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Date : 20220502


Dossier : IMM‑3634‑21

Référence : 2022 CF 630

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 2 mai 2022

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

TAOFEEK ABAYOMI ADEKOLA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, Taofeek Abayomi Adekola, sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 18 mai 2021 par laquelle un agent principal [l’agent] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qu’il avait présentée au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

I. Le contexte

[3] Le demandeur est un citoyen du Nigéria. Il est né et a grandi, puis a étudié et travaillé au Nigéria jusqu’en 2016, à l’exception des deux mois qu’il a passés à étudier en Allemagne entre juin et août 2014. Toute sa famille vit au Nigéria, sauf sa conjointe de fait et ses deux enfants.

[4] Le demandeur est arrivé aux États‑Unis en janvier 2016 muni d’un visa de visiteur. Il est resté là‑bas et s’est marié en 2017, mais il a divorcé peu après, la même année. Pendant son séjour aux États‑Unis, il a également rencontré sa conjointe de fait actuelle, Mme Tolulope Alle. Mme Alle est arrivée aux États‑Unis munie d’un permis d’études en septembre 2017. À l’exception du demandeur et de leurs deux enfants, tous les membres de sa famille proche demeurent au Nigéria.

[5] Le demandeur et Mme Alle sont arrivés au Canada le 5 février 2018 et ont présenté des demandes d’asile distinctes, car ils ne se considéraient pas encore comme des conjoints de fait en raison de la durée de leur relation. Lorsqu’ils sont arrivés au Canada, Mme Alle était enceinte de leur premier enfant, Khalid Kingsley Adekola. Khalid est né à Toronto le 6 octobre 2018 et est citoyen canadien. Le demandeur et Mme Alle ont eu un deuxième enfant, Aliah Kayla, le 21 août 2020. Aliah est également citoyenne canadienne.

[6] La demande d’asile du demandeur a été rejetée le 4 avril 2019. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a conclu qu’elle reposait sur des suppositions et qu’elle était dépourvue d’un minimum de fondement. Le 23 mars 2020, le demandeur a présenté sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, dont le refus est à l’origine du présent contrôle judiciaire. En plus de ses observations initiales, le demandeur a présenté d’autres observations le 20 mai 2020 et le 11 février 2021.

[7] La demande d’asile de Mme Alle a été rejetée le 19 avril 2019 par la SPR, qui a conclu que son allégation principale et les raisons pour lesquelles elle avait quitté le Nigéria n’étaient pas crédibles et qu’elle n’avait aucune crainte subjective. Mme Alle a interjeté appel devant la Section d’appel des réfugiés, qui a conclu, le 27 juillet 2020, que la SPR n’avait pas appliqué les Directives sur les revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe, et a donc renvoyé l’affaire à la SPR pour nouvelle décision. Lorsque la SPR a rendu sa décision concernant la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire du demandeur, aucune nouvelle décision n’avait encore été rendue à l’égard de la demande d’asile de Mme Alle.

[8] L’agent a tiré la conclusion suivante à l’égard de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire du demandeur : [traduction] « Après avoir pris en considération la situation du demandeur et examiné la totalité des documents présentés, je ne suis pas convaincu, même s’il existe des facteurs favorables, que les considérations d’ordre humanitaire qui m’ont été soumises justifient l’octroi d’une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la Loi ». Il a donc rejeté la demande le 18 mai 2021 [la décision contestée].

[9] Le demandeur soutient que l’agent a) a commis une erreur dans son appréciation des difficultés; b) a omis d’évaluer correctement son degré d’établissement au Canada; c) a omis de tenir compte des autres facteurs lorsqu’il a apprécié l’intérêt supérieur des enfants; et d) a commis une erreur en ne l’interrogeant pas.

[10] Le défendeur affirme que l’agent a raisonnablement décidé, compte tenu de la preuve présentée, qu’il n’était pas justifié, dans les circonstances, d’accueillir la demande du demandeur et que les observations de ce dernier équivalaient à demander à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve, ce qu’elle ne peut pas faire.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[11] Comme il a été mentionné précédemment, le demandeur soulève un certain nombre de questions. À l’exception de l’allégation selon laquelle l’agent a commis une erreur en ne tenant pas d’audience, les autres questions doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable, comme il est établi dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[12] Une décision raisonnable est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). Selon l’arrêt Vavilov, la cour de révision doit être convaincue qu’un mode d’analyse, dans les motifs avancés, pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait (Vavilov, au para 102, citant Barreau du Nouveau‑Brunswick c Ryan, 2003 CSC 20 au para 55).

[13] Il incombe au demandeur, la partie qui conteste la décision, d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100). Pour pouvoir intervenir, la cour de révision doit être convaincue par la partie qui conteste la décision que celle‑ci « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence », et que ces lacunes ou insuffisances reprochées ne sont pas « simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » (Vavilov, au para 100).

[14] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable commande la retenue, mais demeure rigoureux (Vavilov, aux para 12‑13). Ainsi, il y a lieu de faire preuve de retenue, en particulier à l’égard des conclusions de fait et de l’appréciation de la preuve. À moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne devraient pas modifier les conclusions de fait, et il n’appartient pas à la Cour, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (Vavilov, au para 125).

[15] En ce qui concerne la question de l’équité procédurale, la Cour d’appel fédérale a confirmé que, dans le cadre du contrôle judiciaire, les questions touchant l’équité procédurale sont examinées selon la norme de la décision correcte (Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196 [Association canadienne des avocats en droit des réfugiés] au para 35). Récemment, mon collègue le juge Manson a affirmé que les questions d’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon l’équité et la justice fondamentale, plutôt que selon la norme de la décision raisonnable ou la norme de la décision correcte, soulignant que « [b]ien que certains tribunaux aient conclu que les questions d’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte, d’autres ont déclaré qu’une approche plus “judicieuse sur le plan doctrinal” consistait à établir la procédure et les garanties requises dans un cas particulier et à vérifier si le décideur les avait respectées » (Mamand c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 818 au para 19). En fin de compte, ce qui importe, c’est de savoir si l’équité procédurale a été respectée ou non (Association canadienne des avocats en droit des réfugiés, au para 35).

III. Analyse

[16] L’octroi d’une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR est une mesure exceptionnelle et discrétionnaire (Kok c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 741 au para 7; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 265 aux para 19‑20). Le paragraphe 25(1) de la LIPR confère au ministre un large pouvoir discrétionnaire qui lui permet d’exempter certains étrangers des exigences habituelles de la Loi et de leur accorder le statut de résident permanent au Canada s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire le justifient. Le pouvoir discrétionnaire à cet égard représente une exception sensible et flexible qui vise à accorder un redressement en equity, notamment pour mitiger la rigidité de la Loi dans les cas appropriés (Rainholz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 121 [Rainholz] aux para 13‑14).

[17] Les considérations d’ordre humanitaire s’entendent des faits établis par la preuve, de nature à inciter toute personne raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ces malheurs justifient la prise d’une mesure spéciale aux fins des dispositions de la LIPR (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 (CanLII), [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy] aux para 13 et 21). Comme l’a souligné mon collègue le juge Little, « [s]elon l’interprétation retenue du paragraphe 25(1), l’agent doit évaluer les difficultés auxquelles le ou les demandeurs se heurteront lorsqu’ils quitteront le Canada. Bien qu’ils ne soient pas employés dans la loi elle‑même, la jurisprudence d’appel a confirmé que les adjectifs “inhabituelles”, “injustifiées” et “excessives” décrivaient les difficultés susceptibles de justifier une dispense au titre de cette disposition » (Rainholz, au para 15).

[18] Le paragraphe 25(1) renvoie aussi à la nécessité de tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché. Lorsqu’il examine l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent doit être « réceptif, attentif et sensible » à cet intérêt (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 75). Les facteurs à prendre en compte comprennent l’âge et le degré de dépendance de l’enfant; son degré d’établissement au Canada; ses liens avec le pays à l’égard duquel la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est examinée; les conséquences sur son éducation; ses problèmes de santé ou ses besoins particuliers; les questions relatives au sexe de l’enfant; et les conditions qui règnent dans ce pays et l’incidence possible sur l’enfant (Kanthasamy, au para 40).

[19] Il incombe à la personne qui présente une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire d’établir qu’une dispense est justifiée pour des motifs d’ordre humanitaire. C’est à ses risques et péril qu’elle omet de soumettre des éléments de preuve ou de produire des renseignements pertinents à l’appui d’une telle demande (Rainholz, au para 18).

A. Les difficultés

[20] J’examinerai maintenant le premier argument du demandeur, à savoir que l’agent a commis une erreur lorsqu’il a analysé les difficultés. Le demandeur souligne que l’agent a utilisé le mot [traduction] « risque » à plusieurs reprises, notamment dans une rubrique intitulée [traduction] « Risques et conditions défavorables dans le pays ». Il soutient donc que l’agent a commis une erreur en procédant à une analyse du risque généralisé au titre de l’article 97 de la LIPR au lieu d’analyser les difficultés au regard de l’article 25 de la Loi.

[21] Le défendeur fait valoir que l’agent a énoncé le bon critère dans la décision contestée, qu’il est présumé connaître la loi et qu’il a tenu compte des observations mêmes que le demandeur a formulées au sujet des risques au Nigéria.

[22] Je souscris à la position du défendeur. Après avoir examiné les observations du demandeur, je suis d’avis que les conclusions de l’agent tiennent compte de ses observations et du dossier de preuve. À trois occasions distinctes, soit à une reprise le 20 mai 2020 et à deux reprises le 11 février 2021, le demandeur a souligné qu’il existe des risques de violence, de conflits, de protestation et d’agitation civile au Nigéria. L’agent a non seulement pris en considération le risque qui pèserait sur le demandeur s’il était renvoyé au Nigéria, mais aussi les difficultés auxquelles il serait exposé, comme l’exige l’article 25 de la LIPR. Je ne crois pas que l’agent a commis une erreur à cet égard.

[23] Le demandeur prétend en outre que l’agent n’a pas mentionné son profil de risque personnel lorsqu’il a évalué les difficultés, y compris les difficultés auxquelles serait confronté un rapatrié au Nigéria et une personne sans emploi. Je ne suis pas du même avis. L’agent a souligné que le demandeur avait vécu au Nigéria la majeure partie de sa vie, qu’il était très instruit et qu’il avait déjà travaillé dans ce pays. De plus, l’agent a examiné le profil de risque personnel du demandeur par rapport aux risques dans le pays qu’avait soulevés ce dernier, et il a au bout du compte conclu que le demandeur n’avait pas l’habitude de manifester et qu’il ne vivait pas dans les zones d’intérêt pour les séparatistes et qu’il ne serait donc pas en danger. Le défendeur fait valoir que le demandeur n’a tout simplement pas établi de lien entre les difficultés alléguées et sa situation, car il n’a produit aucun élément de preuve indiquant qu’il ferait partie des personnes qui seraient exposées à ces risques. À cet égard, d’après les observations formulées dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire du demandeur, [traduction] « il est admis que M. Adekola n’est pas directement impliqué dans les communautés qui sont engagées dans ces flambées de violence ou qui sont vulnérables à celles‑ci [...] ».

[24] Le demandeur soutient que l’agent n’a pas tenu compte de son profil personnel et donc du fait qu’il vient d’une famille qui encourage la mutilation génitale féminine et qu’il a maintenant une fille, Aliah, qui est née en 2020. D’après le défendeur, il faut tenir compte du contexte en l’espèce. La SPR a conclu que l’allégation du demandeur selon laquelle il serait exposé à un risque aux mains de sa famille reposait sur des suppositions et était dépourvue d’un minimum de fondement et que, de toute façon, il avait une possibilité de refuge intérieur [PRI] à Port Harcourt ou à Abuja. Le défendeur affirme que l’agent a raisonnablement conclu que le demandeur n’était pas en faveur de la mutilation génitale féminine, que la famille de ce dernier constituait le risque auquel Aliah serait exposée et qu’il existait des possibilités de refuge pour éviter ce risque.

[25] Je suis d’avis que l’agent n’a pas commis d’erreur en ce qui a trait au profil personnel du demandeur concernant sa famille et sa fille. L’agent a tenu compte des inquiétudes du demandeur au sujet de la mutilation génitale féminine, et il a souligné que le demandeur s’oppose à cette pratique et a affirmé que ses enfants resteraient au Canada, que la mutilation génitale féminine est illégale au Nigéria et que le demandeur pourrait se prévaloir d’une PRI s’il retournait dans ce pays. L’agent n’a donc accordé aucun poids à ce facteur, et je ne vois aucune raison d’intervenir.

[26] Le demandeur affirme que l’agent n’a pas tenu compte d’un certain nombre de facteurs lorsqu’il a évalué les difficultés auxquelles il serait exposé s’il retournait au Nigéria. À cet égard, son argument repose principalement sur la santé mentale de sa conjointe de fait, Mme Alle. Il prétend que Mme Alle a reçu un diagnostic de dépression et de trouble de stress post‑traumatique [TSPT] et que l’agent aurait donc dû tenir compte des difficultés liées au fait de s’occuper de ses deux enfants en l’absence du demandeur et de son soutien. Dans les observations écrites qu’il a présentées à la Cour, le demandeur mentionne que la preuve fournie comprend [traduction] « le rapport d’un psychiatre qui a conclu que Mme Alle souffre d’un TSPT, de dépression et d’anxiété ».

[27] Le défendeur est d’avis que les arguments du demandeur ne sont pas étayés par la preuve au dossier. Il souligne que la lettre du Dr Chen, l’obstétricien de Mme Alle, qui a été présentée à l’appui de la demande d’asile de cette dernière, indique qu’on avait demandé à ce médecin de fournir une lettre d’appui, que Mme Alle a déclaré elle‑même souffrir de dépression et d’un possible TSPT, et qu’elle affirme gérer ses symptômes sans la prise de médicaments, sauf pour ce qui est de ses troubles du sommeil.

[28] Après avoir examiné le dossier dont disposait l’agent, je tiens à faire remarquer que, dans ses observations relatives aux considérations d’ordre humanitaire, le demandeur a insisté sur le soutien qu’il apportait à Mme Alle. Sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire était accompagnée d’un affidavit de Mme Alle, qui confirmait qu’il la soutenait financièrement et émotivement, notamment en prenant soin de leurs enfants et en faisant des promenades avec elle lorsqu’elle avait besoin de souffler un peu. Sa demande était également accompagnée de la lettre d’appui du Dr Chen mentionnée ci‑dessus. Contrairement à ce qu’affirme le demandeur, je ne crois pas que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte du soutien qu’il fournissait à Mme Alle. L’agent a plutôt accordé beaucoup de poids à ce facteur. Sous la rubrique [traduction] « Autres », l’agent a souligné que le demandeur avait affirmé qu’il subvenait aux besoins de sa conjointe et a reconnu l’importance de l’unité de la famille et les difficultés que causerait la séparation. De plus, dans sa conclusion, l’agent a de nouveau parlé du problème de la séparation de la famille en tirant la conclusion suivante : [traduction] « Même si la séparation était temporaire, j’estime qu’elle serait difficile pour la famille. J’accorde beaucoup de poids à ce facteur. » À moins de circonstances exceptionnelles, il n’appartient pas à la Cour, dans le cadre du contrôle judiciaire, d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par l’agent (Vavilov, au para 125). Par conséquent, je refuse d’intervenir.

B. L’établissement

[29] Le demandeur prétend que l’agent n’a pas évalué correctement son degré d’établissement. En particulier, il insiste sur le fait que la phrase selon laquelle ses [traduction] « observations [...] contenaient très peu de renseignements indiquant un niveau important d’intégration dans la communauté » laissait entendre que l’agent exigeait un degré d’établissement [traduction] « extraordinaire » ou « exceptionnel ». Le défendeur soutient que l’agent n’a pas commis d’erreur et qu’il a simplement exposé les faits de l’affaire. Il souligne que l’agent a tenu compte de la preuve – à savoir la participation du demandeur à des activités dans la communauté, ses amis et son travail – et qu’il a raisonnablement conclu qu’il avait un degré modeste d’établissement, auquel il a accordé peu de poids favorable.

[30] Je conclus que l’agent n’exigeait pas que le demandeur démontre qu’il avait un degré d’établissement [traduction] « exceptionnel ». À aucun moment l’agent n’a laissé entendre qu’il ne considérait pas le degré d’établissement du demandeur comme un facteur favorable parce qu’il n’était pas exceptionnel.

[31] Le demandeur affirme également que l’agent a commis une erreur en ne tenant pas compte de son établissement au Canada et en mettant l’accent sur le fait qu’il serait capable d’avoir un degré d’établissement similaire au Nigéria. D’après le défendeur, l’agent n’a pas fait abstraction de l’établissement du demandeur au Canada, mais a plutôt examiné l’ensemble de la preuve présentée.

[32] Bien que la Cour ait jugé déraisonnable le fait de dénaturer les facteurs favorables liés à l’établissement et de les faire jouer contre le demandeur plutôt qu’en sa faveur (Alghanem c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1137 au para 39), je ne suis pas convaincue que c’est ce qui s’est produit en l’espèce. Un examen global de la décision contestée révèle que l’agent a procédé à un exercice de mise en balance, au cours duquel il a tenu compte des trois années qu’avait passées le demandeur au Canada, de ses amis, de sa participation à des activités dans la communauté et de ses emplois et qu’il a accordé un certain poids favorable à ces facteurs. L’agent a ensuite soupesé ces facteurs en tenant compte du fait que le demandeur avait passé la majeure partie de sa vie au Nigéria, qu’il connaissait bien sa culture et sa société, qu’il est très instruit, qu’il avait travaillé au Nigéria et qu’il serait en mesure de s’établir à nouveau dans ce pays. Le demandeur n’a pas démontré que l’exercice de mise en balance effectué par l’agent est déraisonnable.

[33] Enfin, le demandeur soutient que la preuve au dossier était suffisante pour démontrer que son degré d’établissement était exceptionnel. Encore une fois, le demandeur demande à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par l’agent, ce qu’elle ne peut pas faire, et je refuse d’accéder à sa demande.

C. L’intérêt supérieur des enfants

[34] Le demandeur fait valoir que l’agent a commis une erreur en n’accordant pas le poids voulu à l’état psychologique de Mme Alle et aux répercussions que son renvoi aurait sur les enfants. Il ajoute que l’agent a commis une erreur en présumant qu’il serait renvoyé du Canada et qu’il n’a pas pris en compte le principe découlant du bon sens selon lequel l’intérêt supérieur d’un enfant est d’être élevé par ses deux parents.

[35] Le défendeur soutient i) que les arguments du demandeur au sujet de Mme Alle ne figurent pas dans le dossier et ii) que l’agent a envisagé la possibilité que les enfants restent au Canada et que le demandeur retourne au Nigéria. Il souligne qu’en l’espèce, la preuve présentée indique que les enfants resteraient avec leur mère au Canada et que l’agent a dû tenir compte d’une situation hypothétique, à savoir que si la demande d’asile de Mme Alle était accueillie, le demandeur pourrait revenir au Canada, et, si elle était plutôt rejetée, Mme Alle, qui est elle aussi nigériane, retournerait au Nigéria.

[36] En ce qui concerne le premier élément de l’argument du demandeur, j’ai examiné, dans la rubrique sur les difficultés ci‑dessus, l’analyse qu’a faite l’agent des répercussions qu’aurait la séparation sur la famille, notamment en ce qui a trait au soutien que fournissait le demandeur à sa conjointe. J’ajoute que l’agent a reconnu ce problème, et les difficultés qu’il causerait, dans l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants et qu’il a finalement accordé beaucoup de poids à ce facteur dans la conclusion de sa décision. Je refuse d’apprécier à nouveau la preuve.

[37] En ce qui a trait au deuxième élément de l’argument du demandeur, je suis d’avis que l’agent a analysé de manière raisonnable la possibilité que la famille soit séparée en tenant compte du dossier et de l’incertitude découlant de la demande d’asile en instance de Mme Alle. Qui plus est, l’agent a reconnu qu’il était [traduction] « raisonnable d’affirmer que les enfants dépendent entièrement de leurs deux parents », qu’il est [traduction] « généralement reconnu que les enfants sont mieux avec leurs deux parents », et qu’il est [traduction] « généralement admis que les enfants devraient vivre avec leurs deux parents ». Par conséquent, je conclus que l’agent n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle.

D. L’équité procédurale

[38] Le demandeur soutient que l’agent a manqué à l’équité procédurale en ne le convoquant pas à une entrevue après qu’il eut soulevé un nouveau risque dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à savoir le risque que sa fille, qui est née en 2020, subisse une mutilation génitale féminine. Il prétend que ce risque n’a jamais été soulevé dans le cadre de l’instance devant la SPR, au cours de laquelle la SPR a conclu que sa demande d’asile était dépourvue d’un minimum de fondement et qu’il disposait d’une PRI. Il affirme qu’il était inapproprié de la part de l’agent de s’appuyer sur l’existence d’une PRI lorsqu’il a apprécié le risque que courrait sa fille.

[39] Le défendeur fait observer que l’agent n’a tiré aucune conclusion quant à la crédibilité, que l’équité procédurale n’exigeait pas la tenue d’une entrevue, et que l’agent a accepté d’emblée les observations du demandeur et a envisagé la possibilité que sa fille puisse retourner au Nigéria en se demandant si elle risquait de subir une mutilation génitale féminine. D’après les éléments de preuve fournis, l’agent a conclu qu’elle ne serait pas exposée à un tel risque. Le défendeur soutient également qu’il incombait au demandeur de démontrer qu’une dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire était justifiée, ce qu’il n’a pas fait.

[40] Le demandeur ne m’a pas convaincue que l’agent avait commis une erreur. Comme l’a déclaré récemment mon collègue le juge Diner, « [l]es personnes qui présentent une demande [fondée sur des considérations d’ordre humanitaire] ne sont pas en droit de s’attendre à ce qu’on leur accorde une entrevue, et il leur incombe de présenter une preuve pertinente et suffisante à l’appui de leurs observations » (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 339 au para 33). Le demandeur a fait valoir dans une déclaration personnelle qu’il craignait que sa fille subisse une mutilation génitale féminine s’il retournait au Nigéria et qu’elle l’accompagnait, parce que sa famille s’adonne à cette pratique, qui se fait en secret à la demande des aînés de la famille. L’agent a souligné que le demandeur est inquiet et qu’il s’oppose à cette pratique, qu’il a affirmé que ses enfants resteraient au Canada s’il était renvoyé au Nigéria, que la mutilation génitale féminine est illégale dans ce pays, et que, même si les enfants retournaient au Nigéria, la SPR avait conclu qu’il existait une PRI où le demandeur pourrait vivre. Il a conclu que si la fille du demandeur l’accompagnait au Nigéria, il serait raisonnable de déduire qu’elle serait protégée contre sa famille. Il a également pris acte de l’affirmation du demandeur selon laquelle les enfants resteraient au Canada et a conclu que, si tel était le cas, la fille du demandeur ne risquait pas de subir une mutilation génitale féminine, comme l’alléguait son père.

[41] Je conclus que les motifs de l’agent répondaient aux observations présentées par le demandeur et étaient justifiés compte tenu du dossier dont il disposait.

IV. Conclusion

[42] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3634‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée;

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Vanessa Rochester »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Vézina


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3634‑21

INTITULÉ :

TAOFEEK ABAYOMI ADEKOLA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 AVRIL 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DES MOTIFS :

LE 2 MAI 2022

COMPARUTIONS :

Nilofar Ahmadi

POUR LE DEMANDEUR

Charles Jubenville

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nilofar Ahmadi

Avocate

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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