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Date : 20220421


Dossier : IMM-4030-21

Référence : 2022 CF 573

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 avril 2022

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

KESS IGHODARO AJAYI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] M. Kess Ighodaro Ajayi, le demandeur, conteste la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) a confirmé que la Section de la protection des réfugiés (la SPR) avait conclu avec raison que le demandeur n’a ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[2] La présente demande de contrôle judiciaire est présentée au titre de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]. Pour les motifs qui suivent, la demande doit être rejetée.

I. Les faits

[3] Le demandeur est un citoyen du Nigéria qui demande l’asile au Canada aux termes des articles 96 et 97 de la Loi. Il craint d’être persécuté par les pasteurs peuls, en faisant valoir que leurs intérêts sont protégés par le gouvernement du Nigéria.

[4] Les incidents qui donneraient lieu à la crainte de persécution concernent une parcelle de terre louée par le demandeur et son partenaire commercial en 2015. Ils exploitaient une ferme avicole dans l’État du Delta au Nigéria. Selon la compréhension de la Cour, du bétail appartenant vraisemblablement à des pasteurs peuls était venu paître sur les terres exploitées par le demandeur. Les pasteurs avaient été sommés de mettre un terme à cette situation, mais, de toute évidence, cela n’avait servi à rien. Étonnamment, le formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA) n’expose pas les raisons pour lesquelles le demandeur se réclame de la protection du Canada. Aucun incident en particulier n’y est mentionné. En fait, il a été demandé à la Cour de se référer au formulaire FDA, puisque les faits pertinents y figurent. Cependant, le formulaire comprend très peu d’informations.

[5] Le demandeur s’est plaint en général d’avoir été harcelé par la police nigériane en raison de ses critiques relatives à l’administration du président du Nigéria. Aucun détail n’est donné sur la teneur du harcèlement dont il se plaint. Ensuite, le demandeur affirme qu’un membre de son personnel a été enlevé (mars 2017) par des inconnus armés : une rançon a dû être versée pour sa libération. Là encore, très peu d’informations sont fournies sur les faits et sur les responsables de l’enlèvement. Après avoir quitté le Nigéria, le demandeur affirme que son partenaire commercial a été assassiné (août 2017) par des pasteurs peuls. Une déclaration sous serment d’un certain Aliagwu Edwin, figurant au dossier, précise que l’assassinat a été commis [traduction] « par des hommes armés », sans aucune autre mention à ce sujet.

[6] Ce sont les seuls incidents particuliers auxquels le demandeur fait référence. Le reste de son FDA consiste en des plaintes générales concernant les pasteurs peuls et [traduction] « l’administration Buhari ». Selon le FDA, les pasteurs terrorisent les collectivités. Le demandeur affirme que ceux-ci figurent dans l’indice du terrorisme mondial : d’après les données, ils tuent en moyenne 1 000 personnes par année. Quant à [traduction] « l’administration Buhari », ceux qui la critiquent sont identifiés [traduction] « et peuvent être tués par la police ou par les pasteurs peuls » (FDA, au para 3).

[7] En fait, dans son FDA, le demandeur cherche à établir une sorte de relation entre les pasteurs et le gouvernement. Le demandeur affirme que les pasteurs n’étaient pas connus avant le début de « l’ère » Buhari. Il affirme que les [traduction] « pasteurs peuls constituent une forme d’institution que le gouvernement a déployée pour éliminer toute forme d’“anticriticisme” [sic] ». Le demandeur affirme être [traduction] « une cible de l’oppression » (FDA, au para 3). Il fait valoir qu’il ne peut pas retourner dans son pays en raison de la menace qui pèse sur sa vie et du fait que sa famille n’est pas en sécurité. [traduction] « L’administration actuelle fait appel aux pasteurs peuls pour terroriser toute personne perçue comme un ennemi » (FDA, au para 8).

[8] Je n’ai pas été en mesure de trouver dans le dossier certifié du tribunal (DCT) la moindre information, autre que les déclarations générales du demandeur, qui ferait état d’une personnalisation du risque général que poseraient les pasteurs et le gouvernement dans un pays de quelque 210 millions d’habitants. Lors de l’audience, j’ai confirmé auprès de l’avocat du demandeur qu’il n’y avait aucune précision à relever dans ce dossier.

II. Les décisions de la SPR et de la SAR

[9] La décision faisant l’objet du présent contrôle est bien évidemment celle rendue par la SAR. Néanmoins, la décision de la SPR fournit, à mon avis, un contexte nécessaire, car ce tribunal a entendu le demandeur et a conclu qu’il n’existait pas de risque sérieux de persécution; selon la SPR, le demandeur ne serait pas exposé à une menace à sa vie ni à un risque de traitements ou de peines cruels et inusités s’il devait retourner dans son pays de nationalité. Bref, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur ne serait vraisemblablement pas exposé à un risque prospectif, ce qui s’avère la même conclusion que celle tirée par la SAR.

A. La décision de la SPR

[10] La SPR a jugé que le demandeur manquait de crédibilité. Il n’a pas fourni de précisions et il a été évasif concernant certains incidents considérés comme étant au cœur de sa demande d’asile. Par exemple, il n’a formulé ses critiques à l’égard du gouvernement, lesquelles seraient la source du harcèlement qu’il subit, qu’aux employés de la ferme et à des amis. De l’avis de la SPR, cela constitue un engagement politique minime : le demandeur n’était pas actif publiquement et n’est pas un militant.

[11] L’incident concernant l’enlèvement d’un membre du personnel est considéré comme vague. Le demandeur aurait fourni peu de détails à ce sujet. En fait, Aliagwu Edwin a affirmé dans sa déclaration sous serment avoir été témoin de l’enlèvement, ce que le demandeur a nié devant la SPR. Cependant, le demandeur n’y était pas non plus présent. De même, le demandeur a expliqué que l’absence de détails concernant l’assassinat de son partenaire commercial en août 2017 est due au fait qu’il était déjà parti aux États-Unis (juin 2017). À supposer qu’un assassinat ait eu lieu, la SPR ne croyait pas qu’il n’y aurait aucune trace de celui-ci : pas d’informations diffusées par les médias, pas de rapport de police, pas d’annonce de décès, pas d’annonce du personnel médical.

[12] Il n’y avait pas de preuve concernant la parcelle de terre que le demandeur louait (la SPR a relevé la confusion concernant la propriété de la terre agricole; il semble que le demandeur et son partenaire commercial étaient propriétaires de la ferme avicole (un poulailler), mais pas de la terre sur laquelle elle était exploitée), ni au sujet du dépôt de plaintes à la police alléguées par le demandeur et de la vente du véhicule et d’autres biens lorsque le demandeur avait quitté le Nigéria. Le demandeur a offert l’explication selon laquelle son appartement au Nigéria avait été cambriolé en août 2017, alors qu’il était déjà parti pour l’Amérique. Il n’y a aucune indication d’un cambriolage dans le FDA; de plus, la déclaration sous serment d’Aliagwu Edwin fait mention des efforts infructueux pour retrouver un [traduction] « document de droit d’établissement », sans mention aucune d’un cambriolage (la déclaration sous serment porte ostensiblement la date du 9 septembre 2020).

[13] Le tribunal de la SPR a également critiqué le fait que le demandeur n’ait pas modifié son FDA (il y a trois formulaires FDA au dossier) après son divorce en juin 2018. La crainte d’agents de persécution menaçant la famille du demandeur aurait exigé que ce dernier fasse preuve de diligence quant à la mention du divorce. En fait, le demandeur a confirmé devant le tribunal (l’audience a eu lieu le 27 octobre 2020) que ni sa famille ni son frère n’ont reçu de menaces; en effet, ses enfants fréquentent la même école depuis leur déménagement en juin 2018.

[14] Comme il a été mentionné précédemment, le demandeur s’est rendu aux États-Unis en juin 2017. Lorsque le tribunal l’a interrogé sur les raisons pour lesquelles il avait quitté le Nigéria sans sa famille, il a répondu qu’il voulait trouver un endroit sécuritaire pour « relaxer ». Selon la SPR, « [i]l voulait voir ce [qui] allait arriver avec la ferme et il n’a pu emmener sa famille, car il n’avait pas assez d’argent » (décision de la SPR, au para 45). La SPR a relevé que le demandeur n’avait pas affirmé avoir fui son pays parce qu’il craignait pour sa vie ou en raison d’une crainte de persécution. Selon la SPR, le demandeur a fui son pays non pas « parce qu’il craignait pour sa vie, mais pour fuir une situation désagréable » (décision de la SPR, au para 46).

[15] La dernière question relative à la crédibilité du demandeur portait sur les raisons de son départ des États-Unis pour venir au Canada. Devant la SPR, il a avancé qu’il était venu au Canada (le 15 octobre 2017), car « il trouvait la culture américaine trop violente et [puisqu’]il n’y avait pas de travail dans ce pays » (décision de la SPR, au para 47). La raison évoquée dans le FDA du demandeur est tout autre : le demandeur n’avait pas les moyens financiers de demander l’asile aux États-Unis.

[16] La SPR a établi un autre fondement permettant de conclure que le demandeur ne s’était pas acquitté de son fardeau d’établir une possibilité sérieuse de persécution s’il retournait au Nigéria. Aux paragraphes 36 et 37 de sa décision, la SPR conclut que le demandeur n’est pas exposé à un risque prospectif. Le demandeur a déclaré au tribunal qu’après l’assassinat de son partenaire commercial, il avait décidé de laisser sa ferme à l’abandon. La SPR a conclu que « les pasteurs peuls n’auraient plus aucun intérêt à agresser le demandeur ou sa famille, puisqu’il ne s’occupe plus de la ferme » (décision de la SPR, au para 37). En outre, l’absence de lien avec les pasteurs et, en fait, l’absence de preuve relative aux déclarations publiques du demandeur portant sur ses opinions politiques, ont amené le tribunal à conclure qu’il n’y aurait aucun intérêt à pourchasser le demandeur d’asile.

B. La décision de la SAR

[17] C’est la question du risque prospectif auquel est exposé le demandeur dans l’éventualité de son retour au Nigéria qui a été examinée par la SAR pour trancher l’appel de la décision rendue par la SPR.

[18] La SAR a cerné huit arguments présentés en appel portant sur la décision de la SPR. Cependant, elle ne les a pas abordés, jugeant plutôt que l’affaire pouvait être tranchée en répondant à d’autres questions. Elle a conclu que les questions déterminantes étaient celle de la crainte fondée de persécution aux mains du gouvernement nigérian et de la police et celle du risque prospectif de mort ou de traitements cruels et inusités aux mains des pasteurs peuls.

[19] Le demandeur a expressément soulevé dans son exposé des arguments devant la SAR la question des paragraphes 36 et 37 de la décision de la SPR. Le demandeur s’est plaint devant la SAR de ce qu’il considérait être les motifs invoqués pour conclure que les pasteurs peuls et la police ne s’intéressaient plus à lui. Les paragraphes n’étaient pas clairs et ne constituaient pas un fondement suffisant pour parvenir à une conclusion à cet égard.

[20] En ce qui concerne la crainte de persécution fondée sur les opinions politiques du demandeur, la SAR a effectué une analyse pour conclure que l’engagement politique du demandeur était minime, ce qui n’est pas suffisant pour établir l’existence d’une crainte fondée de persécution. Il a été relevé qu’il n’y avait aucune preuve de harcèlement de la part de la police; de même, il n’y avait aucune preuve faisant état de rapports de police se rapportant aux incidents signalés par le demandeur. La SAR a tiré la conclusion suivante : « après avoir examiné les éléments de preuve objectifs, je constate que l’appelant n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que son profil correspond à celui des gens qui sont persécutés au Nigéria pour avoir critiqué le gouvernement » (décision de la SAR, au para 10).

[21] En ce qui concerne le risque prospectif, la SAR a choisi de prendre en compte la conclusion subsidiaire formulée par la SPR aux paragraphes 36 et 37 de sa décision.

[22] La SAR a relevé que le demandeur avait décidé d’abandonner la terre agricole; en fait, il n’était pas le propriétaire de la parcelle de terre et son bail était arrivé à échéance en janvier 2020. Le tribunal a ajouté que, lorsque le demandeur travaillait à la ferme, c’était à temps partiel et uniquement les fins de semaine. Selon le tribunal, cela ne suffisait pas à établir l’existence d’un intérêt continu des pasteurs peuls envers le demandeur.

[23] Dans son analyse du risque prospectif, la SAR a considéré comme étant pertinent le risque auquel la famille du demandeur est exposée au Nigéria, si un tel risque existe. Le fait que les pasteurs n’aient pas cherché le demandeur a été interprété comme un manque d’intérêt envers le demandeur.

[24] Ce risque prospectif a également été jugé moins que probable, puisque le témoignage du demandeur était vague, et comme consistant en une crainte de la criminalité générale. Lorsqu’il a témoigné, le demandeur a indiqué qu’il parlait de manière générale et non de lui-même en particulier. Il a affirmé que [traduction] « de manière générale, personne n’est en sécurité ». La conclusion à laquelle est parvenue la SAR est résumée au paragraphe 19 de sa décision :

[…] Cependant, comme il en a été question plus haut, l’appelant n’a pas établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe une possibilité sérieuse qu’il soit persécuté par le gouvernement Buhari ou la police en raison de son profil. De plus, l’appelant a déclaré que les pasteurs peuls l’avaient attaqué parce qu’il exploitait un élevage de volailles. Selon la prépondérance des probabilités, l’appelant a été ciblé par les pasteurs peuls en raison de son exploitation agricole et non pas de ses opinions politiques. En outre, même si les pasteurs peuls étaient bel et bien à la recherche de l’appelant au moment où ils ont enlevé son employé, en mars 2017, étant donné que plus de quatre ans se sont écoulés depuis cet incident, qu’il n’y a eu aucun incident entre les pasteurs peuls et les membres de la famille de l’appelant, que les pasteurs peuls n’ont pas tenté de communiquer avec les membres de la famille de l’appelant depuis le départ de celui-ci du Nigéria, et que l’appelant n’a plus d’exploitation agricole ni de terre agricole au Nigéria, j’estime que l’appelant n’a pas établi qu’il existe un risque éventuel au sens de l’alinéa 97(1)b) de la LIPR de la part des pasteurs peuls au Nigéria.

III. Analyse

[25] Selon ma compréhension de l’affaire, le demandeur soulève une question dans sa demande de contrôle judiciaire : la SAR a-t-elle abordé une nouvelle question sans lui accorder la possibilité de se faire entendre?

[26] Aux paragraphes 11 et 12 des observations écrites au nom du demandeur, il est question d’un reproche quant au fait que ce dernier aurait dû se voir offrir la possibilité de fournir des explications sur ce qui est présenté comme une nouvelle question. Il est également mentionné, dans le mémoire des faits et du droit du demandeur, que [traduction] « la SPR n’a jamais conclu que le demandeur n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que les pasteurs peuls avaient un intérêt continu envers lui » [souligné dans l’original] (mémoire des faits et du droit du demandeur, para 12). Je vais aborder les deux questions, en commençant par la seconde.

[27] Il semble que l’argument du demandeur soit que la SPR n’a pas été suffisamment claire dans la mesure où elle n’a pas affirmé avoir décidé, selon la prépondérance des probabilités, qu’il n’était pas exposé à un risque prospectif s’il retournait au Nigéria. Au lieu de cela, elle a affirmé qu’elle ne croyait pas que les pasteurs ou la police s’intéressaient au demandeur. Je ne puis voir aucune exigence selon laquelle les mots [traduction] « selon la prépondérance des probabilités » doivent faire partie de la décision. Dans sa décision, la SPR ne peut guère être plus claire. Au paragraphe 37, elle déclare croire que les pasteurs peuls n’ont plus aucun intérêt à agresser le demandeur ou sa famille, puisqu’il ne s’occupe plus de la ferme. Il est clairement indiqué que l’intérêt des pasteurs est lié à l’utilisation qu’ils font des terres agricoles occupées par le demandeur. Cette occupation a pris fin il y a quelque temps. Le même avis est exprimé quant à l’intérêt de la police à pourchasser le demandeur en raison de ses opinions politiques. Les critiques formulées à l’encontre du gouvernement étaient limitées à un public si restreint qu’il était peu probable qu’elles présentent un quelconque intérêt pour les autorités. La conclusion du décideur dans laquelle il affirme ne pas croire que les agents de persécution aient un quelconque intérêt envers le demandeur, pour les motifs exposés tout au long de la décision, fait état à tout le moins d’une conclusion selon la prépondérance des probabilités. Il n’a pas été démontré en quoi la SAR a été déraisonnable en se rangeant à l’avis de la SPR.

[28] L’autre question, qui a fait l’objet d’une argumentation lors de l’audience devant la Cour, porte sur une nouvelle question cernée par la SAR et au sujet de laquelle le demandeur s’est vu refusé la possibilité d’être entendu. Au lieu d’examiner de manière plus exhaustive les diverses questions relatives au manque de crédibilité du demandeur, la SAR a déclaré qu’aux fins de son analyse prospective du risque, elle jugeait crédibles les éléments de preuve du demandeur concernant les difficultés imputables aux pasteurs. Dans ce contexte, la seule question à trancher est celle de savoir si le soi-disant « risque prospectif » constitue une nouvelle question.

[29] Il ne fait aucun doute que la SAR a clairement cerné la question au paragraphe 13 de sa décision; elle a précisé les motifs pour lesquels la SPR avait eu raison de conclure comme elle l’avait fait : « Je juge que, bien que brefs, les motifs de la SPR au sujet du risque éventuel sont clairs et que la décision est correcte » (décision de la SAR, au para 13).

[30] Le demandeur invoque la décision rendue par la Cour fédérale dans l’affaire Bouchra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1063 [Bouchra]. Si la question concerne le droit du demandeur d’être entendu, comme le propose ce dernier, la norme de contrôle applicable est celle de la décision correcte (Bouchra, précitée, au para 16). La jurisprudence est claire et la Cour n’est pas en désaccord avec la norme de contrôle proposée.

[31] Il n’en demeure pas moins que ce qui doit être examiné est la question préliminaire de savoir si une nouvelle question se pose en l’espèce. Aux paragraphes 25 et 26 de la décision Kwakwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 600 [Kwakwa] figure une description que je juge acceptable quant à ce qui constitue une « nouvelle question » :

[25] Dans Ching c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 725, la Cour a conclu que quand une question nouvelle et un nouvel argument ont été soulevés par la SAR à l’appui de sa décision, elle a en général l’obligation d’en aviser les parties et de leur offrir la possibilité de produire des observations en réponse à la nouvelle question. Dans cette cause, la SAR avait examiné des conclusions relatives à la crédibilité qui n’avaient pas été soulevées par le demandeur en appel de la décision de la SPR. Il s’agissait d’une « nouvelle question » à l’égard de laquelle la SAR avait l’obligation d’aviser les parties et de leur offrir la possibilité de présenter des observations et des arguments. De même, dans Ojarikre c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 896, au paragraphe 20 et dans Jianzhu c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 551, au paragraphe 12, la SAR avait soulevé dans sa décision des questions qui n’avaient pas été examinées ou invoquées par la SPR ou avancées par le demandeur. Ces situations se distinguent de Sary c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 178, au paragraphe 31, dans lequel j’ai conclu que la SAR n’avait pas examiné toutes les « nouvelles questions », mais plutôt fait référence à la preuve au dossier qui appuyait les conclusions formulées par la SPR. Une « nouvelle question » est une question qui constitue un nouveau motif, ou raisonnement, sur lequel s’appuie un décideur, autre que les moyens d’appel soulevés par le demandeur pour soutenir le caractère valide ou erroné de la décision portée en appel.

[26] Or, c’est le cas en l’espèce. Je conclus que, dans sa décision, la SAR a cerné des arguments et un raisonnement supplémentaires allant au-delà de la décision de la SPR en appel et n’a pas non plus donné à M. Kwakwa la possibilité de formuler des observations pour y répondre. Plus précisément, la SAR s’est appuyée sur des arguments au sujet du libellé des documents d’identité congolais de M. Kwakwa et a affirmé qu’il devrait y avoir une adresse dans l’en-tête de la carte d’identité de l’électeur et qu’une carte de journaliste ne devrait pas être utilisée dans le but de demander aux autorités de coopérer avec le journaliste. J’estime que la SAR a formulé des observations supplémentaires concernant les documents soumis par M. Kwakwa à l’appui de son identité congolaise, et qui n’avaient pas été soulevées ou abordées explicitement par la SPR. Il est possible que ces conclusions et ces arguments aient effectivement été étayés par la preuve au dossier, mais je suis d’accord avec M. Kwakwa qu’il aurait au moins dû avoir l’occasion de formuler des observations en réponse aux arguments et aux déclarations faites par la SAR, avant que la décision ne soit rendue.

[Non souligné dans l’original.]

[32] Comme l’a reconnu la Cour dans la décision Kwakwa, « il y a une ligne fine (et parfois floue) entre des situations où la SAR soulève et aborde une “nouvelle question” et celles où elle fait simplement référence à un autre élément de preuve au dossier pour étayer une conclusion déjà existante de la SPR concernant une évaluation factuelle ou une question de crédibilité » (au para 30). La Cour doit composer avec cette ligne fine en l’espèce. À mon avis, aucune question nouvelle n’était en jeu dans le cas qui nous occupe.

[33] J’ai examiné attentivement les motifs de la SPR et de la SAR, ainsi que les observations écrites que le demandeur avait présentées à la SAR. Il ne fait aucun doute que le risque prospectif constituait un fondement sur lequel la décision de la SPR a été rendue. La SPR a tiré sa propre conclusion sur ce fondement et le demandeur a interjeté appel de la partie de la décision de la SPR qui y avait trait devant la SAR. Dans ses observations écrites présentées à la SAR, le demandeur s’est plaint expressément du fait que les conclusions de la SPR n’étaient pas suffisantes pour juger [traduction] « que les pasteurs peuls et la police ne s’intéressaient plus à lui » (au para 25). Ainsi, la SAR répondait à la question soulevée en appel. Contrairement à ce qui ressort de la décision Bouchra, les questions énoncées en l’espèce ne sont pas plus importantes que celles soulevées par la SPR : elles font simplement état de ce qui a été relevé par la SPR. Comme l’indiquent clairement les paragraphes 36 et 37 de la décision de la SPR, aucun nouveau motif n’est exposé. Il n’y a pas eu non plus application d’un nouveau raisonnement. La question du risque prospectif était au cœur de l’affaire puisque le demandeur l’avait soulevée en appel. Il ne s’agit pas en l’espèce d’une affaire où « la SAR décide de se plonger dans le dossier afin de tirer d’autres conclusions de fond, [et où] elle devrait prévenir les parties et leur donner la possibilité de formuler des observations » (Husian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 684 au para 10).

[34] Il me semble qu’une analogie pertinente peut être dressée avec l’affaire Antunano Martinez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 744. Dans celle-ci, la crédibilité du demandeur était au cœur de la décision à rendre; la SAR a été jugée tout à fait en droit de mener sa propre analyse. De plus, l’analyse de la SAR était axée sur les éléments qui étaient déjà au dossier. Quant aux faits, il s’agissait de ceux qui avaient été retenus par la SPR. Cela a permis à la Cour de conclure qu’il n’y avait pas eu violation des règles de l’équité procédurale. En l’espèce, le risque prospectif était manifestement au cœur de l’affaire; la SPR avait déjà conclu que le demandeur, en tant que propriétaire d’une ferme avicole qu’il avait cessé d’exploiter depuis un certain temps, ne présentait plus aucun intérêt que ce soit pour le gouvernement (à supposer que cet intérêt ait existé) ou pour les pasteurs. En fait, le bail de la terre exploitée par le demandeur était arrivé à échéance il y a deux ans. Les pasteurs, dont l’intérêt, au vu du dossier, réside dans l’utilisation des terres agricoles, n’ont pas proféré de menaces. Dans le cadre de l’appel interjeté à l’égard de la décision de la SPR, le demandeur s’est plaint du fait que les paragraphes 36 et 37 n’étaient pas suffisamment clairs quant aux motifs pour lesquels le tribunal jugeait que la police et les pasteurs n’avaient, d’un point de vue prospectif, aucun intérêt envers lui. La SAR a précisé ce point en se fondant sur le dossier de preuve dont elle disposait.

[35] En effet, la SAR ne faisait que répondre au motif invoqué par le demandeur en fournissant sa propre analyse. Au paragraphe 103 de l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, [2016] 4 RCF 157 [Huruglica], la Cour d’appel a conclu ce qui suit : « après examen attentif de la décision de la SPR, la SAR doit effectuer sa propre analyse du dossier afin de décider si la SPR a bel et bien commis l’erreur alléguée par l’appelant ». Cela constitue la fonction de filet de sécurité voulue par le législateur pour que la SAR « [puisse] rattraper les erreurs de droit ou de fait de la SPR » (Huruglica, précité, au para 98). Je ne vois pas comment on peut reprocher à la SAR d’avoir abordé le motif d’appel invoqué par le demandeur et d’avoir effectué l’analyse même prescrite par le législateur.

[36] En l’espèce, il n’y a pas de nouveau motif d’appel, puisque la question avait été soulevée par le demandeur. En outre, les arguments présentés ne sont pas nouveaux, puisque la SAR a simplement énoncé les éléments de preuve déjà au dossier pour répondre à la question soulevée par le demandeur. Il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale.

[37] La conclusion concernant le risque prospectif était déterminante quant à l’issue de l’appel.

IV. Conclusion

[38] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. Les parties ont convenu qu’il n’y a pas de question à certifier au titre de l’article 74 de la Loi. La Cour est du même avis.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4030-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

M Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4030-21

 

INTITULÉ :

KESS IGHODARO AJAYI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 avril 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

Le 21 avril 2022

 

COMPARUTIONS :

Stéphanie Valois

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Chantal Chatmajian

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Stéphanie Valois

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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