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Date : 20220316


Dossier : DES-8-21

Référence : 2022 CF 353

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 16 mars 2022

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

AMIR ATTARAN

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] La présente ordonnance répond à la requête du défendeur en vue d’obtenir le paiement des dépens découlant du désistement par le procureur général du Canada [le PGC] de la demande qu’il a présentée sur le fondement du paragraphe 38.04(1) de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C-5 [la LPC].

I. Contexte

[2] À titre de bref contexte, le 5 novembre 2021, le PGC a présenté une demande sur le fondement du paragraphe 38.04(1) de la LPC [la demande fondée sur l’article 38] en vue d’obtenir une ordonnance portant sur la divulgation de renseignements. La demande fondée sur l’article 38 répondait à un avis envoyé par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada [IRCC] au PGC pour l’informer que des renseignements sensibles ou potentiellement préjudiciables, au sens où ces termes sont définis dans la LPC, pourraient être divulgués. Les renseignements en cause sont liés à une ordonnance rendue par le Tribunal canadien des droits de la personne [le TCDP] enjoignant à IRCC de produire certains documents au défendeur dans le contexte d’une plainte examinée par le TCDP.

[3] Le 9 novembre 2021, après examen de la demande fondée sur l’article 38 du PGC, la Cour a rendu une ordonnance dans laquelle elle a ajouté et désigné le défendeur. Le 18 novembre 2021, le défendeur a déposé un avis de comparution en format électronique.

[4] Le 10 janvier 2022, l’avocate du PGC a écrit à la Cour pour l’aviser qu’elle avait eu des discussions informelles avec le défendeur à la fin de novembre 2021. L’avocate du PGC a proposé à la Cour de convoquer une conférence de gestion de l’instance [la CGI] pour discuter des prochaines étapes concernant la demande fondée sur l’article 38.

[5] Le 10 janvier 2022, la Cour a communiqué avec les parties pour connaître leurs disponibilités en vue de la CGI prévue les 18, 19 ou 20 janvier 2022. Le défendeur a avisé la Cour qu’il n’était pas disponible avant le 5 février 2022. Il a également affirmé que la Commission canadienne des droits de la personne [la CCDP] devrait être invitée à participer à la CGI. La Cour a fixé la CGI au 28 février 2022 en tenant compte de la disponibilité du demandeur, du défendeur, de l’avocat de la CCDP ainsi que de la Cour.

[6] Le dimanche 27 février 2022, le défendeur a écrit un courriel à l’avocate du PGC, en mettant la Cour et l’avocat de la CCDP en copie conforme, dans lequel il fournissait des renseignements aux fins de la CGI. Le défendeur affirmait que les plaidoiries dans l’instance devant le TCDP, qui sous‑tend la demande fondée sur l’article 38, étaient terminées et qu’il n’avait pas contesté les documents qu’IRCC cherchait à protéger conformément à l’article 38 (c.‑à‑d. les parties caviardées des documents produits par IRCC). Le défendeur a joint d’autres documents en lien avec le statut de l’instance devant le TCDP. Le défendeur a proposé que le PGC se désiste de sa demande fondée sur l’article 38 avec dépens en sa faveur.

[7] J’ai reçu le courriel envoyé le 27 février 2022 par le défendeur le lundi 28 février 2022. La CGI a eu lieu comme prévu. L’avocate du PGC a mentionné qu’elle n’avait pas reçu le courriel du 27 février 2022. Le défendeur a ensuite renvoyé le courriel. L’avocate du PGC a eu une brève occasion de le lire au cours de la CGI.

[8] Dans le cadre de la CGI, j’ai fait remarquer, entre autres et en réponse aux observations du défendeur concernant la demande fondée sur l’article 38, que selon moi la mesure prise par le PGC n’était ni abusive ni inutile, comme il le prétendait. Au contraire, le PGC a suivi la procédure habituelle et s’est conformé aux dispositions de la LPC en vue de protéger des renseignements dans l’attente d’une décision de la Cour.

[9] Selon le défendeur, la demande fondée sur l’article 38 était inutile. L’avocate du PGC a répondu que son client avait agi conformément à l’avis qu’IRCC lui avait envoyé. Toutefois, l’avocate du PGC a convenu, compte tenu des renseignements actuels fournis par le défendeur concernant le statut de l’instance devant le TCDP, que la demande fondée sur l’article 38 était désormais théorique.

[10] Le 2 mars 2022, le PGC a déposé un avis de désistement de la demande fondée sur l’article 38. L’avocate du PGC a également remis une lettre à la Cour, dont copie avait été remis au défendeur, dans laquelle elle affirmait notamment que son client ne devrait pas être condamné à des dépens étant donné qu’il avait agi conformément aux dispositions de la LPC et avait rapidement cherché à se désister de sa demande fondée sur l’article 38 dès lors qu’elle avait convenu qu’elle était théorique.

II. La requête du défendeur en vue d’obtenir les dépens

[11] Le 3 mars 2022, le défendeur a envoyé un courriel à la Cour et a réitéré sa requête en vue d’obtenir les dépens. Le défendeur fait maintenant valoir que, conformément à l’article 402 des Règles des Cours fédérales (DORS/98-106) (les Règles), il a droit aux dépens sans délai puisque la demande fondée sur l’article 38 a fait l’objet d’un désistement. Il réclame 2 500 $ pour le temps perdu, les efforts déployés, ainsi que les dépenses connexes engagées pour s’opposer à la demande fondée sur l’article 38, laquelle est selon lui une [traduction] « procédure mal ficelée et vaine ». Le défendeur souligne qu’il a dû notamment communiquer avec le TCDP concernant l’ajournement de l’audience devant ce dernier, consulter ses collègues pour obtenir des conseils juridiques et participer à la CGI.

[12] Le défendeur allègue également que l’avocate du PGC a trompé la Cour et a manqué à son obligation de franchise en affirmant que son client était tenu de présenter la demande fondée sur l’article 38. Il demande à la Cour de lui adjuger les dépens et d’adresser un [traduction] « blâme » à l’avocate du PGC pour dissuader quiconque de prendre de telles mesures à l’avenir.

III. Aucuns dépens ne sont adjugés

[13] L’article 402 des Règles prévoit ce qui suit :

402 Sauf ordonnance contraire de la Cour ou entente entre les parties, lorsqu’une action, une demande ou un appel fait l’objet d’un désistement ou qu’une requête est abandonnée, la partie contre laquelle l’action, la demande ou l’appel a été engagé ou la requête présentée a droit aux dépens sans délai. Les dépens peuvent être taxés et le paiement peut en être poursuivi par exécution forcée comme s’ils avaient été adjugés par jugement rendu en faveur de la partie.

402 Unless otherwise ordered by the Court or agreed by the parties, a party against whom an action, application or appeal has been discontinued or against whom a motion has been abandoned is entitled to costs forthwith, which may be assessed and the payment of which may be enforced as if judgment for the amount of the costs had been given in favour of that party.

[14] Le défendeur semble affirmer qu’il a automatiquement droit aux dépens parce que la demande fondée sur l’article 38 a fait l’objet d’un désistement, mais il ne tient pas compte de la phrase liminaire de l’article 402 des Règles, « [s]auf ordonnance contraire de la Cour », ni des dispositions connexes concernant les dépens, ni de la jurisprudence.

[15] Le paragraphe 400(1) des Règles dispose que « [l]a Cour a le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer ». Dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, la Cour doit d’abord se demander s’il convient d’adjuger des dépens. Le paragraphe 400(3) énumère plusieurs facteurs non exhaustifs pour guider la Cour dans cet exercice.

[16] Nul ne conteste que les parties qui ne sont pas représentées par un avocat peuvent avoir droit aux dépens (voir, par exemple, Sherman c Ministre du Revenu national, 2003 CAF 202; Air Canada c Thibodeau, 2007 CAF 115; Yu c Canada (Procureur général), 2011 CAF 42).

[17] Dans pareils cas, la Cour a le même pouvoir discrétionnaire et est guidée par les mêmes facteurs, notamment le temps et les efforts investis, la complexité de l’instance, la question de savoir si des questions d’intérêt public ont été soulevées, la question de savoir si la partie opposée a adopté une conduite abusive qui justifie une somme punitive, ainsi que tout autre facteur pertinent.

[18] La requête du défendeur en vue d’obtenir les dépens repose, dans une certaine mesure, sur son désir de pénaliser le PGC et, plus particulièrement, l’avocate du PGC, pour avoir présenté la demande fondée sur l’article 38. Contrairement à ce qu’affirme le défendeur, l’avocate du PGC n’a pas trompé la Cour ni manqué à l’obligation de franchise dont elle doit s’acquitter dans des instances présentées ex parte. La seule instance ex parte était la demande initiale que le PGC a présentée par écrit à la Cour le 5 novembre 2021, qui est la pratique habituelle conformément au paragraphe 38.02(1) de la LPC et qui a été suivie peu après de l’ordonnance du 9 novembre 2022 dans laquelle la Cour désignait le défendeur. Comme je l’ai souligné dans le cadre de la CGI, en présentant la demande fondée sur l’article 38, le PGC a suivi la même approche que dans toute autre instance où il répond à un avis concernant des renseignements sensibles ou potentiellement préjudiciables qui pourraient être divulgués.

[19] Le défendeur allègue également que l’avocate du PGC a trompé la Cour en se fondant sur l’alinéa 38.04(2)b), une disposition obligatoire exigeant la présentation d’une demande. Le défendeur soutient que le PGC n’était pas tenu de présenter la demande fondée sur l’article 38, mais qu’il avait plutôt le pouvoir discrétionnaire de le faire.

[20] La Cour n’a pas été trompée.

[21] Le PGC a déposé la demande fondée sur l’article 38 en réponse à l’avis qu’il avait reçu d’IRCC. Lorsque le TCDP a rendu l’ordonnance exigeant qu’il produise certains documents, IRCC était tenu de produire les documents désignés. Dans ce contexte, IRCC a cherché à identifier et à protéger les renseignements qu’il estimait sensibles ou potentiellement préjudiciables, au sens où ces termes sont définis dans la LPC. IRCC a ensuite remis l’avis requis au PGC conformément à l’article 38.01. Bien qu’il affirme qu’il n’avait pas l’intention de contester les renseignements qu’IRCC cherchait à protéger, le défendeur demeurait assujetti à l’ordonnance du TCDP.

[22] Le défendeur soutient également que le 26 novembre 2021, l’avocate du PGC savait qu’il n’avait pas l’intention de contester le caviardage de certains renseignements dans les documents produits et que l’étape de présentation de la preuve dans l’instance devant le TCDP était terminée. Il fait valoir que l’avocate du PGC aurait dû prendre des mesures à ce moment‑là pour se désister de la demande fondée sur l’article 38 afin de leur éviter, à lui et à la Cour, de perdre du temps. Je ne suis pas de cet avis. Comme je l’ai dit, IRCC était assujetti à l’ordonnance du TCDP lui enjoignant de produire les documents. Je ne dispose d’aucun renseignement donnant à penser que l’ordonnance du TCDP avait été annulée ou modifiée.

[23] Dans sa lettre du 26 novembre 2021 adressée au défendeur et à l’avocat de la CCDP, l’avocate du PGC a reconnu que le défendeur n’avait pas contesté le caviardage des renseignements dans les documents qui lui avaient été remis, a confirmé que la demande fondée sur l’article 38 s’appliquait à quatre documents (identifiés par numéro de document) et a répondu à la demande du défendeur quant à savoir si d’autres documents seraient assujettis à la demande fondée sur l’article 38. L’avocate du PGC a confirmé que son client n’avait reçu aucun autre avis d’IRCC au sujet de documents additionnels. Elle a également fait mention d’une téléconférence tenue entre les parties le 25 novembre 2021. Toutefois, dans sa lettre, elle n’a pas fait état de quelconques discussions sur la possibilité de se désister de la demande fondée sur l’article 38.

[24] À mon sens, sans confirmation qu’IRCC n’était plus assujetti à l’ordonnance du TCDP, il était justifié que le PGC poursuive la demande fondée sur l’article 38 en vue de soustraire certains renseignements à la divulgation dans l’attente d’une décision de la Cour.

[25] Comme je l’ai fait observer, le défendeur a envoyé le dimanche 27 février 2022 des renseignements au sujet du statut de l’instance devant le TCDP à l’avocate du PGC, lesquels n’ont été reçus par cette dernière qu’après un deuxième envoi le 28 février 2022. Le défendeur n’a pas expliqué pourquoi il a attendu la veille de la CGI pour ce faire ou pour affirmer que la CGI n’était pas nécessaire.

[26] Contrairement à ce qu’affirme le défendeur, la Cour n’a pas besoin d’adresser un [traduction] « blâme » à l’avocate du PGC. Je rejette les allégations du défendeur concernant la conduite de l’avocate du PGC. Je ne vois aucune mauvaise foi ni aucun manque de franchise de sa part. Je ne considère pas la demande fondée sur l’article 38 comme inutile ou frivole. Rien ne permet d’affirmer que l’avocate du PGC aurait dû chercher à se désister de la demande fondée sur l’article 38 plus tôt. Comme je l’ai déjà dit, l’avocate du PGC a demandé que la Cour convoque une CGI au début du mois de janvier pour fixer les prochaines étapes, et la Cour s’est appliquée à le faire. Toutefois, le défendeur n’était pas disponible à ce moment‑là et n’a pas non plus soulevé les questions qu’il soulève aujourd’hui. Contrairement à ce qu’affirme le défendeur, l’avocate du PGC n’a pas choisi la date de la CGI. La CGI a été tenue à la première occasion en fonction de l’emploi du temps des parties et de la Cour.

[27] La demande fondée sur l’article 38 exigeait effectivement une réponse du défendeur, mais n’était pas contraignante. La demande fondée sur l’article 38 n’était pas complexe, puisqu’elle ne visait que quatre documents dans un gros dossier. Comme l’a reconnu le défendeur, il n’avait pas l’intention de contester le caviardage des renseignements en cause. L’instance devant le TCDP n’était pas en suspens en attendant l’issue de la demande fondée sur l’article 38. Pour répondre à la demande fondée sur l’article 38, le défendeur a déposé un avis de comparution de deux lignes le 18 novembre 2021, a participé à des discussions avec l’avocate du PGC en novembre 2021, a envoyé le courriel à l’avocate du PGC et à la Cour comportant les renseignements au sujet du statut de l’instance devant le TCDP le dimanche 27 février 2022, a participé à la CGI, qui a duré moins d’une heure, le 28 février 2022 et a envoyé une lettre de suivi concernant les dépens.

[28] On ne m’a pas informée d’autres instances où la Cour a adjugé des dépens dans le cadre d’une demande fondée sur l’article 38.

[29] Compte tenu de l’ensemble des circonstances, en particulier du fait que le PGC a agi conformément au régime de l’article 38, je conclus que le PGC ne devrait pas assumer les dépens pour avoir agi ainsi.


ORDONNANCE dans le dossier DES-8-21

LA COUR ORDONNE :

  1. Aucuns dépens ne sont adjugés au défendeur concernant le désistement par le procureur général du Canada de la demande fondée sur l’article 38.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

DES-8-21

 

INTITULÉ :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c AMIR ATTARAN

 

OBSERVATIONS ÉCRITES INFORMELLES DATÉES DES 2 ET 3 MARS 2022 EXAMINÉES À OTTAWA (ONTARIO)

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 MARS 2022

 

COMPARUTIONS :

Michelle Lufty

POUR LE DEMANDEUR

 

Amir Attaran

POUR SON PROPRE COMPTE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

 

Aucun

POUR Le défendeur

 

 

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