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Date : 20220527


Dossier : IMM-4107-21

Référence : 2022 CF 773

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 mai 2022

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

MANDEEP KAUR TOOR

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent principal d’immigration [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente de la demanderesse. Cette demande était fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

Le contexte

[2] La demanderesse est une citoyenne de l’Inde âgée de 58 ans. Elle a obtenu en août 2016 un visa de résidente temporaire, lequel est valide jusqu’au 3 mars 2024. La demanderesse est entrée au Canada le 27 septembre 2019 et, depuis, elle y réside avec son fils, l’épouse de celui-ci et les deux enfants du couple, qui sont âgés respectivement de 3 et 5 ans. Le 12 novembre 2020, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire depuis le Canada, au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. Dans une lettre datée du 5 juin 2021, l’agent a communiqué à la demanderesse le rejet de sa demande.

La décision faisant l’objet du contrôle

[3] L’agent a constaté que la demanderesse avait désigné ses liens familiaux au Canada, l’intérêt supérieur des enfants touchés et l’absence de soutien en Inde comme fondement de sa demande.

[4] L’agent a également constaté que la demanderesse souhaitait vivre avec son fils et sa famille au Canada et a conclu que ces liens importants et constructifs militaient en sa faveur. Toutefois, la preuve ne démontrait pas que la situation de la demanderesse se démarquait de façon importante de celle d’autres personnes dans une situation semblable qui souhaitent également être réunies de façon permanente avec leur famille au Canada. L’agent a également mentionné que peu d’éléments de preuve démontraient l’existence d’autres facteurs ou circonstances (comme un établissement marqué ou un long séjour au Canada) qui pourraient renforcer la demande de dispense. Compte tenu de l’absence de tels facteurs et du fait que rien apparemment ne permettait de qualifier d’exceptionnelles les relations familiales de la demanderesse, l’agent a conclu que le fait pour la demanderesse de préférer vivre avec sa famille au Canada était à lui seul insuffisant pour accueillir la demande de dispense.

[5] Quant à l’intérêt supérieur des petits-enfants de la demanderesse, l’agent a déclaré qu’il était conscient du fait que la famille de la demanderesse au Canada s’était habituée à sa présence physique et qu’elle s’ennuierait certainement d’elle. L’agent était convaincu que la demanderesse contribuait aux soins de ses petits-enfants, mais a jugé que les éléments de preuve étaient insuffisants pour démontrer que d’autres mesures pourraient être prises en ce qui concerne la garde des enfants ou que les petits-enfants seraient incapables d’apprendre la culture et la langue de leur famille indienne par l’intermédiaire de leurs parents ou de programmes communautaires. L’agent a conclu que la demanderesse avait établi un lien affectif profond avec ses petits-enfants, mais il n’était pas convaincu que la relation ne pourrait pas être maintenue, ou que le fait d’être séparée des enfants romprait ces liens, si la demanderesse retournait en Inde. L’agent a jugé que les éléments de preuve présentés étaient insuffisants pour démontrer que les relations étaient caractérisées par un degré d’interdépendance et de confiance tel qu’il justifierait l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire.

[6] L’agent a mentionné l’argument de la demanderesse selon lequel elle n’avait pas de famille en Inde pour s’occuper d’elle et qu’il coûterait cher à sa famille au Canada d’aller lui rendre visite. L’agent a également mentionné la déclaration de la demanderesse selon laquelle elle compte sur le soutien de son fils au Canada, mais a fait remarquer que la demanderesse avait vécu en Inde la plus grande partie de sa vie, qu’elle est active et autonome, selon les renseignements au dossier, et qu’elle était déjà retournée en Inde et y avait vécu seule. L’agent a relevé l’argument de la demanderesse selon lequel sa famille l’aidait financièrement, mais a fait remarquer que rien ne prouvait que l’aide cesserait si elle retournait en Inde. En outre, la fille adulte et les frères et sœurs de la demanderesse vivent en Inde et il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour conclure qu’ils ne voudraient ou ne pourraient pas l’aider à se réinstaller et à se réintégrer au sein de sa communauté.

[7] L’agent a également souligné que la demanderesse détient un visa valide jusqu’au 3 mars 2024 et que rien ne prouve qu’elle ne peut pas continuer de satisfaire aux exigences de son statut temporaire avant de devenir admissible à un parrainage en vue de l’obtention de la résidence permanente. La demanderesse a donc déjà la possibilité de vivre avec sa famille au Canada. Rien ne prouvait que le rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire l’obligerait à quitter le Canada dès maintenant ou à s’absenter pendant une période considérable dans un avenir prévisible. Par conséquent, il était difficile de conclure que le rejet de sa demande risquait d’entraîner une rupture permanente ou importante de ses liens familiaux.

[8] D’après une évaluation globale de tous les facteurs d’ordre humanitaire présentés par la demanderesse et de ses observations, ainsi que des renseignements connus concernant sa situation personnelle, l’agent a déclaré qu’il n’était pas convaincu que les éléments de preuve justifiaient une dispense.

La question en litige et la norme de contrôle

[9] La seule question en litige en l’espèce consiste à savoir si la décision de l’agent est raisonnable.

[10] Les parties soutiennent que la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable, et je souscris à leur opinion : (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 23 et 25). Lors d’un contrôle judiciaire, la cour doit « se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‐ci » (Vavilov au para 99).

Le caractère raisonnable de la décision de l’agent

Position de la demanderesse

[11] La demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur de droit, car ses motifs démontrent une incompréhension et une absence de considération de l’objet de la LIPR, notamment de la réunification des familles comme le prévoit l’alinéa 3(1)d) de cette loi, et n’a pas tenu compte de l’ensemble de la preuve. Elle soutient en outre que l’agent a évalué de manière déraisonnable l’intérêt supérieur de ses petits-enfants. Selon elle, l’agent a commis une erreur en omettant de tenir compte du système injuste de loterie utilisé pour le parrainage des parents et des grands-parents et de son admissibilité à cette loterie, et en procédant à une évaluation irréaliste des difficultés auxquelles elle serait exposée si elle retournait en Inde.

Position du défendeur

[12] Le défendeur soutient que la demanderesse n’a pas démontré que les difficultés et le bouleversement auxquels elle serait exposée sont si exceptionnels ou qu’il existe des circonstances si impérieuses qu’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire est justifiée. La demanderesse n’a pas non plus démontré que quelque chose l’empêchait de demander la résidence permanente de la manière habituelle, soit de l’extérieur du Canada. Le souhait ou la préférence d’une personne de ne pas subir les inconvénients liés à un retour dans son pays d’origine pour y continuer les démarches d’obtention de la résidence permanente au Canada selon le processus usuel ne suffit pas pour satisfaire au critère des circonstances exceptionnelles et extraordinaires requises pour justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire.

[13] Le défendeur soutient en outre que la demanderesse n’a pas démontré que l’agent avait mal interprété ou fait fi d’éléments de preuve pertinents. Les motifs de l’agent montrent qu’il a fondé son refus sur l’ensemble des renseignements dont il disposait et qu’il a soigneusement examiné les diverses considérations soulevées par la demanderesse. De plus, l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants qu’a effectuée l’agent tenait compte des éléments de preuve présentés et était raisonnable.

Analyse

[14] Le paragraphe 25(1) de la LIPR accorde au ministre le pouvoir discrétionnaire de dispenser les étrangers des exigences habituelles prévues par la Loi lorsqu’il estime que des motifs d’ordre humanitaire relatifs à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché. En l’espèce, si elle était justifiée, une dispense pour considérations d’ordre humanitaire permettrait à la demanderesse d’obtenir le statut de résidente permanente sans avoir à quitter le Canada pour demander ce statut, ce qui est la démarche habituelle (Titova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 654 aux para 20-21).

[15] À cet égard, la jurisprudence établit qu’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire est une mesure exceptionnelle et discrétionnaire, qui se veut une exception souple et sensible à l’application habituelle de la LIPR, ou une mesure discrétionnaire permettant de mitiger la sévérité de la loi selon le cas. L’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés, mais cette seule réalité ne saurait généralement justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire suivant le paragraphe 25(1). De plus, l’article 25 ne prévoit pas un régime d’immigration parallèle. Il vise plutôt à offrir une mesure à vocation équitable lorsque les faits sont « de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne » (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] aux para 13, 19, 21, 23; Shackleford c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1313 aux para 12, 15, 16; Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72 au para 31. Del Pilar Capetillo Mendez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 559 au para 49).

[16] Il incombe au demandeur d’établir qu’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire est justifiée (Kisana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CAF 189 au para 45). Les personnes qui présentent des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire doivent soumettre leurs meilleurs arguments, et il n’appartient pas à l’agent de combler les lacunes que comportent les demandes (Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 341 au para 22; Brambilla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1137 au para 19); Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 339 aux para 24-37. Cela veut dire que le demandeur doit fournir des éléments de preuve suffisants pour convaincre l’agent de lui accorder cette mesure exceptionnelle. La situation qui justifie une telle mesure varie selon les faits et le contexte de chaque cas, mais les agents qui rendent une décision relative à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire doivent véritablement examiner tous les faits et tous les facteurs pertinents portés à leur connaissance et les pondérer (Kanthasamy, au para 25).

[17] Quant à l’intérêt supérieur de l’enfant directement concerné, il dépend largement du contexte et doit être appliqué d’une manière qui tienne compte de l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité (Kanthasamy, au para 35). Les agents doivent considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt (Kanthasamy, au para 38). Pour démontrer que le décideur a été réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants, il est nécessaire que l’analyse en cause aborde les conséquences personnelles et uniques que le renvoi du Canada aurait pour les enfants touchés par la décision (Semana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 1082 [Semana] aux para 25-26; voir aussi la décision Nguyen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 27 au para 25). Cela dit, il incombe à l’auteur d’une demande de présenter des éléments de preuve importants à l’appui d’une analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant (Osorio Diaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 373 au para 29; Celise c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 642 au para 35; Louisy, au para 11; Huong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1210 au para 26; Semana, au para 37.

[18] D’emblée, il y a lieu de faire remarquer que les observations de la demanderesse que voici à l’appui de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire étaient au mieux sommaires :

[traduction]

Je suis veuve depuis que mon mari est décédé le 1er mai 2015. Au Canada, je vis avec mon fils et sa famille, et ils me soutiennent financièrement, car je n’ai pas de permis de travail. Je m’occupe de leurs enfants. En Inde, il me sera difficile de vivre seule et, si je dois retourner en Inde, mon fils et sa famille devront toujours faire des voyages en Inde pour me rendre visite, ce qui représentera une charge financière supplémentaire pour eux. De plus, si je ne suis pas au Canada, l’un d’entre eux devra rester à la maison pour s’occuper des enfants, ce qui entraînera plus de stress financier et émotionnel. Il est vrai que ma fille est en Inde, mais, dans notre culture, il n’est pas acceptable de vivre avec sa fille mariée, c’est la responsabilité du fils de s’occuper de ses parents. Si je dois retourner en Inde, notre famille sera séparée. De plus, je n’y aurai aucun soutien.

[...]

J’ai deux petits-enfants en bas âge et je passe du temps avec eux. Je m’occupe d’eux lorsque leurs parents sont au travail. Je passe du temps de qualité avec eux et je suis heureuse de le faire. Les enfants apprennent la culture et la langue de notre famille. Comme ils sont très jeunes, nous avons du temps de qualité à passer ensemble. Si je dois retourner au pays pour faire les démarches, nous serons séparés, ce qui causera un stress émotionnel pour nous et les enfants. Les délais de traitement à l’étranger sont longs, ce qui ajoutera au stress de la famille. Concernant le nouveau système de loterie. Il n’est pas garanti que mon fils obtienne une invitation pour me parrainer. Ce serait dans l’intérêt supérieur des enfants que je sois autorisée à présenter mon formulaire de demande depuis le Canada.

i. La réunification des familles

[19] Je ne suis pas d’accord avec le postulat, énoncé de façon récurrente par la demanderesse dans ses observations, selon lequel l’agent n’a pas tenu compte de la réunification des familles, qui est énoncée dans l’objet de la LIPR à l’alinéa 3(1)d), ou n’a pas compris l’idée. L’agent n’était pas tenu de faire expressément référence à cet alinéa, qui n’est pas déterminant dans l’examen d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, comme le laisse entendre la demanderesse. De plus, quoi qu’il en soit, l’agent reconnaît dans ses motifs que la demanderesse a des relations constructives et importantes avec sa famille au Canada et qu’elle souhaite rester ici. Toutefois, avoir un désir subjectif ne justifie pas l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Comme l’a souligné l’agent, il existe de nombreux parents et grands-parents, qui, comme la demanderesse, désirent résider en permanence au Canada avec leur famille. L’agent a conclu que cette considération n’était pas suffisante pour faire droit à la demande de dispense, car la demanderesse n’a pas présenté d’éléments de preuve pour établir que sa situation était exceptionnelle, et ainsi justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire.

[20] Lors de sa comparution devant moi, la demanderesse a soulevé un nouvel argument et a fait valoir que l’agent avait appliqué le mauvais critère lors de l’évaluation du facteur mentionné ci-dessus. Son argument semble reposer sur l’utilisation à une seule reprise du mot « exceptionnel » dans les motifs, à un passage où l’agent conclut que, étant donné l’absence de facteurs comme un établissement prononcé, [traduction] « et l’absence apparente de circonstances exceptionnelles entourant les relations familiales de la demanderesse », il ne peut justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire. La demanderesse s’appuie sur le paragraphe 49 de la décision Peter c Canada (Immigration et Citoyenneté), dans lequel le juge Zinn a renvoyé à sa décision dans l’affaire Zhang c Canada (Immigration et Citoyenneté), 2021 CF 1482. Si je conviens que l’agent aurait pu utiliser une autre formulation, je suis d’avis que la simple utilisation par l’agent du mot « exceptionnel » ne donne pas lieu à une erreur susceptible de contrôle en l’espèce. La dispense pour considérations d’ordre humanitaire ne constitue pas un régime d’immigration parallèle. Il s’agit d’une mesure exceptionnelle. L’agent a mentionné que les circonstances de la demanderesse n’étaient pas « exceptionnelles », sans pour autant fixer un seuil plus élevé (voir Al-Abayechi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1280 au para 14; Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158 aux para 19-21). Quoi qu’il en soit, il n’est pas nécessaire de commenter davantage la question, car je suis convaincu que, lus dans leur ensemble, les motifs de l’agent démontrent qu’il a tenu compte des circonstances personnelles de la demanderesse, mais que les éléments de preuve ne justifiaient pas l’octroi de la dispense prévue à l’article 25(1).

[21] Sur le même sujet, la demanderesse soutient que l’agent n’a pas tenu compte du fait que sa fille adulte, qui vit en Inde, est mariée et vit avec son mari et sa famille. Toutefois, les décideurs administratifs sont présumés avoir examiné l’ensemble de la preuve dont ils disposent, et ils ne sont pas tenus de mentionner chacun des éléments de preuve dans leurs motifs (Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598 (CAF); Sing c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 125 au para 90; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‐Neuve‐et‐Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16). De plus, l’agent a jugé que rien ne permettait de conclure que la demanderesse ne serait pas en mesure de retourner en Inde et d’y résider seule, comme elle l’avait fait lors de ses retours antérieurs. Par conséquent, l’agent a implicitement reconnu la position de la demanderesse selon laquelle elle ne pouvait pas habiter chez sa fille mariée. De plus, la conclusion qui précède montre que l’agent considérait que la demanderesse n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve que sa famille en Inde ne pourrait pas l’aider à se réinstaller et à se réintégrer au sein de sa communauté.

[22] La demanderesse soutient également que l’agent n’a pas tenu compte du fait que ses frères et sœurs en Inde vivent à des endroits différents. Cependant, je constate que, dans sa demande, la demanderesse déclare qu’elle vit à Moga, au Pendjab, tout comme sa fille et ses deux sœurs.

[23] Enfin, la demanderesse semble affirmer que l’agent n’a pas tenu compte du fait que son visa, qui est valide jusqu’au 24 mars 2024, ne lui permet pas de rester au Canada de façon permanente et que les allers-retours sont une source de stress financier pour la famille. Cette affirmation n’est pas fondée. Il ressort sans équivoque des motifs de l’agent qu’il était bien conscient du statut de résidente temporaire accordé à la demanderesse par le visa. De plus, l’agent a explicitement répondu à l’argument de la demanderesse selon lequel elle aurait des difficultés financières si elle retournait en Inde, mais a conclu que les éléments de preuve présentés étaient insuffisants pour établir que sa famille au Canada serait incapable de continuer à la soutenir financièrement. La demanderesse ne cite aucune preuve à l’appui de son allégation de difficultés financières dont l’agent n’aurait pas tenu compte.

ii. Le soutien financier au Canada

[24] La demanderesse affirme que l’agent n’a pas tenu compte de la totalité des éléments de preuve. Plus précisément, elle fait valoir que [traduction] « les deux enfants résident en permanence au Canada » (d’après ses observations, je comprends qu’elle renvoie à ses deux petits-enfants, ou peut-être à son fils et à sa bru, car elle mentionne que sa fille vit en Inde); que son fils a présenté un engagement à subvenir à ses besoins et a fourni une preuve de son emploi et de ses revenus à l’appui de cet engagement; qu’elle est une veuve de 58 ans qui vit avec ses enfants qui la soutiennent.

[25] Encore une fois, son affirmation n’est pas fondée. L’agent a fait état de l’âge de la demanderesse. L’agent savait également qu’elle est veuve, vu le contenu de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’agent a reconnu que la demanderesse est soutenue financièrement au Canada par son fils et sa bru et a pris acte de la lettre d’emploi et des avis de cotisation du fils et de la bru de la demanderesse qui ont été présentés par cette dernière. L’agent a considéré que la demanderesse vivrait probablement seule à son retour en Inde, mais a conclu que la situation personnelle de la demanderesse ne présentait pas de difficultés importantes, même si elle devait vivre seule, ce qu’elle avait fait dans le passé.

[26] L’agent n’a pas omis de tenir compte de cet aspect de la situation de la demanderesse et ne l’a pas mal compris.

iii. L’intérêt supérieur des enfants

[27] La demanderesse fait valoir que l’agent n’a pas évalué sa demande en fonction de l’objectif de réunification des familles, car le concept d’une relation à distance s’en éloigne et nuit à cet objectif, et que l’analyse présentée dans les motifs de l’agent est lacunaire.

[28] À mon avis, la demanderesse ne comprend pas que les motifs de l’agent étaient axés sur le fait que les éléments de preuve présentés pour étayer cet aspect de sa demande étaient insuffisants. L’agent a reconnu que la demanderesse a un lien affectif profond avec ses petits-enfants, mais n’était pas convaincu que la demanderesse ne pouvait pas retourner en Inde, comme elle l’avait fait auparavant, et maintenir sa relation avec eux. L’agent a reconnu que d’être physiquement séparée de ses petits-enfants sera difficile pour la demanderesse et risque d’entraîner un certain bouleversement, mais il a conclu qu’ils pouvaient tout de même rester en contact. Je ne relève aucune erreur dans cette conclusion. Je ne suis pas non plus d’accord avec l’argument avancé par la demanderesse lors de sa comparution devant moi, selon lequel l’agent a commis une erreur en ne comprenant pas qu’il existe une distinction entre la garde des enfants par la demanderesse, comme grand-mère, et la garde par un tiers. L’agent faisait simplement remarquer que les éléments de preuve étaient insuffisants pour démontrer qu’il n’y avait pas d’autres moyens d’assurer la garde des enfants.

[29] Un fait plus important, mais qui n’a pas été soulevé par la demanderesse, est que l’agent a conclu que celle-ci n’avait pas fourni une preuve suffisante pour établir que la relation entre elle et les membres de sa famille au Canada est caractérisée par un degré d’interdépendance et de confiance qui, en cas de séparation, justifierait l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Je constate que, selon la jurisprudence, bien que l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant puisse s’appliquer aux grands-parents, pour que la demande puisse être accueillie dans une telle situation, il doit y avoir la preuve d’une relation hautement interdépendante, comme dans le cas où un enfant est malade ou a des besoins spéciaux, ou que son parent est incapable de s’occuper de lui, et qu’il a besoin de soins supplémentaires de la part d’un grand-parent (voir Le c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 427 aux para 18, 22). La demanderesse n’a fourni aucun élément de preuve d’une relation de cette nature.

[30] Notre Cour a d’ailleurs conclu que le fait qu’un enfant soit séparé d’un membre de la famille éloignée, comme un grand-parent, ne suffit pas à justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire. La difficulté est propre aux situations où les membres d’une même famille habitent dans deux pays (Khaira c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 950 aux para 24-25; Tran c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 210 au para 11; Gao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1238 aux para 30-31).

[31] À mon avis, l’évaluation faite par l’agent était convenable compte tenu du peu d’observations dont il disposait sur l’intérêt supérieur des enfants (Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082 au para 37; Huong c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1210 au para 26; Fouda c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1176 au para 42; Esahak-Shammas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 461 au para 43). Les motifs de l’agent démontrent qu’il a examiné chacune des observations de la demanderesse, et celle-ci n’a pas établi que l’agent a commis une erreur dans son évaluation.

iv. La catégorie du regroupement familial

[32] La demanderesse fait valoir qu’elle a soulevé des réserves au sujet du système de loterie relatif au parrainage des parents et des grands-parents. Selon elle, le système est injuste et ne garantit pas que son fils pourra la parrainer, mais que l’agent n’a pas tenu compte de ses réserves sous l’angle de l’objet de la LIPR. Toutefois, l’agent n’était pas tenu de trancher la question de savoir si le système de loterie pour le parrainage familial est [traduction] « juste » ni d’examiner les chances qu’une demande présentée dans le cadre de ce système soit accueillie. Il était seulement tenu d’examiner si la situation personnelle de la demanderesse justifiait une dispense des exigences de la LIPR pour des considérations d’ordre humanitaire.

[33] La demanderesse affirme également que l’agent n’a pas procédé à une évaluation réaliste de ses difficultés à son retour en Inde pour demander la résidence permanente. Plus précisément, l’agent n’a pas évalué [traduction] « la durée du processus, surtout en Inde pendant la pandémie de COVID-19 et selon le système de loterie » faisant ainsi référence à la décision Kaur. Encore une fois, le rôle de l’agent n’était pas d’évaluer si la demanderesse était admissible à un parrainage par un membre de sa famille ni la durée du processus. Sa demande ne fait pas non plus référence à la COVID-19.

[34] La demanderesse ne conteste pas autrement l’évaluation des difficultés par l’agent.

[35] Enfin, je constate que l’agent n’a pas laissé entendre que le visa de résidence temporaire de la demanderesse était un substitut approprié à la résidence permanente accordée pour des considérations d’ordre humanitaire. Il a plutôt indiqué que toute difficulté liée à la séparation familiale était atténuée, en partie, par le fait que la demanderesse est actuellement titulaire d’un visa qui lui permet des séjours prolongés avec sa famille au Canada. L’agent a simplement mentionné que rien ne prouvait que le rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de la demanderesse l’obligerait à quitter le Canada dès maintenant ou à s’absenter pendant une période considérable dans un avenir prévisible. Par conséquent, le rejet de sa demande n’entraînerait probablement pas une rupture permanente ou importante des liens familiaux. Je ne vois aucune erreur dans le fait que l’agent renvoyé à son visa de résidente temporaire (voir Tosunovska c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1072 aux paras 33-34). On ne saurait dire que l’agent a mis l’accent de façon déraisonnable sur la possibilité d’emprunter d’autres voies temporaires plutôt que d’évaluer les motifs qui justifieraient une dispense pour considérations d’ordre humanitaire, comme c’était le cas dans la décision Ramirez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 84 au para 31, sur laquelle la demanderesse s’est appuyée. La présente affaire n’est pas non plus similaire aux plus autres décisions citées par la demanderesse à l’appui de sa demande.

Conclusion

[36] La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par la demanderesse démontre l’existence d’une relation d’amour et de soins entre un grand-parent et ses petits-enfants et que la demanderesse préférerait vivre au Canada avec sa famille canadienne. Toutefois, comme l’a constaté l’agent, les considérations qui précèdent ne suffisent pas à elles seules à justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire. Il en est ainsi, parce que les difficultés découlant d’une séparation sont inhérentes aux situations où les membres d’une même famille habitent dans deux pays. À la lumière du dossier dont il disposait, l’agent a raisonnablement conclu que la demanderesse ne s’était pas acquittée de son fardeau de démontrer que des considérations d’ordre humanitaire justifiaient la prise de mesures spéciales prévue au paragraphe 25(1) de la LIPR.

[37] À mon avis, la demanderesse n’a pas démontré que l’agent n’avait pas tenu compte de ses éléments de preuve ou les avait mal interprétés, ni qu’il avait omis de tenir compte d’un facteur pertinent dans l’évaluation des considérations d’ordre humanitaire. Les motifs de l’agent étaient justifiés, intelligibles et transparents, et la décision était raisonnable.

Question à certifier

[38] La demanderesse a proposé la certification de la question suivante :

[traduction]

Lors de l’évaluation d’une demande présentée au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR, l’agent a-t-il le pouvoir d’examiner les autres voies à la disposition du demandeur, comme la résidence temporaire et la possibilité de parrainage dans la catégorie du regroupement familial?

[39] Le défendeur s’oppose à la certification de la question proposée.

[40] Pour que notre Cour certifie une question de portée générale, il doit s’agir d’une question grave, déterminante quant à l’issue de l’affaire, qui transcende les intérêts des parties au litige et qui porte sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale (Lunyamila c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CAF 22 au para 46 [Lunyamila]; Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130 au para 36.

[41] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la question proposée ne satisfait pas aux critères de certification. La demanderesse ne fournit aucune observation de fond sur la façon dont la question proposée répond aux critères, si ce n’est qu’elle affirme que l’agent a examiné les autres possibilités, comme son statut de résidente temporaire et la possibilité à venir d’un parrainage dans la catégorie du regroupement familial, et qu’il a [traduction] « fait le tour des autres possibilités qui s’offraient à la demanderesse ». En outre, la question n’est pas déterminante. L’agent a rejeté la demande, parce que la demanderesse n’a pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’il existait des considérations d’ordre humanitaire justifiant la prise de mesures spéciales prévue au paragraphe 25(1) de la LIPR dans sa situation. Comme il a été précisé ci-dessus, les commentaires de l’agent concernant son visa de résidente temporaire ne visaient pas à lui indiquer qu’il s’agissait d’une autre façon pour elle d’immigrer. Quant au parrainage dans la catégorie du regroupement familial, la demanderesse y a fait référence en faisant valoir que la possibilité d’immigration au titre de cette catégorie n’était pas une certitude, étant donné le système de loterie [traduction] « injuste ». L’agent n’était pas tenu d’examiner la question dans ses motifs et ne l’a pas fait.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4107-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

  3. La question proposée par la demanderesse ne satisfait pas aux exigences de certification et ne sera donc pas certifiée.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Noémie Pellerin Desjarlais


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4107-21

 

INTITULÉ :

MANDEEP KAUR TOOR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Audience tenue par vidéoconférence au moyen de Zoom

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 MAI 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 mai 2022

 

COMPARUTIONS :

Dalwinder S. Hayer

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Meenu Ahluwalia

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Calgary (Alberta)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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