre pays. Il soutient qu’il n’a pas attendu huit ans avant de fuir la Jordanie, contrairement à ce qu’a affirmé la SAR. Il fait observer qu’il est allé en Europe en 2011, qu’il y a demandé des conseils juridiques au sujet de la présentation d’une demande d’asile, et qu’il a ensuite dû chercher du travail dans un autre pays. Il soutient que le fait qu’il s’est rendu en Europe en 2011 en vue de peut-être présenter une demande d’asile démontre également que la situation dans laquelle il se trouvait était grave.

[56] Le demandeur fait valoir qu’il existe un lien évident avec le motif de la nationalité prévu par la Convention relative au statut des réfugiés, puisque sa citoyenneté a été révoquée en raison de sa nationalité. Il soutient que le droit canadien et le droit international établissent clairement que le fait de dépouiller une personne de sa citoyenneté peut constituer de la persécution (voir Maarouf c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 723 (CAF)). Il ajoute que ce ne serait pas la première fois que la Jordanie fait fi du droit à la nationalité. Le pays a des antécédents en matière de révocation arbitraire de la citoyenneté et n’a pas ratifié la Convention de 1961 sur la réduction des cas d’apatridie des Nations Unies.

[57] Le demandeur soutient que ses interactions avec M. El Fayez sont liées à la fois à sa nationalité et à des opinions politiques présumées. Il souligne que, puisque la révocation initiale de sa citoyenneté est clairement liée à un motif de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, ses tentatives inhabituelles visant à faire valoir ses droits sont également liées à un motif de la Convention.

[58] Le demandeur soutient que, pour conclure à des opinions politiques présumées, il n’est pas nécessaire que sa conduite soit considérée comme une attaque contre l’appareil gouvernemental. Il s’appuie sur le paragraphe 35 de l’arrêt Klinko c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] 3 CF 327 (CAF) [Klinko], où la Section d’appel de la Cour fédérale a conclu que, lorsque « les éléments corrompus sont si répandus au sein du gouvernement qu’ils font partie de la structure de ce dernier, une dénonciation de la corruption constitue l’expression d’une “opinion politique” ». M. El Fayez a dit qu’il travaillait pour le gouvernement ou qu’il avait des relations au sein du gouvernement et, selon le demandeur, la menace de le dénoncer équivalait à une opposition à la corruption au sein du gouvernement, ce qui en fait des opinions politiques présumées. La preuve dont disposait la SAR faisait état de la corruption généralisée en Jordanie.

[59] Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en concluant qu’il n’était pas exposé à un risque prospectif. Il fait valoir que la preuve démontrait clairement que sa crainte de représailles de la part de M. El Fayez reposait sur un fondement objectif et qu’il avait été victime de persécution en raison de la révocation de sa citoyenneté (et que la révocation initiale elle-même constituait de la persécution), et il ajoute qu’il est clair qu’il existe un risque réel que sa citoyenneté soit révoquée dans l’avenir en raison d’actions passées et parce que le rétablissement de sa citoyenneté était conditionnel à ce que son père récupère son statut de résident en Cisjordanie.

[60] Je conviens avec le défendeur que la SAR a raisonnablement apprécié le lien avec un motif prévu par la Convention. La SAR a conclu qu’aucun élément de preuve n’établissait de lien entre la révocation de la citoyenneté du demandeur et l’hostilité du gouvernement ou la révocation des droits de résidence. Le demandeur n’a pas non plus fourni de renseignements précis sur la persécution qu’il a subie en raison de la perte de sa citoyenneté.

[61] Je conviens également qu’il était raisonnable que la SAR rejette l’argument des opinions politiques présumées. Il était raisonnable de conclure que M. El Fayez considérait que l’entente était de nature transactionnelle, et non pas politique. L’affaire Klinko diffère de l’espèce, car il s’agissait de corruption généralisée ayant des répercussions sur des groupes sociaux, alors que, dans la présente affaire, il est question d’une entente privée et secrète.

3. La situation des Palestiniens apatrides en Jordanie

[62] Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur dans son évaluation de la situation des Palestiniens apatrides en Jordanie, et il affirme qu’ils sont victimes de nombreuses formes de discrimination qui, cumulativement, équivalent à de la persécution. Entre autres, ils n’ont pas automatiquement droit à un permis de travail et n’ont pas accès à des services publics essentiels, comme les soins de santé et l’enseignement. Le demandeur soutient que l’affirmation de la SAR selon laquelle le secteur privé jordanien est [traduction] « dominé » par les Palestiniens-Jordaniens est trompeuse, car, en fait, ils n’ont pas accès aux emplois dans le secteur public et la seule option qui leur reste est de travailler dans le secteur privé.

[63] Je conclus que la SAR a raisonnablement apprécié les difficultés auxquelles sont confrontés les Palestiniens apatrides en Jordanie. Elle a tenu compte du fait que le demandeur peut résider en Jordanie, y avoir accès à des soins de santé et à un emploi, et y obtenir un passeport. Elle a également tenu compte de la documentation pertinente sur le pays.

[64] Il est clair que les Palestiniens apatrides sont confrontés à des difficultés en Jordanie; notamment, leurs possibilités d’emploi sont restreintes et leurs droits sont limités. Néanmoins, ils conservent le droit de résider au pays et d’y travailler. Bien qu’ils n’aient pas accès à l’enseignement et aux soins de santé subventionnés, ces services ne leur sont pas entièrement refusés.

[65] Le demandeur a perdu son emploi en raison de la perte de sa citoyenneté et a déménagé en Arabie saoudite pour y trouver du travail. Toutefois, rien dans la preuve n’indique qu’il lui aurait été impossible de trouver un emploi en Jordanie. De fait, les frères du demandeur ont vécu et travaillé en Jordanie de façon continue durant la période au cours de laquelle leur citoyenneté était révoquée. Le demandeur est instruit, il possède une expérience de travail considérable et il se décrit comme un travailleur acharné.

[66] Dans l’ensemble, compte tenu de la preuve dont elle disposait, la SAR a raisonnablement conclu que la discrimination envers le demandeur n’équivalait pas à de la persécution.

Conclusion

[67] Pour les motifs qui précèdent, la demande sera rejetée. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-4952-20

LA COUR STATUE que la présente demande est rejetée et qu’aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

N. Belhumeur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4952-20

INTITULÉ :

MOHAMMAD HAMED ASS’AD HAWARI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

le 27 JANVIER 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

DATE DES MOTIFS :

LE 2 MAI 2022

COMPARUTIONS :

Deryck Ramcharitar

POUR LE DEMANDEUR

Michael Butterfield

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ramcharitar Law

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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