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Date : 20220506


Dossier : IMM-5608-20

Référence : 2022 CF 661

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 6 mai 2022

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

GILBERT OBI ASU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté sa demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire [la décision]. Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision était déraisonnable et j’accueillerai la demande. Je commencerai par exposer brièvement le contexte.

I. Le contexte

[2] Le demandeur, âgé de 46 ans, est un citoyen du Cameroun qui s’est établi au Canada en décembre 2012 après avoir passé plusieurs années à travailler et à étudier aux États-Unis. En 2013, il a été débouté de sa demande d’asile. Entre mai 2013 et mai 2018, il s’est vu délivrer un permis de travail qui a été prolongé à quatre reprises, de même qu’un permis d’études qui a été prolongé à deux reprises. La demande d’examen des risques avant renvoi qu’il a présentée en 2019 a été rejetée. Son renvoi, qui était prévu pour mars 2020, a été suspendu en raison de la pandémie. Il a ensuite présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, laquelle demande reposait principalement sur son établissement et sur les difficultés auxquelles il serait confronté.

[3] Le 23 octobre 2020, l’agent a rejeté la demande. Au sujet de l’établissement, il a fait remarquer que le demandeur avait un emploi, qu’il avait fourni des déclarations de revenus et des relevés bancaires démontrant qu’il subvenait à ses besoins, qu’il avait obtenu un diplôme au Canada et que des amis, des colocataires et des membres de la collectivité attestaient de sa bonne moralité. L’agent a accordé un poids favorable au facteur de l’établissement. En ce qui concerne les difficultés, l’agent a souligné les risques éventuels au Cameroun en raison de la violence politique, les difficultés auxquelles sont exposés les anglophones, le soutien que la famille du demandeur pourrait lui apporter sur place, ainsi que les compétences sur lesquelles il pourrait compter s’il retournait au pays.

II. Analyse

[4] La seule question en litige dans le cadre du présent contrôle judiciaire est celle de savoir si la décision est raisonnable sur les plans de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 99). Les lacunes ou insuffisances reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision, et la cour doit être convaincue qu’elles sont suffisamment capitales ou importantes pour rendre la décision déraisonnable (Vavilov, au para 100).

[5] Comme les décisions fondées sur des considérations d’ordre humanitaire constituent des mesures exceptionnelles et hautement discrétionnaires qui commandent une grande retenue (Miyir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 73 au para 12), les agents doivent « véritablement examiner tous les faits et les facteurs pertinents portés à [leur] connaissance et leur accorder du poids » (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 25, italiques dans l’original). Si une erreur a été commise ou s’il a été fait abstraction de certains éléments, en particulier des principaux facteurs d’ordre humanitaire, l’exercice de mise en balance de la Cour sera nécessairement déficient puisqu’elle ne peut pas savoir si l’agent aurait accordé à ces facteurs, correctement soupesés, un poids positif, négatif ou neutre (Bhalla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1638 [Bhalla] aux para 21 et 28).

[6] Le demandeur affirme que la décision était déraisonnable à trois égards. Premièrement, il soutient que l’évaluation de son établissement faite par l’agent était incompréhensible du fait que ce dernier, sans expliquer pourquoi, a accordé un poids favorable à son établissement, mais ne l’a pas jugé exceptionnel ou suffisant. Deuxièmement, il soutient que l’agent n’a pas dûment tenu compte des difficultés auxquelles il serait confronté s’il devait retourner au Cameroun. Troisièmement, il soutient que l’agent s’est mépris sur la preuve lorsqu’il s’est penché sur l’intérêt supérieur de l’enfant.

[7] J’estime que les conclusions de l’agent quant à l’établissement sont déterminantes au regard de la demande. Il est clair, comme il est résumé ci-dessus, que l’agent a accordé un poids favorable à l’établissement du demandeur. Il mentionne ce facteur à deux reprises, notamment une première fois après avoir parlé de l’emploi du demandeur, de son autonomie financière, de son éducation et des éléments de preuve à l’appui de sa bonne moralité. Dans sa conclusion, après avoir mentionné de nouveau le soutien de la collectivité, il souligne une fois de plus le caractère favorable de l’établissement du demandeur, mais il déclare ensuite : [traduction] « J’accorde un poids favorable [à l’établissement]. Cependant, il n’atteint pas, à mon avis, un degré exceptionnel justifiant une dispense des exigences réglementaires ».

[8] Le demandeur conteste cette remarque au motif que l’agent n’a pas expliqué pourquoi son degré d’établissement ne suffisait pas à justifier une dispense, citant la décision Ndlovu c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 878, aux paragraphes 10 à 14. Il soutient que, dans la mesure où l’agent n’explique pas le critère appliqué à la décision, celle-ci est inintelligible.

[9] Le défendeur rétorque que l’agent a examiné et apprécié la preuve, qu’il a accordé un poids favorable à l’établissement du demandeur et qu’il n’y a rien de mal dans le fait qu’un agent fasse un commentaire indiquant que le degré d’établissement d’un demandeur est courant ou ordinaire. À l’appui de son affirmation, le défendeur cite les paragraphes 12 à 15 de la décision Al-Abayechi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1280 [Al-Abayechi], dans lesquels le juge Mosley s’est penché sur un argument semblable à celui avancé par le demandeur. Au paragraphe 13, il a écrit : « [...] bien que l’agent ait noté que la résilience, la volonté et la détermination que le demandeur avait acquises pourraient faciliter son retour en Iraq, il a jugé que son établissement n’était pas inhabituel pour les gens qui résident au Canada ». Au paragraphe 15, il a conclu ce qui suit :

En l’espèce, je ne considère pas que les motifs de l’agent fixent un seuil plus élevé. L’agent n’a fait que noter que l’établissement du demandeur n’est pas extraordinaire. Il a également indiqué que le demandeur avait fait ce qui est raisonnablement attendu dans le cadre d’un établissement normal, c’est-à-dire travailler, faire du bénévolat, apprendre la langue du pays et se faire des amis.

[10] La principale lacune en l’espèce est que la remarque de l’agent ne visait pas simplement à nuancer la conclusion favorable quant à l’établissement au moyen d’une observation descriptive selon laquelle le demandeur n’avait pas atteint un degré d’établissement particulièrement impressionnant, mais plutôt [traduction] « un degré d’établissement normal ». Une telle observation descriptive, à elle seule, ne poserait pas de problème, comme il a été souligné dans la décision Al-Abayechi. Le problème, toutefois, est que le commentaire de l’agent laisse clairement entendre qu’un degré d’établissement exceptionnel est une condition préalable à la prise de mesures exceptionnelles pour des considérations d’ordre humanitaire et que, sans cela, une dispense au titre du paragraphe 25(1) ne serait pas justifiée.

[11] Plus récemment, aux paragraphes 1 et 2 de la décision Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1482 [Zhang], le juge Zinn a effectivement expliqué ce qui suit :

[1] Lorsqu’une décision est prise pour motifs d’ordre humanitaire, il existe une différence fondamentale et importante entre, d’une part, le fait de constater que la prise de mesures spéciales est exceptionnelle et, d’autre part, le fait d’exiger que le demandeur qui les sollicite fasse la preuve de l’existence de circonstances exceptionnelles justifiant de telles mesures.

[2] Le second critère n’est pas le critère à appliquer. L’agent qui a examiné la demande de résidence permanente de M. Zhang fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a fait usage de ce critère inapproprié. L’agent a exigé de M. Zhang qu’il démontre que sa situation était « exceptionnelle », ce qui ne constitue pas le critère juridique à appliquer dans les décisions prises pour motifs d’ordre humanitaire. La décision est par conséquent déraisonnable.

[12] Le juge Zinn a ainsi formulé la question qu’il convient de se poser dans une décision rendue sous le régime du paragraphe 25(1) : « Étant entendu que la prise de mesures pour échapper à la rigidité de la loi est exceptionnelle, les circonstances propres au demandeur sont-elles de nature à inciter toute personne raisonnable d’une société civilisée à soulager ses malheurs? » (Zhang, au para 19).

[13] En l’espèce, la remarque formulée en conclusion par l’agent au sujet de l’établissement trahit une méprise sur une contrainte juridique importante qui influe sur la décision (voir Subar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 340 au para 28). En bref, l’agent s’est mépris sur le seuil que doit atteindre un demandeur qui invoque des considérations d’ordre humanitaire. Bien que la décision de l’agent soit hautement discrétionnaire et qu’elle commande une grande retenue, comme il a été mentionné précédemment, l’erreur fait en sorte qu’il est impossible de savoir si l’agent serait parvenu à la même conclusion s’il avait correctement examiné l’établissement (Bhalla, aux para 21 et 28).

[14] Puisque j’ai conclu que la première question était déterminante, il n’est pas nécessaire que je me penche sur les arguments du demandeur concernant les difficultés et l’intérêt supérieur de l’enfant. Cependant, je souligne que le demandeur a soulevé des préoccupations importantes au sujet des éléments de preuve que l’agent a et n’a pas examinés dans le cadre de son évaluation des difficultés et que ces préoccupations méritent d’être prises en compte en vue d’une nouvelle décision.

[15] La décision est déraisonnable, et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5608-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par le demandeur est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Aucune question à certifier n’a été proposée, et je suis d’avis que l’affaire n’en soulève aucune.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Geneviève Bernier


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5608-20

 

INTITULÉ :

GILBERT OBI ASU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 mai 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 6 mai 2022

 

COMPARUTIONS :

Faraz Bawa

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Meenu Alhluwalia

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Faraz Bawa

Stewart Sharma Harsanyi

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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