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Date : 20220512


Dossier : IMM-4408-20

Référence : 2022 CF 706

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 12 mai 2022

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

MAMUKA PILASHVILI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Mamuka Pilashvili, un citoyen de la Géorgie, a présenté une demande d’asile sur le fondement des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, au motif qu’il a emprunté de l’argent à un usurier (S.A.) qui menace maintenant de le tuer.

[2] Dans sa demande d’asile, le demandeur a affirmé avoir emprunté de l’argent à S.A. en octobre 2013 aux fins de l’exploitation de son entreprise. Le demandeur a précisé qu’il s’agissait d’un prêt de 50 000 $US et qu’il croyait bien que l’usurier lui chargeait des intérêts de 3 % par mois, même si le document de prêt indiquait que les intérêts étaient de 3 % par an. Au bout d’un an et deux mois, le demandeur avait payé 21 000 $US en intérêts et devait encore une somme de 15 000 $US à titre d’intérêts en plus du remboursement du prêt initial de 50 000 $US.

[3] En décembre 2014, le demandeur a été blessé dans un accident de voiture, si bien qu’il n’a plus été en mesure de travailler pour rembourser le prêt par la suite. Le demandeur a allégué que S.A. s’est présenté chez lui en mars 2015 et lui a donné trois mois pour rembourser le prêt. Au terme de ces trois mois, le demandeur a été victime d’une attaque et s’est réveillé à l’hôpital alors qu’il se faisait interroger par la police. Le demandeur a dit avoir reçu d’autres menaces entre 2015 et 2016, notamment la fois où S.A. s’est présenté chez lui et a menacé de le tuer, et la fois où il a été agressé et s’est retrouvé à l’hôpital. Après la dernière attaque, le demandeur a obtenu un visa canadien par l’intermédiaire d’un agent, sur la base de faux documents.

[4] Le demandeur est arrivé à Toronto en octobre 2016 et a présenté une demande d’asile à l’aéroport.

[5] En décembre 2017, le demandeur a été informé par son fils que S.A. s’était présenté au domicile de son ex-épouse et qu’il avait exigé de savoir où se trouvait le demandeur, avait menacé de le tuer et avait proféré des menaces à l’endroit de son ex-épouse et de ses enfants.

[6] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a conclu que le témoignage du demandeur comportait des divergences et des omissions qui minaient sa crédibilité. La Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la plupart des conclusions défavorables de la SPR quant à la crédibilité et a rejeté l’appel [la décision].

[7] Dans le cadre de son appel devant la SAR, le demandeur a cherché à présenter de nouveaux éléments, à savoir des lettres de son ex-épouse et du voisin de son ex-épouse concernant certaines menaces proférées par S.A. après que la décision de la SPR eut été rendue. La SAR a refusé d’admettre les nouveaux éléments de preuve.

[8] Pour les motifs exposés ci-après, j’accueille la demande de contrôle judiciaire.

II. Questions en litige et norme de contrôle applicable

[9] Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur 1) en refusant d’admettre les nouveaux éléments de preuve, 2) en ne tenant pas dûment compte de la preuve d’ordre médical/psychologique, 3) en procédant à une évaluation du contrat de prêt et 4) en concluant qu’il était peu probable que le prêteur ait agi comme le prétendait le demandeur.

[10] J’examinerai uniquement les deux premières questions.

[11] Les parties conviennent que la norme de contrôle qui s’applique est celle de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[12] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). C’est au demandeur qu’il incombe de démontrer que la décision est déraisonnable (Vavilov au para 100). Avant de pouvoir infirmer une décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov au para 100).

III. Analyse

A. La SAR a-t-elle fait une évaluation déraisonnable de la preuve d’ordre médical?

[13] Devant la SPR, le demandeur a présenté un billet d’un médecin au Canada confirmant qu’il présentait une paresthésie du côté droit avec perte complète de l’usage de la main droite depuis qu’il avait été blessé dans un accident de voiture. Le billet du médecin indiquait également que le demandeur souffrait de schizophrénie, d’épilepsie et d’un trouble obsessionnel compulsif, pour lesquels il prenait des médicaments. Selon la SPR, le billet du médecin ne fournissait pas de renseignements sur le champ d’expertise du médecin ou sur le nombre de consultations avec le demandeur. La SPR a ajourné l’audience à une reprise afin de permettre au demandeur d’obtenir des éléments de preuve à cet égard, mais aucun renseignement supplémentaire n’a été fourni. Pour cette raison, la SPR a accordé peu de poids au billet du médecin, mais a souligné que le tribunal s’était néanmoins montré sensible aux limitations physiques et psychologiques du demandeur lors de son témoignage et avait tenu compte de sa difficulté à communiquer et de ses troubles de la mémoire dans l’évaluation de sa crédibilité.

[14] Selon la SAR, la SPR a commis une erreur en accordant « peu de poids » au billet du médecin, mais cette erreur ne viciait pas sa décision, car elle a tenu compte de l’état de santé du demandeur.

[15] Le demandeur soutient dans un premier temps que la SAR a commis une erreur en concluant que la SPR avait tenu compte de sa santé mentale dans l’évaluation de sa crédibilité. Le demandeur fait valoir que, puisque la SPR a accordé peu de poids au rapport médical, il est possible qu’elle n’ait pas dûment tenu compte de sa santé mentale lorsqu’elle a évalué sa crédibilité. De plus, le SPR a expressément rejeté son explication au sujet des divergences relevées dans son témoignage, à savoir que ces dernières étaient attribuables à son état de santé.

[16] En second lieu, le demandeur soutient que la conclusion de la SAR, selon laquelle il n’y avait « aucun élément de preuve pouvant démontrer qu’[il] n’était pas en mesure de comprendre la nature des procédures », indique que celle-ci n’a pas appliqué la preuve d’ordre médical à la question de la crédibilité. Selon le demandeur, la question n’est pas de savoir s’il avait connaissance de ce qu’il faisait ou de l’endroit où il se trouvait, mais bien de savoir si son état de santé pouvait expliquer certaines des contradictions relevées, s’il souffrait de troubles de la mémoire et s’il était possible qu’il ait commis des erreurs de bonne foi. À ce titre, le demandeur soutient que la SAR n’a pas répondu à la question soulevée par le rapport médical.

[17] À l’appui, il cite la décision Sivaraja c Canada (Citoyonneté et Immigration), 2015 CF 732 [Sivaraja] au paragraphe 31. Je souligne que le paragraphe cité par le demandeur renvoie aux observations formulées par le demandeur dans cette affaire et non à l’analyse de la Cour. Cependant, au paragraphe 48, la Cour a déclaré ce qui suit :

[48] La Commission a pris connaissance par un billet du médecin du fait que le demandeur « souffre de troubles de mémoire » et de certains incidents qui s’étaient produits il y a plusieurs années. Par conséquent, un diagnostic médical de troubles de mémoire aurait pu répondre dans une large mesure aux omissions et aux incohérences relevées et examinées par la Commission. Or, la Commission a écarté la preuve médicale attestant des troubles de mémoire, en l’excluant effectivement de l’examen des autres éléments de preuve la Commission [sic] et des explications du demandeur au sujet des contradictions relevées. J’estime que la Commission a, à tort et de façon déraisonnable, laissé de côté le billet du médecin.

[18] Comme le souligne à juste titre le défendeur, le billet du médecin ne contenait pas de renseignements précis sur la façon dont l’état de santé du demandeur aurait pu nuire à sa capacité de témoigner, et le demandeur n’a pas non plus fourni d’éléments de preuve supplémentaires au sujet de ses problèmes de santé mentale après que la SPR eut ajourné l’audience à cette fin. Le billet du médecin indiquait toutefois que le demandeur avait [Traduction] « des maux de tête récurrents, de la difficulté à se concentrer, des troubles de la mémoire, de la difficulté à s’exprimer et un problème de perception ». Tous ces éléments sont liés à la capacité cognitive du demandeur et sont susceptibles d’avoir une incidence sur sa capacité à fournir des éléments de preuve.

[19] Je conviens avec le défendeur que le billet du médecin ne donne pas carte blanche au demandeur et que la SAR doit tout de même procéder à sa propre évaluation de la crédibilité en fonction des éléments de preuve dont elle dispose. Cependant, j’estime qu’à partir du moment où la SAR a conclu que la SPR avait commis une erreur en accordant « peu de poids » au billet du médecin, il était déraisonnable que la SAR tienne pour acquis, sans autre analyse ou explication, que la SPR avait pris l’état de santé du demandeur en considération dans son évaluation de la crédibilité.

[20] Je conviens également avec le demandeur que la question en l’espèce n’est pas liée à celle de savoir si le demandeur avait éprouvé des difficultés de communication à l’audience ou si la SPR avait permis au demandeur de prendre des pauses, comme l’a souligné la SAR. J’estime que la SAR a commis une erreur en ne tenant pas compte du fait que le diagnostic médical de troubles de la mémoire pouvait expliquer les omissions et les incohérences relevées et que, pour cette raison, sa décision n’est pas raisonnable : Sivaraja au para 45.

[21] Comme l’a reconnu le demandeur, il ne lui appartient pas de faire des commentaires sur la position que la SAR aurait pu adopter à l’égard du billet du médecin, et à moi non plus. Mais, il était déraisonnable pour la SAR d’admettre que le demandeur avait des problèmes de santé mentale puis de conclure, après avoir expressément conclu que la SPR avait commis une erreur en écartant la preuve d’ordre médical, que la SPR avait tenu compte des problèmes de santé mentale. Je suis d’avis que l’analyse de la SAR ne satisfait pas aux exigences de justification et d’intelligibilité.

B. La SAR a‑t‑elle commis une erreur en refusant d’admettre les nouveaux éléments de preuve?

[22] Le demandeur soutient que la SAR a commis une erreur en refusant d’admettre les nouveaux éléments de preuve, c’est-à-dire les lettres de l’ex-épouse du demandeur et de son voisin selon lesquelles S.A. leur avait rendu visite et leur avait fait des menaces. La SAR s’est exprimée comme suit :

[13] Je n’accepte pas en preuve ces deux documents parce que j’estime qu’ils ne rencontrent pas le critère de crédibilité.

[14] Pour des raisons qui seront explicitées sous la rubrique Analyse, j’en arrive à la même conclusion que la SPR à l’effet que les allégations essentielles de l’appelant ne sont pas crédibles. Par conséquent, je n’estime pas crédible le contenu des [sic] ces deux documents, qui par ailleurs sont de simples lettres manuscrites, non assermentées, et qui proviendraient de sources inconnues du tribunal. Il ne s’agit pas, par exemple, de documents émanant de sources officielles ou d’un organisme connu du tribunal.

[23] J’estime que les motifs pour lesquels la SAR a écarté les nouveaux éléments de preuve sont entachés de deux erreurs.

[24] Premièrement, la SAR a affirmé qu’elle souscrivait à la conclusion de la SPR selon laquelle les allégations essentielles du demandeur n’étaient pas crédibles et que, par conséquent, elle concluait que le contenu des lettres ne l’était pas davantage; il s’agit d’un raisonnement tautologique.

[25] Dans l’arrêt Vavilov au paragraphe 104, la Cour suprême met en garde contre le raisonnement tautologique. J’ai également souligné dans la décision Homauoni c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1403 au paragraphe 56 que la SAR, dans cette affaire, avait suivi un raisonnement tautologique en écartant un rapport fondé sur ce que le demandeur avait lui-même déclaré au motif que celui-ci n’était pas crédible, sans entreprendre d’analyser les conclusions de la SPR quant à la crédibilité.

[26] Le défendeur fait valoir que la SAR n’a pas commis d’erreur en s’appuyant sur les conclusions générales de la SPR quant à la crédibilité lorsqu’elle a décidé de rejeter les nouveaux éléments de preuve, d’une part parce qu’elle avait l’obligation d’évaluer la crédibilité des lettres et d’autre part parce qu’il ne s’agit pas là de l’unique raison pour laquelle elle a jugé que les lettres manquaient de crédibilité – la SAR a également tenu compte du fait qu’il s’agissait de lettres non solennelles rédigées à la main par des personnes inconnues de la SAR.

[27] Je rejette cet argument. Premièrement, comme je l’explique ci-après, j’estime que la SAR a commis une erreur en rejetant les lettres au motif qu’elles avaient été rédigées à la main par des personnes inconnues de la SAR qui n’avaient pas prêté serment. Deuxièmement, la SAR n’a en réalité jamais procédé à une analyse des lettres dans le contexte de la conclusion générale quant à la crédibilité; elle a écarté les lettres parce qu’elle avait déjà conclu que le demandeur n’était pas crédible.

[28] Le défendeur n’a présenté aucune jurisprudence indiquant que la SAR ne doit admettre que les déclarations faites sous serment ou par des sources connues de la SAR. En fait, le défendeur reconnaît qu’il n’existe aucune exigence en ce sens. En outre, comme le souligne le demandeur, des éléments de preuve ne doivent pas être écartés simplement parce qu’ils proviennent de personnes liées aux intéressés : Cruz Ugalde c. Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 458 au para 26. J’estime que cela donne du poids à l’argument du demandeur selon lequel la SAR n’aurait pas dû écarter les lettres au motif qu’elles provenaient de sources qui lui étaient inconnues. Si la SAR admettait uniquement des éléments de preuve provenant de sources « connues », les éléments de preuve fournis par toute personne n’agissant pas « à titre officiel » ou n’étant pas liée à une organisation « connue » risqueraient d’être exclus; voilà où mènerait le raisonnement de la SAR si on le poussait à sa conclusion logique.

[29] Qui plus est, en l’espèce, les auteurs des lettres se sont identifiés par leur nom et ont précisé leur lien avec le demandeur. Ils ont même joint des copies de leurs cartes d’identité nationale. La SAR n’a donc pas tenu compte de la preuve dont elle disposait lorsqu’elle a conclu que les lettres provenaient de sources inconnues.

IV. Conclusion

[30] La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[31] Il n’y a pas de question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4408-20

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire pour nouvelle décision.

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Caroline Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4408-20

 

INTITULÉ :

MAMUKA PILASHVILI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 MAI 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 mai 2022

 

COMPARUTIONS :

David Yerzy

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Monmi Goswami

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Yerzy

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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