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Date : 20220527


Dossier : IMM-4277-20

Référence : 2022 CF 766

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 mai 2022

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

IURII ATAMANCHUK

MARIANA ATAMANCHUK

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant une décision défavorable rendue par un agent principal à l’égard d’un examen des risques avant renvoi [ERAR]. Cette demande a été entendue en même temps que la demande de contrôle judiciaire présentée par les demandeurs à l’égard de la décision défavorable rendue par le même agent, à la même date, relativement à leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (voir la décision Atamanchuk c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2022 CF 767).

Le contexte

[2] Les demandeurs, Iurii Atamanchuk [Iurii ou le demandeur principal] et Mariana Atamanchuk, sont mari et femme. Ils ont un fils qui est né au Canada en 2016.

[3] Les demandeurs ont fui l’Ukraine en 2016, parce qu’ils étaient persécutés en raison de l’appartenance passée d’Iurii au Parti des régions. Iurii affirme qu’il s’était joint à ce parti uniquement lorsque celui-ci était au pouvoir, afin d’enregistrer son entreprise de courtage. Iurii a été accusé d’être un séparatiste prorusse en raison de son appartenance à cette organisation. Les demandeurs ont reçu des menaces de mort, et Iurii a été agressé à maintes occasions.

[4] Les demandeurs ont demandé l’asile. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté leur demande d’asile. Elle a conclu que les demandeurs étaient crédibles, mais elle a décidé qu’ils disposaient d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] à Kyiv. La Section d’appel des réfugiés a maintenu la décision de la SPR. Les demandeurs n’étaient pas représentés par un avocat dans l’une ou l’autre des procédures.

[5] Après le rejet de leur demande d’asile, les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Pendant que cette dernière demande était en instance, les demandeurs se sont vu signifier une demande d’ERAR.

[6] La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et la demande d’ERAR ont toutes deux été rejetées par le même agent le 31 juillet 2020. Les demandeurs ont sollicité le contrôle judiciaire des deux décisions.

La décision relative à l’ERAR

[7] À l’occasion de l’ERAR, l’agent a examiné et résumé les décisions rendues à l’égard des demandes d’asile antérieures des demandeurs, puis il a examiné les nouveaux éléments de preuve liés à l’ERAR.

[8] L’agent a examiné des lettres d’Artem Ievchenko, le directeur par intérim de l’entreprise du demandeur principal en Ukraine, et de Viktor Berehuliak, le cofondateur de cette même entreprise.

[9] L’agent a résumé le contenu de la lettre de M. Ievchenko. Il a souligné que ce dernier mentionnait dans sa lettre qu’il avait reçu des menaces de nationalistes radicaux et que des personnes qu’il ne connaissait pas avaient tenté de lui soutirer des renseignements sur les demandeurs. M. Ievchenko écrit que d’anciens membres du Parti des régions sont régulièrement agressés. Il ajoute ce qui suit : [traduction] « En raison des circonstances, des craintes pour ma santé et ma vie, et de l’absence de protection des forces de l’ordre, j’ai dû quitter l’Ukraine. » Il vit en Pologne depuis mars 2019.

[10] L’agent a conclu que la lettre de M. Ievchenko corroborait le récit des demandeurs au sujet des nationalistes radicaux en Ukraine, mais qu’elle ne [traduction] « cont[enait] pas de renseignements pertinents réfutant la conclusion de la SRP qu’il exist[ait] [une] PRI », et il lui a accordé peu de poids.

[11] L’agent a souligné que, dans sa lettre, M. Berehuliak affirmait avoir reçu des menaces et subi de la violence, en raison de son association au Parti des régions. M. Berehuliak a déménagé à Kyiv, mais les menaces ont continué, il a été victime d’une tentative d’agression, et sa voiture a été incendiée. Il écrit ce qui suit : [traduction] « Après ces incidents, craignant pour ma vie, j’ai dû quitter l’Ukraine à la recherche d’un lieu de résidence sécuritaire. » Il réside maintenant en Slovaquie.

[12] L’agent a conclu que M. Berehuliak n’avait pas fourni de détails sur les menaces ni expliqué ce qui l’amenait à affirmer que des nationalistes radicaux étaient responsables des menaces et de la tentative d’agression. L’agent a aussi conclu que les demandeurs se trouvaient [traduction] « dans une situation personnelle extrêmement différente, puisqu’ils viv[aient] à l’extérieur de l’Ukraine depuis 2016 ».

[13] Il a examiné des éléments de preuve selon lesquels les demandeurs n’avaient pas pu obtenir la protection de la police dans leur ville d’origine. Il a conclu que ce point n’avait rien à voir avec la question de savoir s’il existait une PRI à Kyiv. Il a aussi examiné des documents des Nations Unies sur les conditions régnant dans le pays, mais a conclu que ceux-ci n’établissaient pas de lien entre les conditions générales en Ukraine et la situation personnelle des demandeurs.

[14] L’agent a conclu que, [traduction] « dans une optique prospective, les demandeurs ne seraient exposés qu’à une simple possibilité de persécution en Chine [sic] et [qu’]il n’[était] pas plus probable qu’ils soient soumis à la torture, ou à une menace à leurs vies, ou à des traitements ou peines cruels et inusités que le contraire ».

La question en litige

[15] Les demandeurs soulèvent un certain nombre de questions dans le cadre de la présente demande. Ce sont cependant toutes des manières différentes de formuler la même question : l’appréciation du risque par l’agent, s’appuyant sur le fait que les demandeurs disposaient d’une PRI à Kyiv, est-elle raisonnable?

Analyse

[16] Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur en n’examinant pas les éléments de preuve liés à des personnes dans une situation semblable. Ils soutiennent que, dans les décisions Mendoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 251, et Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 814, la Cour a exigé que les décideurs procèdent à un tel examen.

[17] Les demandeurs soutiennent de plus que l’agent n’a pas tenu compte du cas de leurs amis, la famille Zaidel, dont la demande d’asile au Canada fondée sur des arguments essentiellement semblables avait été acceptée. Ils affirment que l’agent était à tout le moins tenu d’examiner l’argumentation de la famille Zaidel.

[18] Les demandeurs soutiennent également que l’agent a commis une erreur en accordant peu de poids aux lettres de M. Berehuliak et de M. Ievchenko. Ils allèguent que la seule raison pour laquelle l’agent a accordé peu de poids à la lettre de M. Berehuliak réside dans le fait qu’ils vivaient à l’extérieur de l’Ukraine depuis 2016. Ils font valoir que c’est absurde, puisque, s’ils retournaient dans leur pays, ils se trouveraient dans une situation semblable à celle de M. Berehuliak.

[19] En ce qui concerne la lettre de M. Ievchenko, les demandeurs allèguent que l’agent a incorrectement affirmé qu’elle ne portait que sur l’historique des menaces, un historique dont disposait la SPR. Les demandeurs prétendent que cette lettre démontre que les personnes comme les demandeurs sont victimes de menaces et d’agressions, et qu’elle contredit directement la conclusion selon laquelle leur départ de l’Ukraine atténue le risque.

[20] Les demandeurs soutiennent aussi que l’agent a commis en erreur en n’accordant pas de poids à un article au sujet d’un homme d’affaires dans une situation semblable qui avait été assassiné par des nationalistes, à Kolomyia.

[21] Les demandeurs font valoir que la conclusion de l’agent selon laquelle il était peu probable qu’ils soient ciblés à Kyiv n’est que pure conjecture. Ils affirment qu’une telle conclusion revient à dire que le scénario proposé est invraisemblable. Ils soutiennent que des conclusions relatives à la vraisemblance ne peuvent être tirées que dans les cas les plus évidents (voir Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776 au para 7).

[22] Les demandeurs allèguent qu’il a été établi dans la décision Mendoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 715, que, si un agent de persécution a la capacité démontrée de retrouver une personne dans tout le pays, ce n’est que pures conjectures que de présumer que les demandeurs n’ont pas importuné cet agent de persécution dans une telle mesure qu’il veuille les retrouver. Ils soutiennent qu’il ne suffit pas que l’agent dise que [traduction] « la preuve est insuffisante »; ils ont le droit de savoir pourquoi l’agent ne croit pas qu’ils seront ciblés.

[23] Les demandeurs font valoir que l’agent a émis des hypothèses quant au modus operandi des agents de persécution en concluant qu’ils n’auraient pas la motivation de poursuivre les demandeurs à Kyiv. Ils prétendent que la lettre de M. Berehuliak indique que les agents de persécution recherchent les personnes au-delà de leur localité, et même jusqu’à Kyiv. Ils soutiennent également que, puisqu’ils étaient spécifiquement ciblés, il fallait analyser les PRI pour aborder cette question, sans écarter la menace au motif que les demandeurs n’avaient pas le profil d’une cible (voir Qaddafi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 629).

[24] Les demandeurs font valoir qu’ils ont présenté des éléments de preuve établissant clairement qu’ils continuent de subir des menaces et qu’ils n’auraient pu rien fournir d’autre pour établir qu’ils étaient toujours poursuivis, si ce n’est un affidavit des agents de persécution eux-mêmes.

[25] Le défendeur soutient qu’il était raisonnable pour l’agent de conclure que les deux lettres ne suffisaient pas à établir que Kyiv n’était pas une PRI viable. Il prétend que l’agent a clairement expliqué pourquoi la preuve était insuffisante. Dans sa lettre, M. Ievchenko n’aborde pas le risque prospectif à Kyiv. Quant à la lettre de M. Berehuliak, elle ne contenait pas suffisamment de détails pour démontrer que les menaces et la tentative d’agression étaient le fait de nationalistes radicaux. De plus, M. Berehuliak était dans une situation différente de celle des demandeurs, qui ne sont plus membres du Parti des régions et qui vivent à l’extérieur de l’Ukraine depuis 2016.

[26] En ce qui concerne la famille Zaidel, le défendeur souligne que, bien qu’elle soit mentionnée dans l’affidavit qui accompagne la demande d’ERAR, les demandeurs n’ont fourni aucun renseignement établissant qu’ils étaient exposés au même risque que cette famille. Je suis d’accord, et il n’est pas nécessaire d’examiner davantage cette préoccupation.

[27] Le défendeur soutient que les arguments des demandeurs au sujet de la vraisemblance et des conjectures quant au modus operandi des agents de persécution ne sont que des reformulations de leurs arguments quant au traitement des lettres par l’agent. Le défendeur allègue que le fardeau d’établir l’existence d’un risque prospectif à Kyiv incombait aux demandeurs, et que les conclusions de l’agent concernaient la suffisance de la preuve, qu’il ne s’agissait pas de conjectures ni de conclusions sur la vraisemblance. Il soutient que, contrairement aux arguments des demandeurs, un agent peut se demander si, en raison du profil d’un demandeur, un agent de persécution aurait la motivation de rechercher ce dernier dans une ville offrant une PRI (d’après Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 807 aux para 20-30).

[28] Je conviens avec le défendeur que les arguments des demandeurs au sujet de la vraisemblance et des conjectures sont effectivement les mêmes que ceux présentés en lien avec la manière dont l’agent a traité les lettres. Ce dernier a conclu que la preuve était insuffisante, il ne s’est livré à aucune conjecture et il n’a tiré aucune conclusion en matière de vraisemblance.

[29] Cependant, je conviens avec les demandeurs que le traitement, par l’agent, des deux lettres provenant des collègues du demandeur principal est déraisonnable. L’agent a examiné chaque lettre séparément et ne leur a accordé aucun poids. Or, s’il les avait lues ensemble, il aurait constaté que chaque lettre répondait aux préoccupations soulevées par l’autre.

[30] L’agent a rejeté la lettre de M. Ievchenko, parce que ce dernier y abordait le risque auquel seraient exposés les demandeurs dans leur ville d’origine, et non pas à Kyiv. La lettre aborde bel et bien ce risque. M. Ievchenko écrit toutefois que les agents de persécution ont continué de s’intéresser aux demandeurs, malgré le fait qu’ils aient quitté l’Ukraine en 2016.

[31] L’agent a rejeté la lettre de M. Berehuliak, en partie parce qu’il estimait que les demandeurs étaient dans [traduction] « une situation personnelle très différente, puisqu’ils viv[aient] à l’extérieur de l’Ukraine depuis 2016 ». Or, c’est exactement l’aspect que M. Ievchenko aborde dans sa lettre. Cette dernière semble montrer en quoi le départ des demandeurs ne permet pas de distinguer leur situation personnelle de celle de M. Berehuliak.

[32] L’agent a examiné chaque lettre hors contexte, sans égard à l’autre. Une telle approche en vase clos est déraisonnable. L’agent aurait dû se pencher sur la preuve dans son ensemble. Les lettres, lues conjointement, donnent à entendre que les agents de persécution 1) ont la possibilité de rechercher les demandeurs à Kyiv et 2) qu’ils continuent de s’intéresser à ces derniers. Voilà qui porte à croire que Kyiv n’offre pas une PRI viable.

[33] L’agent avait aussi des préoccupations quant au fait que, dans sa lettre, M. Berehuliak ne donne pas de détail sur les menaces qu’il avait reçues pas plus qu’il n’explique pourquoi, selon lui, les menaces et la tentative d’agression à Kyiv étaient le fait de nationalistes radicaux. L’agent se concentre sur ce que la lettre ne dit pas, plutôt que d’examiner ce qu’elle dit. Bien que la lettre manque effectivement de détails, elle montre tout de même que M. Berehuliak avait, à trois reprises, notamment à Kyiv, été victime de menaces et de violence physique en raison de son association au Parti des régions. Il a été établi que les demandeurs avaient été exposés à un risque, dans leur ville d’origine, en raison de leur association à cette même formation politique. Cette lettre donne à entendre que les demandeurs pourraient subir les mêmes persécutions, en particulier du fait que les agents de persécution semblent toujours s’intéresser à eux.

[34] Enfin, l’explication que donne l’agent pour écarter la lettre de M. Berehuliak est insuffisante. De prime abord, ce dernier semble se trouver dans une situation semblable à celle du demandeur principal. Il a cofondé une entreprise avec lui, il est devenu membre du Parti des régions, et il a déménagé à Kyiv, où il a été agressé et où sa Porsche a été incendiée. Une analyse bien plus approfondie est nécessaire pour satisfaire au critère de la décision raisonnable énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65.

[35] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier.

[36] La situation en Ukraine a grandement changé depuis que les demandeurs ont présenté leur demande d’ERAR et que l’agent a rendu sa décision. L’équité commande que les demandeurs aient la possibilité, s’ils le souhaitent, de modifier leur demande afin que le nouveau contexte soit pris en compte.

 


JUGEMENT DANS L’AFFAIRE IMM-4277-20

LA COUR STATUE QUE la demande est accueillie, que la décision de l’agent à l’égard de l’ERAR est annulée, que la demande doit être renvoyée à un agent différent, pour nouvelle décision, une fois que les demandeurs auront bénéficié d’une possibilité raisonnable de présenter de nouvelles observations, et qu’aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4277-20

 

INTITULÉ :

IURII ATAMANCHUK ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 février 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge ZINN

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 27 mai 2022

 

COMPARUTIONS :

Bjorn Harsanyi

Chelsea Jaques

 

POUR LES DEMANDEURS

 

David Shiroky

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Calgary (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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