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Date : 20220524


Dossiers : IMM-4647-22

IMM-4646-22

Référence : 2022 CF 754

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Vancouver (Colombie-Britannique), le 24 mai 2022

En présence de monsieur le juge Roy

Dossier : IMM-4647-22

ENTRE :

ABDULBASIT ADEREMI AKINWUMI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

Dossier : IMM-4646-22

ET ENTRE :

EFE GREGORY EJINYERE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Les deux affaires dont la Cour est saisie ont été instruites en même temps et les mêmes arguments ont été plaidés. La présente ordonnance et ses motifs seront versés dans les deux dossiers. Dans les présents motifs, j’utiliserai « les demandeurs » pour renvoyer aux deux demandeurs.

[2] Les demandeurs sollicitent le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prévue le 25 mai 2022. Ils ont saisi la Cour de justesse, mais elle a choisi d’instruire la demande même si les demandeurs l’ont présentée tardivement alors qu’ils savaient depuis le 14 mars que la mesure de renvoi devait être exécutée.

[3] Les demandeurs sont des citoyens du Nigéria qui sont arrivés au Canada en avril 2014 (M. Akinwumi) et en août 2015 (M. Ejinyere). Ils ne sont jamais partis. Ils sont tous deux venus étudier au Canada. Après avoir obtenu une prolongation de leur permis d’études, ils ont tous deux été déclarés interdits de territoire en octobre 2020 parce qu’ils n’avaient pas respecté les conditions de leur permis d’études. Les demandeurs sont sans statut au Canada depuis 2019, ni l’un ni l’autre n’étant inscrit à l’école depuis cette année-là.

[4] Les demandeurs ont eu l’occasion de présenter une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR]. Le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration a reçu les demandes le 13 janvier 2021. Une décision défavorable a été rendue le 18 août 2021, et une demande de contrôle judiciaire s’en est suivie.

[5] Les demandeurs ont tenté de faire reporter leur renvoi du Canada par l’agent responsable de son exécution. Pour une raison qui demeure mystérieuse, la lettre de report concernant les deux demandeurs – qui se trouve dans leurs dossiers de requête – est datée du 20 avril 2022. Pourtant, la demande de report semble avoir été communiquée à l’agent responsable du renvoi seulement le 8 mai.

[6] Les demandeurs sollicitent le report de la mesure de renvoi parce qu’ils affirment qu’en raison de leur orientation sexuelle et de l’attitude des Nigérians à l’égard des couples de même sexe, ils subiront personnellement des préjudices s’ils sont renvoyés au Nigéria. Même si l’agent responsable de l’ERAR a directement examiné la question de l’orientation sexuelle des demandeurs, ils ont affirmé qu’il y avait de nouveaux éléments de preuve à ce sujet. Ils ont affirmé devant l’agent responsable du renvoi que des messages textes avaient été échangés avec leurs pères, dans lesquels des menaces avaient été proférées. Cependant, contrairement à ce qui a été mentionné, ces messages ne sont pas nouveaux. Ils ont été communiqués bien avant la décision d’août 2021 rendue relativement à l’ERAR; selon la lettre dans laquelle le report a été demandé, un échange important aurait eu lieu le 10 février 2021.

[7] Dans sa lettre de décision bien rédigée qui est datée du 12 mai, l’agent responsable du renvoi a rejeté la demande de report. Après avoir mentionné que le pouvoir discrétionnaire de l’agent était très limité par l’article 48 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, c 27) [la Loi], l’agent responsable du renvoi a effectué un examen approfondi des antécédents en matière d’immigration des deux demandeurs. L’agent a tenu compte des messages textes présentés par les demandeurs, ainsi que des décisions défavorables rendues en ce qui concerne l’ERAR.

[8] L’agent responsable du renvoi a souligné que l’agent responsable de l’ERAR avait conclu que les renseignements fournis au sujet de l’orientation sexuelle des demandeurs ne révélaient pas suffisamment de détails et qu’ils étaient de nature générale. Il a jugé que bon nombre des lettres d’appui semblaient suivre un modèle et qu’elles étaient très courtes. De plus, elles n’étaient pas datées et il n’était pas possible de confirmer l’identité des auteurs.

[9] S’agissant des messages textes, ils présentent également des lacunes semblables : il est impossible d’en vérifier l’authenticité ou de déterminer qui est réellement en cause. Quoi qu’il en soit, l’agent responsable du renvoi a conclu que si les demandeurs étaient exposés à des menaces, celles-ci seraient centralisées dans la région où résident les familles. Le Nigéria ayant une population de plus de 200 millions d’habitants, les demandeurs peuvent choisir de vivre dans une autre région du pays. Les familles n’ont aucun moyen d’apprendre que les demandeurs seraient de retour au Nigéria, à moins qu’ils ne leur disent. L’existence d’un litige entourant la décision rendue par suite de l’ERAR n’empêche pas l’exécution de la mesure de renvoi. Dans l’ensemble, la décision relative à l’ERAR ne comporte aucun nouvel élément qui exige d’être examiné.

[10] Pour se voir accorder un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi, le demandeur doit convaincre le tribunal qu’il a satisfait au critère en trois volets applicable à l’octroi de mesures de réparation interlocutoires :

  • a) Y a-t-il une question sérieuse à juger dans le cadre du contrôle judiciaire sous-jacent?

  • b) Le demandeur subira-t-il un préjudice irréparable en cas de refus du sursis?

  • c) Quelle partie la prépondérance des inconvénients favorise-t-elle?

(RJR MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311; Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1988 CanLII 1420 (CAF)).

Le critère qui s’applique comporte trois volets. Il doit être satisfait à chaque volet du critère, car chacun est d’égale importance. En l’espèce, il n’a été satisfait à aucun des volets. Je me contenterai de faire quelques observations.

[11] Dans la décision Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 3 CF 682 [Wang], le juge Pelletier, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, a conclu qu’il incombait au demandeur – comme ceux en l’espèce – d’établir que son argument serait vraisemblablement retenu. Le fondement de cet énoncé se trouve au paragraphe 8 de la décision : « Toutefois, lorsque la requête [en] sursis est en corrélation avec le refus de différer le renvoi, le fait d’octroyer le sursis accorde à l’intéressé ce que l’agent chargé du renvoi lui avait refusé. » Par conséquent, le demandeur qui souhaite faire reporter son renvoi doit satisfaire à une norme élevée. Dans la décision Wang, la Cour a dit qu’il fallait établir que la demande serait vraisemblablement accueillie. Dans l’arrêt Baron c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 RCF 311 [Baron], la Cour d’appel fédérale [la CAF] a donné les explications suivantes :

[67] Bien que je souscrive entièrement à l’approche proposée par mon collègue au sujet du volet de la « question sérieuse » du critère à trois volets dans le contexte d’une requête en sursis d’une mesure de renvoi, j’ajouterais ce qui suit. Pour décider s’il existe une question sérieuse justifiant le sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi, le juge saisi de la requête devrait premièrement être bien conscient du fait que le pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi de la personne visée par une mesure de renvoi exécutoire est limité, ainsi qu’il a été expliqué dans la décision Simoes, précitée, et, plus particulièrement, dans la décision Wang, précitée. Deuxièmement, le juge devrait également tenir compte du fait que la norme de contrôle de la décision de l’agent d’exécution est celle de la raisonnabilité. Ainsi, pour obtenir gain de cause dans la demande de contrôle judiciaire par laquelle il conteste cette décision, le demandeur doit être en mesure de faire valoir des arguments assez solides, ce qui, à mon avis, n’était de toute évidence pas le cas pour les appelants en l’espèce.

[Non souligné dans l’original.]

[12] En l’espèce, les demandeurs soutiennent que l’agent responsable du renvoi a évalué leur crédibilité au lieu d’évaluer les risques auxquels ils seraient personnellement exposés s’ils étaient renvoyés au Nigéria. Ce n’est pas ce que l’agent a fait en réalité. Il n’a pas évalué leur crédibilité. Il a plutôt conclu que les risques avaient été évalués dans le cadre de l’ERAR. Les demandeurs n’ont présenté aucun nouvel élément qu’ils n’auraient normalement pu présenter à l’agent responsable de l’ERAR. En fait, la qualité des « nouveaux éléments de preuve » n’a pas été jugée probante. Les demandeurs ne se sont pas acquittés de leur fardeau de « faire valoir des arguments assez solides », pour reprendre les termes de la CAF dans l’arrêt Baron. Le risque invoqué, le cas échéant, doit être survenu après le prononcé de la décision relative à l’ERAR. La présente affaire ne comporte rien de tel et ne soulève aucune question sérieuse. Cette analyse suffit pour sceller le sort de la requête visant à surseoir à l’exécution d’une mesure de renvoi.

[13] Les demandeurs semblent également s’appuyer sur le fait qu’ils contestent la décision relative à l’ERAR (motifs écrits, aux para 20-21). En toute déférence, j’estime qu’ils font erreur. L’agent responsable du renvoi renvoie à raison à l’arrêt Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Shpati, 2011 CAF 286, [2012] 2 RCF 133 [Shpati], dans lequel la CAF a jugé qu’il n’est pas sursis à la mesure de renvoi dans les cas où une demande de contrôle judiciaire d’une décision relative à l’ERAR est en instance. L’arrêt Shpati permet également d’affirmer que les nouveaux risques soulevés par le demandeur « doivent être survenus depuis le prononcé de la décision d’ERAR [sic] » (Shpati, au para 44). Comme je l’ai déjà mentionné, il n’y a pas de nouveau risque en l’espèce.

[14] Je tiens à faire une autre observation, sur la question du préjudice irréparable. Il ne suffit pas d’affirmer que les demandeurs subiront un préjudice irréparable si le sursis n’est pas accordé. Dans l’arrêt Western Oilfield Equipment Rentals Ltd c M-I L.L.C., 2020 CAF 3, la Cour d’appel fédérale a souscrit à un important courant jurisprudentiel qui établit la nécessité d’aller beaucoup plus loin que cette simple affirmation :

[11] Je commence par les remarques de mon collègue, le juge Stratas, qui figurent au paragraphe 24 de l’arrêt Janssen, où il expose sa compréhension du deuxième volet du critère :

Quant au volet du préjudice irréparable, le requérant doit établir de manière détaillée et concrète qu’il subira un préjudice réel, certain et inévitable — et non pas hypothétique et conjectural — qui ne pourra être redressé plus tard : Première nation de Stoney c. Shotclose, 2011 CAF 232, aux paragraphes 47 à 49; Laperrière c. D. & A. MacLeod Company Ltd., 2010 CAF 84, aux paragraphes 14 à 22; Gateway City Church c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 126, aux paragraphes 14 à 16; Glooscap Heritage Society, précité, au paragraphe 31; Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire à l’information), 2001 CAF 25, au paragraphe 12. Encore une fois, il serait étrange qu’une partie faisant valoir un préjudice qu’elle a elle‑même causé, un préjudice qu’elle aurait pu ou pourrait encore éviter ou un préjudice auquel elle aurait pu ou pourrait encore remédier, puisse justifier un redressement de si grave portée. Il serait de même étrange que de vagues hypothèses et de simples affirmations, plutôt que des éléments de preuve détaillés et précis, puissent justifier un redressement aussi important.

[Non souligné dans l’original.]

[12] Je souscris entièrement à l’interprétation que le juge Stratas fait du deuxième volet du critère énoncé dans l’arrêt RJR-MacDonald.

[15] Le juge Stratas avait énoncé les exigences dans l’arrêt Gateway City Church :

[14] Cette affirmation générale ne suffit pas pour établir l’existence d’un préjudice irréparable : Holy Alpha and Omega Church of Toronto c. Canada (Procureur général), 2009 CAF 265, au paragraphe 22. Ce type d’affirmation générale peut être formulé dans toutes les affaires. L’acceptation de cette affirmation comme élément de preuve établissant en soi un préjudice irréparable affaiblirait indûment le pouvoir que le législateur a accordé au ministre, soit celui de protéger l’intérêt public dans les cas pertinents en publiant son avis et en révoquant l’enregistrement même avant que la décision soit rendue au sujet de l’opposition et, plus tard, de l’appel.

[15] Les affirmations générales ne peuvent établir l’existence d’un préjudice irréparable, car elles ne prouvent rien :

Il est beaucoup trop facile pour ceux qui demandent un sursis dans une affaire comme celle‑ci d’énumérer diverses difficultés, de les qualifier de graves, puis, au moment de préciser le préjudice qui risque d’en découler, d’employer des termes généraux et expressifs qui ne servent pour l’essentiel qu’à affirmer – et non à prouver à la satisfaction de la Cour – que le préjudice est irréparable.

(Première Nation de Stoney c. Shotclose, 2011 CAF 232, au paragraphe 48.) En conséquence, « [l]es hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par les preuves n’ont aucune valeur probante » : Glooscap Heritage Society c. Ministre du Revenu national, 2012 CAF 255, au paragraphe 31.

[16] Il faut plutôt « produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé » : arrêt Glooscap, précité, au paragraphe 31. Voir également Dywidag Systems International, Canada, Ltd. c. Garford Pty Ltd., 2010 CAF 232, au paragraphe 14; Canada (Procureur général) c. Canada (Commissaire à l’information), 2001 CAF 25, 268 N.R. 328, au paragraphe 12; Laperrière c. D. et A. MacLeod Company Ltd., 2010 CAF 84, au paragraphe 17.

[16] En l’espèce, aucune preuve particulière d’un préjudice irréparable n’a été fournie, encore moins une preuve suffisamment probante. En fait, il n’y a rien de plus que des affirmations et des hypothèses générales. Je cite encore une fois l’arrêt Glooscap Heritage Society : « Les hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par les preuves n’ont aucune valeur probante. » Par conséquent, les demandeurs n’ont pas satisfait non plus au deuxième volet du critère, qui porte sur le préjudice irréparable.

[17] Enfin, je fais remarquer que l’article 48 de la Loi doit entrer en jeu dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients. La Loi prévoit que « la mesure [de renvoi] […] [doit] être exécutée dès que possible ». L’intégrité du système d’immigration est en jeu : le public perd sa confiance envers ce système lorsque l’obligation d’exécuter rapidement la mesure de renvoi n’est pas prise au sérieux. Les demandeurs ont bénéficié d’un ERAR après avoir perdu leur statut d’immigrant il y a trois ans. La prépondérance des inconvénients favorise l’État.

[18] Par conséquent, les demandeurs n’ont pas satisfait au critère en trois volets et la requête en sursis de la mesure de renvoi à exécuter le 25 mai 2022 est rejetée.


ORDONNANCE dans les dossiers IMM-4647-22 et IMM-4646-22

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi des demandeurs est rejetée.

  2. L’ordonnance et les motifs s’appliquent aux dossiers IMM-4646-22 et IMM-4647-22. Une copie de la présente ordonnance et de ses motifs sera versée dans chaque dossier.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

IMM-4647-22 et IMM-4646-22

 

INTITULÉ :

ABDULBASIT ADEREMI AKINWUMI c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

EFE GREGORY EJINYERE c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR TÉLÉCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 24 mai 2022

 

ORDONNANCE ET MOTIFS

LE JUGE ROY

 

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

Le 24 mai 2022

 

COMPARUTIONS :

Affan Bajwa

POUR LES DEMANDEURS

 

Jocelyne Mui

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Affan Bajwa

Avocat

Surrey (Colombie-Britannique)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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