Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220510


Dossier : IMM-2172-21

Référence : 2022 CF 683

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 mai 2022

En présence de madame la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

JULIANA ANWAR SULIMAN ABSKHIRON

KAREN MICHAEL MANNO NAKHLA

MINA MICHAEL MANNO NAKHLA

MARIAM MICHAEL MANNO NAKHLA

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demanderesses sont une mère et ses trois enfants mineures. Elles sont arrivées au Canada en mai 2018 et ont demandé l’asile au motif qu’elles craignaient d’être persécutées au Soudan et en Égypte parce que la demanderesse principale a été accusée puis reconnue coupable de prosélytisme au Soudan. Elles sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté leur demande.

II. Les faits

[2] La demanderesse principale a indiqué son appartenance à l’église copte orthodoxe dans son formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA]. Son père était pasteur au sein de l’église chrétienne copte d’Égypte, et il avait déménagé au Soudan où la demanderesse principale est née. Depuis son enfance et jusqu’à ses études universitaires, la demanderesse principale est restée active au sein d’églises coptes et a éventuellement participé à des activités avec des églises évangéliques à Khartoum et dans les environs, notamment en prodiguant des conseils à des femmes chrétiennes.

[3] Les activités religieuses de la demanderesse principale et sa prestation de conseils l’ont amenée à rencontrer les autorités soudanaises à deux reprises.

[4] Aux alentours de Noël 2016, elle a distribué de la nourriture avec son amie Sarah pour le compte d’une église évangélique. Les deux femmes ont été convoquées au bureau de la police chargée de l’ordre public et accusées d’avoir prêché le christianisme auprès de musulmans. La demanderesse principale a été interrogée pendant environ deux heures avant d’être libérée.

[5] Peu de temps après, la demanderesse principale a donné des conseils à une chrétienne qui était mariée avec un musulman. Le mari, qui avait vécu à l’étranger pendant un certain temps, était furieux à son retour au Soudan parce que sa femme avait baptisé leur fille dans une église chrétienne avec l’aide de la demanderesse principale. Il a déposé une plainte officielle à la police dans laquelle il accusait la demanderesse principale, sa femme ainsi que le prêtre d’avoir converti sa fille au christianisme.

[6] Le 17 décembre 2017, la demanderesse principale a été arrêtée, interrogée au sujet de ses activités religieuses, puis libérée. En février et mars 2018, elle s’est présentée à des audiences devant un tribunal et a fait l’objet d’accusations relatives à ses activités religieuses. Son avocat lui a dit qu’il était peu probable que le verdict lui soit favorable, et elle a donc décidé de quitter le Soudan. Par la suite, la demanderesse principale a appris qu’elle avait été déclarée coupable de blasphème et d’avoir incité une personne à se convertir au christianisme.

[7] Les demanderesses sont arrivées au Canada en mai 2018 et ont déposé une demande d’asile fondée sur l’exposé circonstancié de la demanderesse principale. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a conclu que les questions de l’identité de la demanderesse principale et de sa crédibilité étaient déterminantes.

[8] La principale question relative à l’identité se rapportait au fait que, dans leur demande d’asile, les demanderesses se sont uniquement présentées comme des citoyennes du Soudan alors qu’elles détiennent en réalité la double citoyenneté soudanaise et égyptienne. Dans ses précédentes demandes de visas de résidence temporaire, la demanderesse avait déclaré qu’elle avait la citoyenneté égyptienne. De plus, elle avait voyagé munie d’un passeport égyptien. À l’audience devant la SPR, elle a affirmé croire qu’elle n’avait pas la citoyenneté égyptienne même si elle détenait un passeport égyptien. La commissaire de la SPR a conclu que les demandeurs étaient citoyens égyptiens et a rejeté leur demande.

III. La décision faisant l’objet du contrôle

[9] La SAR a elle aussi conclu que la demanderesse principale manquait de crédibilité, mais pour des motifs légèrement différents de ceux énoncés par la SPR. Contrairement à la position qu’elle a adoptée devant la SPR, la demanderesse principale n’a pas contesté le fait que les demanderesses ont la double citoyenneté devant la SAR. Elle a plutôt fait valoir qu’elle croyait sincèrement que, pour être citoyen de l’Égypte, il fallait détenir une carte de citoyenneté égyptienne, ce qu’aucune des demanderesses ne possédait. Elle a affirmé que cette croyance avait été induite par l’agent d’immigration qu’elle avait rencontré à l’une des trois entrevues où elle s’était présentée afin de discuter de sa demande d’asile.

[10] La SAR a conclu que la preuve appuyait la conclusion selon laquelle la demanderesse principale n’avait pas divulgué le fait qu’elle était citoyenne égyptienne à la SPR.

[11] La SAR a aussi conclu qu’il était loisible à la SPR de tirer une inférence défavorable en matière de crédibilité relativement aux activités de la demanderesse principale auprès d’églises évangéliques et à sa remise en liberté compte tenu de l’absence de preuve corroborante.

[12] La SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur en n’examinant pas adéquatement l’explication de la demanderesse principale quant au fait qu’elle ait tardé à quitter le Soudan après avoir été détenue en décembre 2017, mais elle a finalement conclu que cette explication était insuffisante après avoir effectué son propre examen indépendant du dossier.

[13] Enfin, la SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle le risque auquel la demanderesse principale serait exposée en Égypte était de nature spéculative.

IV. Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[14] Je conviens avec les parties que la norme de contrôle qui est présumée s’appliquer en l’espèce est celle de la décision raisonnable telle qu’énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65. Les demanderesses ont soulevé plusieurs questions dans leur mémoire des faits et du droit. À l’audience, elles ont toutefois mis l’emphase sur les questions suivantes qui, j’en conviens, sont déterminantes en l’espèce :

  1. La SAR a-t-elle raisonnablement conclu que la demanderesse principale n’avait pas divulgué sa citoyenneté égyptienne?

  2. La SAR a-t-elle commis une erreur en tirant une inférence défavorable du fait que la demanderesse principale n’a présenté aucune preuve corroborante quant à ses activités auprès d’églises évangéliques?

  3. La SAR a-t-elle commis une erreur en appliquant ses conclusions défavorables en matière de crédibilité à son évaluation de la preuve documentaire?

V. Analyse

A. La SAR a-t-elle raisonnablement conclu que la demanderesse principale n’avait pas divulgué sa citoyenneté égyptienne?

[15] Les demanderesses soutiennent que la SAR n’a pas tenu compte du témoignage de la demanderesse principale et de ses explications au sujet de sa conviction selon laquelle elle n’était pas citoyenne de l’Égypte. Elle affirme qu’elle croyait sincèrement, mais à tort, qu’elle n’était pas citoyenne de ce pays. Selon elle, il était déraisonnable pour la commissaire de la SAR de confirmer la conclusion défavorable de la SPR en matière de crédibilité relativement à la citoyenneté des demanderesses compte tenu du fait qu’elle avait fait preuve de cohérence eu égard à sa croyance erronée.

[16] La demande d’asile de la demanderesse principale a essentiellement été rejetée en raison de ses fausses déclarations relatives à son statut de citoyenneté. À mon avis, la décision de la SAR est raisonnable.

[17] La question de l’identité est au cœur même de l’expertise de la SPR, et il convient donc de faire preuve d’une déférence considérable à l’égard de celle-ci (Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319 au para 48, citée récemment dans la décision Okbet c MCI, 2021 CF 1303 au para 44). Les cours de révision doivent s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve examinée par le décideur (Vavilov, au para 125; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 64).

[18] La SAR a examiné l’explication de la demanderesse principale au sujet de sa croyance sincère, mais erronée, selon laquelle le fait de détenir un passeport égyptien ne constituait pas une preuve de citoyenneté égyptienne. Cependant, elle a décidé de la rejeter. La SAR a accordé davantage de poids à la preuve présentée par le ministre à l’audience devant la SPR, notamment une copie de la demande de visa de résidence temporaire (VRT) de la demanderesse principale datée de décembre 2016, dans laquelle elle indiquait clairement qu’elle était citoyenne de l’Égypte. À l’audience, elle a confirmé qu’elle avait rempli cette demande elle-même. Ce faisant, elle a clairement reconnu avoir la double citoyenneté.

[19] À l’audience, l’avocate du ministre a mentionné certaines notes contenues dans le système mondial de gestion des cas (SMGC) qu’il avait apparemment en sa possession, mais qui ne faisaient pas partie de la preuve dont disposait la SAR. Elle a d’abord lu l’extrait suivant : [traduction] « les notes du bureau des visas indiquent que la cliente détient un visa américain dans son passeport égyptien »; puis celui-ci : « la cliente a affirmé que les passeports égyptiens avaient été obtenus et confisqués illégalement par les autorités soudanaises... ».

[20] Compte tenu de cette information, les demanderesses soutiennent que la demanderesse principale a bien informé les autorités canadiennes du fait qu’elles détenaient des passeports égyptiens. Je ne suis pas d’accord. Premièrement, il semble que la demanderesse principale n’a pas présenté volontairement ces renseignements, mais qu’elle a plutôt été confrontée aux renseignements qui figuraient dans le dossier de l’agent. Deuxièmement, plus personne ne conteste maintenant que les demanderesses sont des citoyennes égyptiennes, qu’elles ont obtenu leurs passeports légalement, et que ceux-ci sont valides. Troisièmement, cette information serait incompatible avec le formulaire FDA des demanderesses et leur exposé circonstancié, dans lesquels elles ont uniquement divulgué leur citoyenneté soudanaise. Hormis une affirmation de la demanderesse principale selon laquelle sa co-accusée habite maintenant en Égypte avec son enfant, il n’y a pas un mot dans ce document au sujet de la double citoyenneté et, dans les faits, celui-ci contient uniquement deux lignes sur l’Égypte, qui figurent à la fin de l’exposé circonstancié.

[21] À mon avis, compte tenu de l’incohérence flagrante entre la précédente demande de VRT de la demanderesse principale et sa demande d’asile, il était raisonnable pour la SAR de conclure qu’elle avait tenté de dissimuler la double citoyenneté des demanderesses. Je ne vois aucun motif pour la Cour de modifier cette conclusion.

B. La SAR a-t-elle commis une erreur en tirant une inférence défavorable du fait que la demanderesse principale n’a présenté aucune preuve corroborante quant à ses activités auprès d’églises évangéliques?

[22] Les demanderesses soutiennent qu’elles n’étaient pas tenues de présenter une preuve corroborante relativement aux activités menées par la demanderesse principale auprès d’églises évangéliques, puisque cela aurait eu pour effet de renverser la présomption de véracité, qui est depuis longtemps admise par la Cour. Elles font valoir que la SAR aurait dû présenter des motifs pour appuyer son rejet du témoignage de la demanderesse principale à ce sujet.

[23] À mon avis, la conclusion défavorable de la SAR relative aux activités de la demanderesse principale auprès d’églises évangéliques était raisonnable. Selon l’arrêt Maldonado c Canada (Le ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302, « [q]uand un [demandeur] jure que certaines allégations sont vraies, cela crée une présomption qu’elles le sont, à moins qu’il n’existe des raisons d’en douter » (au para 5). Je conclus que la question soulevée en lien avec la crédibilité de la demanderesse principale relativement à sa citoyenneté égyptienne est suffisante pour réfuter la présomption de véracité énoncée dans l’arrêt Maldonado. Il était donc raisonnable pour la SAR de s’attendre à ce qu’une preuve corroborante soit présentée en ce qui concerne ses activités auprès d’églises évangéliques, lesquelles étaient au cœur de sa demande d’asile. La SAR a examiné le témoignage de la demanderesse principale à ce sujet et a conclu ce qui suit :

[43] Selon mon évaluation indépendante, le témoignage de l’appelante principale sur la question brosse un tableau équivoque de l’ampleur de ses relations avec la communauté de l’Église évangélique au Soudan et de son appartenance à celle-ci. Compte tenu du témoignage de l’appelante principale selon lequel ses activités au nom des églises protestantes évangéliques au Soudan étaient au cœur du risque auquel elle est exposée dans ce pays, je me serais attendue à ce qu’elle tente d’obtenir des documents pour appuyer cette allégation.

[24] La SAR a tenu compte de l’explication de la demanderesse principale selon laquelle elle n’a eu aucun contact avec son amie – hormis des échanges sur Facebook – depuis qu’elle a été arrêtée et détenue, et qu’elle n’a pas été en mesure d’obtenir des éléments de preuve corroborants. Elle a simplement conclu que cette explication n’était pas suffisante à la lumière des circonstances de l’espèce. Il était loisible à la SAR de conclure ainsi et, encore une fois, je ne vois aucune raison d’intervenir.

C. La SAR a-t-elle commis une erreur lorsqu’elle a appliqué ses conclusions défavorables en matière de crédibilité à son évaluation de la preuve documentaire?

[25] Les demanderesses soutiennent aussi que la SAR a déraisonnablement écarté la lettre de l’avocat de la demanderesse principale au Soudan. Elle s’est fondée sur des renseignements qui n’y sont pas mentionnés, mais a fait abstraction de ceux qui y figurent. De plus, elle a déraisonnablement écarté l’ordonnance du tribunal pénal de Khartoum en se fondant uniquement sur le manque de crédibilité de la demanderesse principale. Les demanderesses soutiennent que, ce faisant, la SAR n’a pas évalué adéquatement la preuve documentaire ni tiré une conclusion claire et indépendante en matière de crédibilité (Sitnikova c MCI, 2017 CF 1082 au para 27; Nti c MCI, 2020 CF 595 au para 3).

[26] Je conviens avec les demanderesses qu’il pourrait être déraisonnable pour la SAR d’écarter des éléments de preuve documentaire indépendants en se fondant uniquement sur des préoccupations en matière de crédibilité, notamment dans le cas où, comme en l’espèce, ces préoccupations ont trait à une question distincte (la double citoyenneté des demanderesses).

[27] Cependant, je conviens aussi avec le défendeur que, même si la SAR avait commis une erreur en rejetant cette preuve sans avoir effectué une évaluation adéquate, cela n’aurait eu aucune incidence sur sa décision de rejeter la demande d’asile des demanderesses. La preuve documentaire porte sur la crainte des demanderesses de retourner au Soudan, et non en Égypte. De plus, compte tenu de la double citoyenneté des demanderesses, il était loisible à la SAR de conclure qu’elles ne seraient pas exposées à un risque prospectif si elles retournaient en Égypte.

[28] Dans ces circonstances, je suis d’avis que l’intervention de la Cour n’est pas justifiée.

VI. Conclusion

[29] Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Dans l’ensemble, la décision est raisonnable. Même si je suis d’avis que l’évaluation, par la SAR, de la lettre de l’avocat et de l’ordonnance du tribunal de Khartoum présentait des lacunes, cette erreur n’est pas décisive à la lumière de la décision dans son ensemble (voir Vavilov, aux para 15 et 102). Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale à certifier, et les faits de l’affaire n’en soulèvent aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2172-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

Traduction certifiée conforme

Jean-François Malo


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2172-21

 

INTITULÉ :

JULIANA ANWAR SULIMAN ABSKHIRON, KAREN MICHAEL MANNO NAKHLA, MINAL MICHAEL MANNO NAKHLA, MARIAM MICHAEL MANNO NAKHLA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 mars 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

Le 10 mai 2022

 

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Nicole Rahaman

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lorne Waldman

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.