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Date : 20220602


Dossier : IMM-2104-21

Référence : 2022 CF 810

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 2 juin 2022

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

ABDELRAHMAN IBRAHIM GALAL ABOUTALEB

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Vue d’ensemble

[1] Le demandeur, M. Aboutaleb, a demandé l’asile au motif que son lien avec son ex-épouse, une militante politique de renom qui a obtenu l’asile en Suède, lui a valu des menaces de la part des autorités égyptiennes, menaces qui lui ont fait craindre d’être persécuté. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté sa demande pour des motifs liés à la crédibilité. Monsieur Aboutaleb a interjeté appel de cette décision devant la Section d’appel des réfugiés [la SAR]. Après avoir rejeté la conclusion en matière de crédibilité qu’avait tirée la SPR, la SAR a conclu que M. Aboutaleb était crédible, mais qu’il n’avait pas démontré qu’il serait exposé à un risque prospectif en Égypte.

[2] Monsieur Aboutaleb conteste le rejet de son appel, par la SAR, pour plusieurs motifs. La question déterminante porte sur l’analyse de la SAR en ce qui concerne le comportement futur de l’agent de persécution. Je suis d’accord avec M. Aboutaleb pour dire que la SAR s’est fondée uniquement sur des hypothèses pour conclure qu’il ne serait plus une personne d’intérêt parce qu’il est maintenant divorcé et que son fils habite avec son ex-épouse en Suède.

[3] Pour les motifs exposés ci-dessous, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II. Contexte

[4] Monsieur Aboutaleb est un citoyen égyptien. Il était marié à une militante politique bien en vue qui apparaissait fréquemment à la télévision pour commenter les enjeux sociaux et politiques touchant l’Égypte. En octobre 2015, son épouse, de qui il est aujourd’hui divorcé, était à l’extérieur du pays lorsqu’elle a appris qu’elle était recherchée par les autorités et qu’elle serait arrêtée à son retour. Elle s’est rendue en Suède, y a demandé l’asile, et y vit maintenant en qualité de résidente permanente.

[5] Après l’arrivée en Suède de l’ex-épouse de M. Aboutaleb, elle a faussement été accusée de faire partie des Frères musulmans, de lutter contre le gouvernement et de frauder, puis elle a été reconnue coupable. Son frère et son père ont été arrêtés et emprisonnés.

[6] Monsieur Aboutaleb a fermé son entreprise immobilière, car l’impôt réclamé pour cette entreprise aurait fait l’objet d’une augmentation arbitraire après que son ex-épouse avait retenu l’attention des autorités égyptiennes.

[7] En février 2018, M. Aboutaleb et son ex-épouse ont verbalement convenu de divorcer. Il affirme que selon leur religion, cette démarche suffit. La demande officielle en divorce a été produite en mai 2019.

[8] En février 2019, M. Aboutaleb a été appelé à se présenter devant les policiers, qui l’ont interrogé au sujet de l’endroit où se trouvait son ex-épouse. Les autorités lui ont dit qu’elles surveillaient l’école de son fils et ont menacé de se servir de son fils pour convaincre son ex-épouse de revenir en Égypte. Environ une semaine plus tard, M. Aboutaleb et son fils ont fui l’Égypte, sont arrivés au Canada et ont fait une demande d’asile.

[9] Le 4 juillet 2019, l’audience relative à la demande d’asile présentée par M. Aboutaleb et son fils a eu lieu. L’ex-épouse de M. Aboutaleb, la mère de son fils, est venue au Canada pour assister à l’audience. La demande d’asile a été rejetée dans une décision rendue le 16 septembre 2019. Le motif principal justifiant le rejet de la demande était lié à la crédibilité.

[10] Le 4 novembre 2019, M. Aboutaleb a porté en appel la décision par laquelle la SPR avait rejeté sa demande d’asile et celle de son fils. Monsieur Aboutaleb, qui craignait que son fils soit éventuellement expulsé du Canada vers l’Égypte, a donc décidé de l’envoyer vivre avec sa mère en Suède, où il avait le droit d’obtenir la résidence permanente vu la reconnaissance de la qualité de réfugié au sens de la Convention obtenue par sa mère. Le 30 novembre 2019, M. Aboutaleb a demandé le retrait de la demande d’asile de son fils, qui est allé vivre en Suède peu de temps après.

[11] Le 18 janvier 2021, la SAR a demandé des observations supplémentaires quant au risque prospectif en Égypte. Le 14 février 2021, M. Aboutaleb a transmis de nouveaux éléments de preuves sur ce point, notamment de nouveaux renseignements au sujet des accusations de fraude fiscale concernant l’entreprise qu’il avait fermée sept ans auparavant.

[12] Le 5 mars 2021, la SAR a rejeté l’appel. La SAR a conclu que « les motifs sur lesquels s’[était] fondée la SPR pour conclure que l’appelant n’était pas crédible étaient inadéquats », mais a rejeté l’appel parce que l’existence d’une crainte prospective n’avait pas été démontrée.

III. Question en litige et norme de contrôle

[13] Comme je l’ai mentionné plus tôt, la question déterminante en l’espèce est celle de savoir si les conclusions de la SAR quant aux motifs et comportements des agents de persécution sont fondées sur des hypothèses déraisonnables. Les parties s’entendent quant à la norme de contrôle applicable. Dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], la Cour suprême du Canada a confirmé que lorsqu’une cour de justice contrôle une décision administrative au fond, la norme de contrôle applicable est présumée être celle de la décision raisonnable. Rien dans la présente affaire ne justifie de déroger à cette présomption.

IV. Analyse

[14] Pour tirer sa conclusion selon laquelle il n’y avait aucun fondement objectif à la crainte de M. Aboutaleb d’être persécuté, la SAR s’est exclusivement fondée sur les hypothèses qu’elle avait avancées sur la manière dont se comporteraient les autorités égyptiennes. Sa décision repose sur le fait qu’elle croyait que compte tenu du divorce de M. Aboutaleb et du fait que son fils ne vivait plus en Égypte, les autorités ne souhaiteraient plus le pourchasser parce qu’elles considéreraient qu’il n’a plus aucune influence sur son ex-épouse, la mère de son fils. Cette conclusion clé ne découlait pas logiquement de la preuve; elle était fondée uniquement sur des hypothèses reposant sur des a priori non étayés concernant la manière dont les agents de persécution se comporteraient.

[15] Dans la décision Soos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 455 [Soos], monsieur le juge Diner a fait la remarque suivante ` : « Par définition, ce que quelqu’un fera dans l’avenir est spéculatif [sic]. Il va de soi que la Commission a le droit de tirer des conclusions raisonnées en se fondant sur la preuve dont elle dispose. » (au para 13) Les conclusions doivent cependant être fondées sur des éléments de preuve clairs et non hypothétiques (Soos, au para 14; He c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1089 au para 8).

[16] La SAR a reconnu que les principales allégations de M. Aboutaleb étaient crédibles. Elle a reconnu qu’il avait été menacé et interrogé en 2019, quatre ans après le départ de son ex-épouse de l’Égypte. Elle a tenu pour acquis que M. Aboutaleb pourrait expliquer aux autorités égyptiennes que puisque son ex-épouse et son fils vivaient désormais en Suède, elles ne devraient plus s’intéresser à lui. Cette conclusion est fondée sur des hypothèses.

[17] Premièrement, selon la SAR, bien qu’elle eût reconnu l’existence d’une relation étroite entre M. Aboutaleb et son ex-épouse, les autorités égyptiennes n’auraient plus d’intérêt à le pourchasser en raison du divorce. Rien ne justifiait qu’elle en arrive à cette conclusion. Monsieur Aboutaleb avait établi qu’il avait avec son ex-épouse des rapports étroits depuis le divorce, puisque, notamment, elle avait assisté à l’audience relative à sa demande d’asile et ils assumaient ensemble leurs responsabilités parentales à l’égard de leur fils. Deuxièmement, bien que la SAR eût reconnu que les autorités égyptiennes commettaient impunément des violations des droits de la personne et qu’elles ciblaient des dissidents politiques, sa principale conclusion reposait sur son opinion selon laquelle M. Aboutaleb pourrait simplement tenter de faire entendre raison à ses persécuteurs et que ceux-ci accepteraient son explication. La Cour a mis en garde les décideurs qui supposent que les agents de persécution agiront de façon rationnelle (Yoosuff c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1116 au para 8; Senadheerage c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 968 au para 19; Reyad Gad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 303 au para 11).

[18] Dans la décision Builes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 215, où le décideur avait fait reposer sa décision sur des hypothèses quant aux motifs, aux moyens et aux intentions des agents de persécution, le juge Phelan a décrit un problème semblable :

[16] Comme on indique dans l’affaire Londono Soto c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 354, 166 ACWS (3d) 343, les décisions quant à la vraisemblance de qui sera attaqué et à quel moment doivent être prises avec prudence en raison de la difficulté de prévoir qui sera ciblé et pour quel niveau d’implication.

[17] La SPR a spéculé, sans fondement, quant aux motifs, moyens et intentions futures des agents de persécution. Elle a supposé que si elle avait raison quant au motif (faire cesser le travail relatif aux droits de la personne), ils se comporteraient de façon sensible et rationnelle envers les demanderesses. Cette supposition n’est étayée par aucune preuve.

[Sic, pour l’ensemble de la citation]

[19] La conclusion de la SAR selon laquelle M. Aboutaleb n’avait pas établi un fondement objectif à sa crainte d’être persécuté repose sur des hypothèses et, par conséquent, elle est déraisonnable. Je ne me prononcerai pas sur les autres arguments de M. Aboutaleb qui concernent principalement le traitement par la SAR des pénalités fiscales qui lui ont été infligées, parce que je conclus que les inférences de la SAR sont déterminantes en l’espèce.

[20] La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier et la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2104-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour que celui-ci statue à nouveau;

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Lobat Sadrehashemi »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1734-20

 

INTITULÉ :

ABDELRAHMAN IBRAHIM GALAL ABOUTALEB c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEUX DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

lE 30 MAI 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

lE 2 JUIN 2022

 

COMPARUTIONS :

Keith MacMillan

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Leanne Briscoe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bureau du droit des réfugiés – AJO

Hamilton (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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