Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20220602


Dossier : IMM‐3143‐20

Référence : 2022 CF 799

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 2 juin 2022

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

VANESSA DEL CHIARO PEREIRA

SOPHIA DEL CHIARO COUTINHO

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demanderesses, Vanessa Del Chiaro Pereira (la demanderesse principale) et Sophia Del Chiaro Coutinho (la demanderesse mineure), toutes deux du Brésil, sont mère et fille. Conjointement, elles demandent le contrôle judiciaire d’une décision datée du 27 février 2020 par laquelle un agent principal d’immigration a rejeté la demande de résidence permanente qu’elles avaient présentée depuis le Canada, dans laquelle elles sollicitaient une dispense de l’application de la règle habituelle selon laquelle ces demandes doivent être présentées depuis l’étranger, pour des considérations d’ordre humanitaire aux termes de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

I. Les faits

[2] La demanderesse principale est venue au Canada pour la première fois en 2004 au titre d’un visa de visiteur. Entre 2004 et 2006, il semble qu’elle ait étudié à l’International Language Academy of Canada et au St. George College, et qu’elle ait obtenu un certificat en anglais langue seconde de ces deux établissements.

[3] Le 8 août 2005, le statut de résident temporaire de la demanderesse principale a été renouvelé. Le 31 mars 2006, elle a obtenu un permis d’études.

[4] Pendant ses études au Canada, à savoir entre 2004 et 2006, la demanderesse principale a rencontré Angelo Countinho Da Silvo Junior, qui deviendrait son époux. Il est difficile de savoir, d’une part, ce que M. Countinho Da Silvo Junior, un autre ressortissant brésilien, faisait au Canada entre 2004 et 2006, et d’autre part, quel était son statut.

[5] En juin 2006, la demanderesse principale est retournée au Brésil. Dans son affidavit du 8 octobre 2020, elle affirme que M. Countinho Da Silvo Junior est lui aussi rentré au Brésil au même moment, mais qu’il a fait le voyage seul. Dans son affidavit, la demanderesse principale affirme qu’elle a emménagé avec M. Countinho Da Silvo Junior au Brésil, mais qu’ils n’étaient alors que des amis (affidavit de Vanessa Del Chiaro Pereira, au paragraphe 13). Plus tard, la demanderesse principale a déménagé à São Paulo, tandis que M. Countinho Da Silvo Junior vivait dans le sud du Brésil.

[6] Par la suite, M. Countinho Da Silvo Junior a loué une maison de vacances à Florianópolis et a invité la demanderesse principale à venir le rejoindre. La demanderesse principale s’est rendue à la maison de vacances en novembre 2006 et est partie de cet endroit à la fin du mois de décembre 2006. La demanderesse principale a indiqué dans son affidavit que d’autres amis se trouvaient à la maison de vacances pendant qu’elle y avait séjourné à la fin de 2006. Elle a affirmé qu’elle entretenait une relation amoureuse avec M. Countinho Da Silvo Junior pendant cette période.

[7] La demanderesse principale est retournée à la maison de vacances de Florianópolis quelques mois plus tard, soit en avril 2007. Pendant cette période, la demanderesse principale, M. Countinho Da Silvo Junior et la conjointe de celui‐ci, Natalie Ricardo Da Silva, étaient tous à la maison de vacances. L’affidavit de la demanderesse principale précise que M. Countinho Da Silvo Junior et Mme Da Silva se sont mariés le même mois, soit en avril 2007. Selon la décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, il s’agissait d’un [TRADUCTION]°« mariage de convenance » (décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à la page 4).

[8] Dans son affidavit, la demanderesse principale indique qu’en mai 2007, après avoir subi des examens médicaux, elle a appris qu’elle était enceinte. Sophia, la fille de la demanderesse principale, est née le 22 août 2007 au Brésil.

[9] Selon le dossier, Mme Da Silva est une citoyenne canadienne (décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à la page 4). Mme Da Silva a parrainé la demande de résidence permanente au Canada de M. Countinho Da Silvo Junior. Il a immigré en novembre 2008.

[10] M. Countinho Da Silvo Junior n’a pas déclaré sa fille, Sophia, dans sa demande de résidence permanente. Il fait valoir qu’il croyait être tenu de déclarer uniquement les personnes à charge qui l’accompagnaient au Canada et qui dépendaient de son soutien financier (affidavit de Vanessa Del Chiaro Pereira, au paragraphe 17).

[11] Le 31 janvier 2009, la demanderesse principale est revenue au Canada au titre d’un visa de visiteur. Elle était seule. La demanderesse mineure est arrivée moins d’un mois plus tard, soit le 19 février 2009 (affidavit de Vanessa Del Chiaro Pereira, au paragraphe 17). Le dossier ne précise pas qui s’occupait de la demanderesse mineure, qui n’était pas avec sa mère du 31 janvier au 19 février 2009.

[12] La demanderesse principale soutient que M. Countinho Da Silvo Junior et elle ont repris leur relation amoureuse en septembre 2009. M. Countinho Da Silvo Junior et Mme Da Silva étaient alors encore mariés. Ils auraient divorcé en juin 2011 (affidavit de Vanessa Del Chiaro Pereira, au paragraphe 28).

[13] Le 21 novembre 2012, la demanderesse principale et M. Countinho Da Silvo Junior ont eu leur deuxième enfant ensemble, Arthur Del Chiaro Countinho. Le troisième enfant de la demanderesse, Agatha Del Chiaro Countinho, est né le 26 août 2015 (affidavit de Vanessa Del Chiaro Pereira, au paragraphe 30). Ces deux enfants sont citoyens canadiens de naissance.

[14] Le 20 mai 2015, M. Countinho Da Silvo Junior a parrainé la demanderesse principale, en tant que conjointe de fait, au titre de la catégorie du regroupement familial. La demande a été rejetée pour fausses déclarations le 2 octobre 2017. Notamment, la demanderesse principale a omis de préciser dans sa demande et au cours de son entrevue qu’elle entretenait une relation avec M. Countinho Da Silvo Junior depuis 2005 et qu’ils avaient eu un enfant ensemble en août 2007. Elle a également dissimulé le fait qu’elle avait continué d’entretenir une relation avec M. Countinho Da Silvo Junior lorsque celui‐ci était marié à Mme Da Silva (décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à la page 4).

[15] La demanderesse principale a épousé M. Countinho Da Silvo Junior le 17 novembre 2017. Elle a affirmé qu’elle a lancé sa propre entreprise de construction après avoir obtenu un permis de travail valide et que son époux est propriétaire d’une entreprise de menuiserie. Peu de temps après, les demanderesses ont présenté, depuis le Canada, une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[16] Le 27 février 2020, l’agent a examiné les circonstances entourant la demande présentée par les demanderesses et a décidé de ne pas leur accorder de dispense. C’est la décision par laquelle l’agent a rejeté la demande de dispense qui est contestée dans le cadre du présent contrôle judiciaire. La demande d’autorisation et de contrôle judiciaire a été déposée le 20 juillet 2020 aux termes de l’article 72 de la LIPR.

II. La décision faisant l’objet du contrôle judiciaire

[17] Pour soutenir leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, les demanderesses ont invoqué leur établissement au Canada, l’intérêt supérieur des enfants et les conditions qui règnent au Brésil. La demanderesse principale a également déclaré éprouver des remords pour ses fausses déclarations. Dans ses motifs, l’agent ne précise pas comment il a pondéré les éléments avancés dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire par rapport aux fausses déclarations antérieures de la demanderesse principale, le cas échéant.

[18] L’agent a tiré les conclusions énoncées ci‐dessous.

A. L’établissement au Canada

[19] L’agent a considéré l’établissement comme un facteur favorable. Il a accordé un poids favorable à l’emploi et à la responsabilité financière de la demanderesse principale au Canada, ainsi qu’à la période que la famille avait passée au Canada, qui est de onze ans. Toutefois, l’agent a conclu qu’on devait s’attendre à ce que les demanderesses aient atteint un certain degré d’établissement en onze ans, mais que leur degré d’établissement n’était pas [TRADUCTION]°« exceptionnel » par rapport à celui d’autres personnes qui se trouvent dans une situation semblable et qui sont au Canada depuis un temps semblable (décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à la page 5).

[20] L’agent a aussi jugé d’un œil favorable les efforts que la demanderesse principale avait déployés pour améliorer ses compétences linguistiques et pour s’investir auprès de ses enfants, lesquels étaient étayés par des documents fournis par la demanderesse principale, à savoir des certificats de participation à des programmes de formation au rôle de parent, une preuve de don à l’école de ses enfants et des certificats de cours d’anglais (décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à la page 5).

[21] Cependant, l’agent a finalement conclu qu’il était peu probable que les demanderesses se soient intégrées à la société canadienne à un point tel que leur départ leur causerait des difficultés supérieures à celles prévues par la LIPR (décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à la page 5).

B. L’intérêt supérieur des enfants

[22] L’agent a affirmé qu’il doit toujours être réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants lorsqu’il évalue une demande aux termes de l’article 25. Il a finalement conclu qu’il serait probablement dans l’intérêt supérieur des enfants de demeurer au Canada (décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à la page 7). Cependant, l’agent était convaincu que si les demanderesses retournaient vivre en famille au Brésil, leur retour ne nuirait pas à l’intérêt supérieur des enfants (décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à la page 7). Il a aussi ajouté que l’intérêt supérieur des enfants ne l’emporte pas sur les autres facteurs dans un dossier (décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à la page 6).

[23] En ce qui concerne la possibilité que les demanderesses soient séparées des autres membres de leur famille, l’agent a reconnu que les membres d’une famille devraient rester ensemble si possible, mais que [TRADUCTION]°« tous les membres de la famille pourraient se réinstaller au Brésil et demeurer ainsi une unité familiale » (décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à la page 6).

[24] L’agent a pris note des observations selon lesquelles la demanderesse mineure éprouverait des difficultés si elle était renvoyée du Canada vers le Brésil, un pays dont elle ne parle pas la langue et où elle a habité uniquement lorsqu’elle était très jeune. La demanderesse mineure, qui avait treize ans lorsque la décision a été rendue, avait seulement un an et demi lorsqu’elle est arrivée au Canada. L’agent a conclu qu’il était raisonnable de croire que la demanderesse mineure pourrait appliquer les compétences qu’elle avait acquises en changeant d’école au Canada pour s’ajuster à un nouveau milieu scolaire au Brésil.

[25] L’agent analyse de façon moins approfondie l’incidence éventuelle d’un déménagement sur les autres enfants canadiens de la demanderesse principale, qui ont passé toute leur vie au Canada, et qui avaient sept et quatre ans lorsque la demande a été présentée. L’agent indique qu’il est raisonnable de croire que ces enfants ont été exposés à la langue, à la culture et aux coutumes brésiliennes grâce à leurs parents, et que rien n’indique qu’ils ne pourraient pas continuer de participer à des activités parascolaires au Brésil (décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, aux pages 6 et 7). L’agent précise également que la demanderesse principale n’a pas fourni d’éléments de preuve provenant de sources professionnelles et objectives à l’appui de sa position selon laquelle l’intérêt supérieur de ses enfants serait compromis s’ils déménageaient au Brésil ou serait mieux servi s’ils restaient au Canada (décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à la page 7).

[26] L’agent a conclu que les circonstances entourant l’intérêt supérieur des enfants étaient insuffisantes pour justifier l’octroi d’une dispense compte tenu des autres considérations d’ordre humanitaire. Les demanderesses ne contestent pas l’évaluation de l’intérêt supérieur des enfants effectuée par l’agent dans le cadre du contrôle judiciaire.

C. Les conditions qui règnent au Brésil

[27] L’agent a conclu que les observations des demanderesses concernant les conditions défavorables au Brésil se rapportaient à la situation générale du pays. Il a également conclu que les demanderesses ne semblaient pas faire partie d’un groupe qui serait victime de discrimination au Brésil ni que les conditions de vie défavorables dans le pays leur occasionneraient des répercussions négatives au point où elles justifieraient l’octroi d’une dispense (décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, aux pages 5 et 6).

III. La norme de contrôle applicable et le cadre législatif

[28] Les parties reconnaissent que la décision de l’agent doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Je suis du même avis.

[29] Selon le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Vavilov, la cour de révision doit juger si la décision faisant l’objet du contrôle, notamment le résultat et le raisonnement, est transparente, intelligible et justifiée (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle, et être justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles (Vavilov, au para 85).

[30] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer que la décision comporte une déficience suffisamment capitale ou importante (Vavilov, au para 100). Il ne suffit pas que la cour de révision ait pu arriver à une décision différente si elle avait connu le fond de l’affaire. Une cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve et, à moins de circonstances exceptionnelles, ne doit pas modifier les conclusions de fait (Vavilov, au para 125). La cour de révision doit avant tout respecter le principe de la retenue judiciaire, qui témoigne d’un respect envers le rôle des décideurs administratifs (Vavilov, au para 13). Elle doit faire preuve de respect.

[31] Le cadre d’analyse des considérations d’ordre humanitaire comporte également des paramètres, que la Cour suprême du Canada a établis dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909 [Kanthasamy].

[32] Les demanderesses doivent justifier la dispense demandée. L’article 25 vise à offrir une mesure à vocation équitable « lorsque les faits sont “de nature à inciter [une personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne” (Chirwa, p. 364) » (Kanthasamy, au para 21), ce qui rétablit ainsi l’approche adoptée dans la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1970), 4 AIA 338 [Chirwa].

[33] Les étrangers peuvent invoquer l’article 25 de la LIPR pour se soustraire à l’exigence habituelle selon laquelle les personnes qui souhaitent présenter une demande de résidence permanente au Canada doivent le faire depuis l’étranger. L’article 25 de la LIPR confère au ministre un pouvoir discrétionnaire qui lui permet d’octroyer le statut de résident permanent à une personne s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire le justifient. Cependant, l’article 25 ne vise pas à atténuer les difficultés engendrées par un renvoi du Canada ni celles que les demandeurs peuvent éprouver s’ils doivent présenter une demande de résidence permanente depuis l’étranger.

[34] Cependant, le critère issu de la décision Chirwa vise également à empêcher que le pouvoir d’accorder une dispense acquière une portée indue. En fait, dans l’arrêt Kanthasamy, la Cour suprême cite la décision Chirwa et reconnaît le pouvoir d’assouplir la rigidité de la loi dans des cas spéciaux, lequel ne doit pas être « interprété d’une façon si large qu’il détruise la nature essentiellement exclusive de la Loi sur l’immigration et de ses règlements » (au para 14). L’article 25 constitue toujours une exception. Comme l’a affirmé la Cour suprême dans l’arrêt Kanthasamy, l’obligation de quitter le Canada comporte inévitablement son lot de difficultés. Cela n’est pas censé devenir un régime d’immigration parallèle (au para 23).

IV. Arguments et analyse

[35] En l’espèce, les demanderesses soutiennent que quatre erreurs justifiant l’infirmation de la décision ont été commises :

  1. Le fait que l’agent s’est appuyé sur la capacité d’adaptation des demanderesses a placé celles‐ci dans une situation sans issue, dans laquelle des facteurs favorables ont été transformés en facteurs défavorables;

  2. L’agent a commis une erreur lorsqu’il s’est penché sur la question de savoir si le degré d’établissement des demanderesses était exceptionnel;

  3. Les conclusions de l’agent sur les conditions défavorables au Brésil et l’incidence de celles‐ci sur les demanderesses ne sont pas justifiées;

  4. L’agent a déraisonnablement évalué la demande sous l’angle des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées ».

[36] Le défendeur soutient que les demanderesses ne traitent pas du fond des motifs de l’agent et n’ont pas démontré qu’une intervention judiciaire est justifiée.

[37] Dans un contrôle judiciaire, le rôle de la Cour est d’évaluer si le décideur a rendu une décision raisonnable en fonction des éléments au dossier, des dispositions législatives applicables et de la jurisprudence.

[38] En l’espèce, il incombait aux demanderesses de démontrer que la décision était déraisonnable et que les faits, établis par la preuve, seraient de nature à inciter toute personne raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne, dans la mesure où ces malheurs justifient l’octroi d’un redressement spécial. Elles ne se sont pas acquittées de ce fardeau. L’agent a exercé de manière raisonnable son pouvoir discrétionnaire et a conclu que la dispense pour considérations d’ordre humanitaire n’était pas justifiée à la lumière des éléments de preuve que les demanderesses avaient présentés à l’appui de leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’agent a effectué un examen approfondi de la preuve et des observations des demanderesses en ce qui concerne les facteurs d’ordre humanitaire pertinents. Dans l’ensemble, la décision de l’agent fait état d’une analyse cohérente rationnelle dont l’issue est justifiée par les faits et le droit. Je le répète : le rôle d’une cour de révision n’est pas d’apprécier à nouveau le bien‐fondé des conclusions du décideur, mais bien d’évaluer la légalité de la décision, à savoir si elle est raisonnable ou non.

A. La section portant sur l’établissement ne contient pas d’analyse inappropriée donnant lieu à une situation sans issue

[39] Les demanderesses soutiennent que l’agent a transformé des facteurs favorables en facteurs défavorables en s’appuyant sur leur degré d’établissement pour conclure que leur capacité d’adaptation et leur débrouillardise leur permettront de se réinstaller au Brésil (nouveau mémoire des arguments des demanderesses, au paragraphe 54). Les demanderesses font valoir que ce raisonnement place les personnes qui présentent une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire dans une situation sans issue, dans laquelle l’importance accordée au degré d’établissement est moindre, car ces personnes ont démontré leur capacité à se réinstaller dans leur pays d’origine (nouveau mémoire des arguments des demanderesses, au paragraphe 61).

[40] Les demanderesses prétendent que ce raisonnement va à l’encontre du point de vue exprimé dans la décision Lauture c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 336 (le juge Rennie).

[41] Dans cette décision, la Cour a désapprouvé l’analyse qui a mené le décideur à affirmer que la capacité des demandeurs à s’établir convenablement au Canada démontrait qu’ils seraient également capables de s’établir dans leur pays d’origine. La Cour y a aussi conclu que le décideur avait effectué une analyse inadmissible lorsqu’il avait conclu que l’engagement des demandeurs dans la société était favorable, mais qu’en dépit de cette conclusion, le décideur n’avait pas donné au facteur d’établissement une appréciation favorable aux demandeurs, rejetant plutôt ce facteur au motif que l’engagement peut également se produire dans leur pays d’origine (Lauture, au para 21).

[42] Le défendeur soutient qu’à la différence de la décision Lauture, en l’espèce, l’agent a explicitement pris en compte les facteurs d’établissement des demanderesses et leur a accordé un poids favorable.

[43] Je suis également d’avis que l’évaluation du degré d’établissement effectuée par l’agent ne correspond pas à l’analyse que la Cour a jugée problématique dans la décision Lauture. L’agent n’a pas utilisé contre les demanderesses la capacité d’adaptation de celles‐ci au Canada.

[44] La Cour a examiné directement cet argument dans la décision Zhou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 163 [Zhou] et dans des décisions subséquentes. Dans la décision Zhou, à la différence de la décision Lauture, le décideur a accordé un poids favorable au degré d’établissement des demandeurs au Canada, mais a conclu que leur degré d’établissement avait été mis en balance avec d’autres facteurs. Dans la décision Zhou, le juge Locke, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, s’est exprimé en ces termes au paragraphe 17 :

[17] Je reconnais le principe énoncé dans la décision Lauture et je conviens qu’en appréciant les difficultés auxquelles pourraient faire face les demandeurs lors de leur retour en Chine, l’agente a tenu compte de leurs activités depuis leur arrivée au Canada. Toutefois, je ne suis pas convaincu qu’elle se soit livrée à un raisonnement inadmissible. L’agente n’a pas transformé un facteur par ailleurs favorable en facteur défavorable. En fait, en examinant l’établissement des demandeurs au Canada, elle a reconnu que [TRADUCTION]°« plusieurs éléments témoignent favorablement de leur établissement et de leur intégration dans la société canadienne ». Dans le dernier paragraphe de la décision contestée, l’agente a répété qu’elle accordait un poids favorable à l’établissement et à l’intégration des demandeurs au Canada. Ce poids a cependant été mis en balance avec les conclusions défavorables de la SAR quant à la crédibilité des demandeurs et à leur connaissance de la Chine. À mon avis, même si l’agente a conclu que l’établissement et l’intégration des demandeurs au Canada constituaient un facteur favorable, elle pouvait néanmoins considérer que certaines des compétences qu’ils avaient acquises au Canada pouvaient réduire les difficultés éventuelles lors de leur retour en Chine. L’agente n’a pas apprécié l’établissement des demandeurs de manière erronée « sous l’angle des difficultés », comme c’était le cas dans la décision Marshall c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 72, au paragraphe 35.

[45] J’estime que l’analyse effectuée dans la décision Zhou s’applique en l’espèce. Comme cela avait été le cas dans cette affaire, l’agent en l’espèce a accordé un poids favorable à l’établissement des demanderesses au Canada. Voici quelques extraits de la décision de l’agent qui se rapportent à l’établissement des demanderesses :

  • [TRADUCTION]°« Un poids favorable a été accordé à l’emploi et la responsabilité financière de la demanderesse principale au Canada dans l’évaluation. » (décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à la page 5)

  • [TRADUCTION]°« Les efforts que la demanderesse principale a déployés pour améliorer ses compétences linguistiques sont louables et sont évalués favorablement. » (décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à la page 5)

  • [TRADUCTION]°« J’accorde un poids favorable aux efforts que les demanderesses ont déployés pour s’établir au Canada par l’emploi et la période qu’elles ont passée ici. » (décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à la page 8)

[46] L’agent a évalué lui‐même l’établissement et a considéré qu’il s’agissait d’un facteur favorable quant à la demande présentée par les demanderesses. Comme pour chaque élément de l’analyse, tout n’est pas noir ou blanc. Ce n’est pas parce qu’un élément est favorable qu’il est déterminant. En fin de compte, les différents facteurs doivent respecter le critère établi dans la décision Chirwa. En l’espèce, l’agent a conclu que les facteurs étaient insuffisants pour faire droit à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Comme dans la décision Zhou, l’atténuation des difficultés à quitter le Canada et à se réinstaller dans un pays d’origine en raison des compétences acquises au Canada ou non doit faire partie de l’équation et peut être prise en compte par le décideur (Pretashi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 817 (la juge Kane), au para 57).

[47] Enfin, bien que l’agent ait souligné que la demanderesse principale avait utilisé ses compétences pour s’établir au Canada avec sa famille, l’agent a évalué séparément les allégations des demanderesses quant aux difficultés, qui étaient axées sur les conditions défavorables et les perspectives d’emploi au Brésil, ainsi que l’intérêt supérieur des enfants.

[48] En outre, contrairement à l’observation des demanderesses selon laquelle l’agent a, de manière déraisonnable, intégré une analyse des difficultés dans la section portant sur l’établissement (nouveau mémoire des arguments des demanderesses, au paragraphe 65), la Cour a conclu qu’il n’était pas déraisonnable de traiter à la fois des difficultés et du degré d’établissement dans la même partie de la décision. Dans la décision Brambilla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1137, le juge Diner s’est exprimé en ces termes au paragraphe 12 :

[12] De plus, je ne suis pas d’accord avec la proposition des demandeurs selon laquelle la décision XY ou la décision Lauture étaye la thèse voulant qu’un agent ne puisse pas traiter à la fois des difficultés et du degré d’établissement dans la même partie de l’analyse des considérations d’ordre humanitaire. Je conviens avec les demandeurs qu’il aurait été préférable de séparer les deux concepts, mais le fait de considérer que la décision Lauture ou la décision XY impose une interdiction générale contre une telle combinaison revient à privilégier la forme au détriment du fond. Dans ces deux décisions on a plutôt reproché aux agents de ne pas avoir évalué la preuve relative au degré d’établissement et de ne pas l’avoir soupesée avec d’autres facteurs pertinents quant à la question de savoir si la dispense pour considérations d’ordre humanitaire s’appliquait. Dans les deux cas, l’agent a commis l’erreur d’utiliser simplement les caractéristiques d’établissement positives des demandeurs respectifs au Canada pour conclure qu’ils pouvaient donc s’établir avec succès à l’étranger.

J’ajoute qu’il n’y a rien dans l’arrêt Kanthasamy qui puisse être interprété comme interdisant l’examen des difficultés. Il est cependant déraisonnable d’utiliser le critère des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » pour trancher la question de savoir s’il existe des considérations d’ordre humanitaire. D’autres facteurs peuvent entrer en ligne de compte. Dans l’arrêt Kanthasamy, les juges majoritaires étaient en désaccord avec cette approche catégorique et ont précisé qu’il n’existe pas de « règles strictes » de cette nature. L’expression a plutôt une « vocation descriptive et ne crée pas, pour l’obtention d’une dispense, trois nouveaux seuils en sus de celui des considérations d’ordre humanitaire que prévoit déjà le par. 25(1) » (Kanthasamy, au para 33).

[49] Contrairement aux observations des demanderesses, l’agent n’a pas effectué une analyse inappropriée donnant lieu à une situation sans issue. Cette évaluation n’a rien de déraisonnable.

B. L’utilisation du terme « exceptionnel » ne rend pas en soi une décision déraisonnable

[50] Les demanderesses soutiennent également que l’agent a commis une erreur en les comparant aux personnes qui se trouvent dans une situation semblable depuis un temps semblable en concluant que leur degré d’établissement n’était pas exceptionnel par rapport à celui de ces personnes. Les demanderesses font valoir que l’agent aurait plutôt dû juger si leur degré d’établissement était tel qu’elles éprouveraient des difficultés si elles devaient mettre fin à leur établissement pour se rétablir au Brésil (nouveau mémoire des arguments des demanderesses, au paragraphe 70).

[51] Le défendeur soutient qu’il n’était pas déraisonnable d’indiquer que le degré d’établissement des demanderesses n’était pas exceptionnel (nouveau mémoire des arguments du défendeur, au paragraphe 20).

[52] Les demanderesses font valoir que l’usage du mot [TRADUCTION]°« exceptionnel » par l’agent indique que ce critère inadmissible a été appliqué en l’espèce. Je ne suis pas de cet avis. L’article 25 est une exception à la règle en ce sens où les obligations prévues dans la loi font l’objet d’une exception. En effet, une situation dans laquelle il existe des considérations d’ordre humanitaire « est hors de la loi commune » (Larousse en ligne, 2022). Bien que l’emploi du mot « exceptionnel » par un agent n’est pas idéal s’il indique que l’élément en question est « très rare », il n’est pas interdit dans la mesure où la décision dans son ensemble démontre que l’agent a examiné et soupesé équitablement les faits pertinents (Bakal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 417 (le juge Lafrenière), au para 15; Morgan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1339 (le juge Zinn), aux para 17‐19). Il est toutefois essentiel que tous les facteurs appropriés soient examinés et évalués selon les critères énoncés dans la décision Chirwa et l’arrêt Kanthasamy.

[53] Voici ce qu’a affirmé le juge McHaffie dans la décision Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158 au para 21 :

[21] Ainsi, dans la mesure où des termes tels qu’« exceptionnelle » ou « extraordinaire » sont utilisés de façon purement descriptive, leur utilisation semble être conforme à celle qu’en fait la majorité dans l’arrêt Kanthasamy, bien que cette utilisation puisse ne pas ajouter grand‐chose à l’analyse. Toutefois, si tant est que ces termes visent à importer, dans l’analyse des motifs d’ordre humanitaire, une norme juridique différente de celle établie dans les décisions Chirwa et Kanthasamy (qui suppose l’existence de faits « de nature à inciter [toute personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne – dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” »), cela semble contraire aux motifs énoncés par la majorité. Étant donné la possibilité que des termes tels qu’« exceptionnelle » et « extraordinaire » soient utilisés au‐delà du simple descriptif pour entraîner l’application d’une norme juridique plus stricte, il serait peut‐être plus utile de s’en tenir à l’approche adoptée dans l’arrêt Kanthasamy, plutôt que d’ajouter des qualificatifs supplémentaires.

[54] À mon avis, il se peut, d’une part, qu’un agent caractérise le degré d’établissement dans l’objectif de le situer sur un spectre, et d’autre part, qu’il emploie les adjectifs « inhabituel », « injustifié » ou « démesuré », qui se veulent descriptifs et instructifs, relativement aux difficultés. Les agents doivent cependant se garder de limiter leur capacité de pondérer toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes. Par leur nature, certaines notions, comme les difficultés et l’établissement, ont des degrés. Rien n’est absolu dans l’établissement ou les difficultés, ni même dans l’intérêt supérieur des enfants. Ce qui compte, c’est la norme qui est « de nature à inciter [toute personne] raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne – dans la mesure où ses malheurs justifient l’octroi d’un redressement spécial », de façon à ne créer aucune portée excessive pouvant donner lieu à un régime d’immigration parallèle. La raison d’être du paragraphe 25(1) est de permettre au ministre d’assouplir la rigidité de la loi dans des cas spéciaux.

[55] Rien n’indique que l’agent s’attendait à ce que le degré d’établissement des demanderesses soit particulièrement « exceptionnel » pour leur octroyer la dispense. La décision ne fixe pas un critère plus élevé pour la dispense; elle indique que le degré d’établissement des demanderesses n’est pas extraordinaire (Al‐Abayechi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1280 (le juge Mosley) au para 15). Il est manifeste que l’agent emploie ce terme de façon descriptive, et non en tant que critère juridique. L’agent a conclu que les demanderesses avaient fait ce qui est raisonnablement attendu dans le cadre d’un établissement normal, compte tenu du fait qu’elles habitaient au Canada depuis onze ans.

C. L’agent n’a pas évalué de façon déraisonnable les observations concernant les conditions qui prévalent au pays

[56] En outre, les demanderesses soutiennent que l’analyse de l’agent en ce qui concerne les difficultés auxquelles elles seraient exposées en raison des conditions défavorables qui règnent au Brésil manque de justification, car cette analyse ne tient pas compte des éléments de preuve à sa disposition (nouveau mémoire des arguments des demanderesses, aux paragraphes 72 et 75).

[57] Le défendeur soutient que la décision de l’agent a tenu compte des conditions qui règnent au Brésil et de l’incidence que celles‐ci peuvent avoir sur les demanderesses. Le défendeur a répété la conclusion de l’agent selon laquelle les demanderesses n’avaient pas fourni d’éléments de preuve indiquant que les personnes dont l’identité est semblable à la leur seraient suffisamment touchées par les conditions défavorables dans le pays pour justifier une dispense (nouveau mémoire des arguments du défendeur, au paragraphe 23).

[58] Bien que l’agent n’ait pas explicitement traité de chaque argument ou élément de preuve présenté par les demanderesses au sujet du taux de chômage élevé au Brésil et du fait que le revenu des femmes est inférieur de 50 % à celui de leurs homologues masculins, il n’a pas été démontré que l’analyse de l’agent est déraisonnable. Le silence sur un point précis ne justifie pas nécessairement une intervention judiciaire. Les motifs peuvent être explicites ou implicites (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 (le juge Stratas) aux para 31, 38). En l’espèce, l’agent a examiné précisément les conditions régnant dans le pays et a jugé qu’elles étaient insuffisantes.

Il convient d’inclure aux présents motifs les conclusions énoncées aux pages 5 et 6 de la décision de l’agent :

[TRADUCTION]°

Après avoir examiné ces observations, je suis d’avis que les conditions générales qui prévalent au Brésil ne constituent pas un facteur important dans la présente évaluation, car les éléments de preuve ne permettent pas de conclure que les demanderesses font partie d’un groupe qui serait victime de discrimination ou que les conditions défavorables qui prévalent au pays auraient des répercussions défavorables directes sur elles au point tel qu’une dispense serait justifiée dans leur situation en particulier.

[59] L’agent indique également ce qui suit [TRADUCTION]°« les conditions qui prévalent au Brésil ne sont pas nécessairement parfaites [...] J’estime qu’il s’agit des conditions générales avec lesquelles doivent composer la majorité des personnes habitant au Brésil » (décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à la page 5). L’agent juge que ces conditions ne sont pas suffisantes pour justifier l’octroi d’une dispense de la LIPR.

[60] Je crois comprendre que les motifs de l’agent reconnaissent l’existence de conditions défavorables au Brésil, comme dans de nombreux pays dans le monde, qui peuvent avoir des répercussions sur les demanderesses, mais que le lien qui les unit est ténu et insuffisant pour justifier l’octroi d’une dispense. Il n’y a rien de déraisonnable à cela. En fait, il est bien établi que les conditions générales défavorables d’un pays, qui n’ont aucun lien clair avec la situation particulière et personnelle d’un demandeur, ne militent pas en faveur de l’octroi de la résidence permanente basé sur une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (Nyabuzana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1484 (le juge Gascon) [Nyabuzana] au para 34; Laguerre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 603 (la juge en chef adjointe Gagné), au para 28). Il convient de répéter que l’article 25 ne doit pas être considéré comme un régime d’immigration parallèle.

D. L’agent n’a pas effectué une analyse inadmissible

[61] Enfin, les demanderesses soutiennent que l’agent utilise la notion de « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées » pour évaluer la demande dans son ensemble (nouveau mémoire des arguments des demanderesses, aux paragraphes 77 et 79). Les demanderesses font aussi valoir que l’agent a limité son analyse, dans la mesure où leur demande pouvait être approuvée uniquement si elles démontraient l’existence de difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées, même s’il ne s’agit pas du critère approprié pour évaluer les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire (nouveau mémoire des arguments des demanderesses, au paragraphe 91).

[62] Le défendeur soutient que les demanderesses analysent des mots tirés de la décision de l’agent pour affirmer que celui‐ci a limité l’analyse aux concepts de difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées (nouveau mémoire des arguments du défendeur, au paragraphe 7). Il fait valoir que l’emploi d’adjectifs et de qualificatifs ne signifie pas que l’agent n’a pas effectué une évaluation globale des considérations d’ordre humanitaire.

[63] Si l’agent avait évalué cette demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en fonction du critère des « difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées », l’intervention de la Cour aurait été justifiée. En fait, elle aurait été nécessaire. Ce n’est toutefois pas ce qu’il a fait. Les difficultés demeurent un facteur pertinent pour établir qu’une personne raisonnable d’une société civilisée considérerait que les faits sont suffisants pour être de nature à l’inciter à soulager les malheurs d’une autre personne. La Cour suprême n’a jamais dit le contraire dans l’arrêt Kanthasamy. L’analyse de la Cour suprême dans cet arrêt indique que les « difficultés », évaluées de manière équitable, avec souplesse, et avec égards à situation globale, demeurent importantes pour l’analyse des considérations d’ordre humanitaire (Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1452 (la juge Kane), au para 40; Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 265 (le juge en chef Crampton ), aux para 17‐19; Miyir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 73 (le juge Diner), aux para 15‐16). Comment est‐il possible d’évaluer les malheurs d’autrui, à un point tel qu’ils incitent une personne à les soulager, s’il est impossible de tenir compte des difficultés éprouvées?

[64] Les « difficultés » qui justifient l’octroi d’une dispense pour considérations d’ordre humanitaire vont « au‐delà de celles qui sont inhérentes au fait d’avoir à quitter le Canada » (Nyabuzana, au para 27; Rocha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1070 (le juge Gascon), au para 17). En outre, la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ne peut pas servir à contourner le processus d’immigration habituel.

[65] Il est évident que les difficultés constituent un facteur important de la décision de l’agent. Voici des exemples de la façon dont s’est exprimé l’agent :

  • [TRADUCTION]°« Un poids favorable a été accordé à l’emploi et la responsabilité financière de la demanderesse principale au Canada dans l’évaluation. Néanmoins, la question ne consiste pas à savoir si les demanderesses apporteraient une contribution utile à la société canadienne, mais bien si leur renvoi au Brésil entraînerait des difficultés telles qu’une dispense serait justifiée. » (décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à la page 5)

  • [TRADUCTION]°« Les demanderesses habitent au Canada depuis onze ans; par conséquent, on doit s’attendre à ce qu’elles aient atteint un certain degré d’établissement. Cependant, en soi, cela n’occasionne pas aux demanderesses des difficultés si importantes que leur demande devrait être approuvée. » (décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à la page 5)

  • [TRADUCTION]°« Les demanderesses pourraient utiliser différents moyens de communication pour maintenir ces amitiés au Brésil, y compris les courriels, les médias sociaux et Skype; la preuve ne confirme pas que les demanderesses subiraient des difficultés si elles utilisaient ces moyens. » (décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à la page 5)

  • [TRADUCTION]°« La preuve ne confirme pas que les demanderesses se sont intégrées à la société canadienne à un point tel que leur départ leur causerait des difficultés indépendantes de leur volonté supérieures à celles prévues par la LIPR. » (décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à la page 5)

  • [TRADUCTION]°« Comme elle a choisi de rester au Canada pour poursuivre d’autres procédures d’immigration, il est impossible de soutenir que les difficultés occasionnées ne sont pas prévues par la LIPR ou sont indépendantes de sa volonté. » (décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, à la page 8)

[66] Après avoir examiné ces exemples dans leur contexte, je n’estime pas que l’agent a appliqué le mauvais critère juridique. Bien que le décideur se soit reporté à maintes reprises au concept de « difficulté », cela ne signifie pas qu’il a utilisé les adjectifs « inhabituelles et injustifiées ou démesurées » comme des seuils ayant pour effet d’exclure d’autres considérations d’ordre humanitaire (Kanthasamy, au para 33). Cela nécessiterait, à mon avis, l’intervention de la Cour.

[67] En outre, le décideur examinait simplement les arguments avancés par les demanderesses. Dans leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, les demanderesses ont fait valoir qu’elles subiraient des difficultés excessives si elles étaient forcées de quitter le Canada (demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par les demanderesses, à la page 2). Comme elles ont ainsi formulé leurs observations, les demanderesses ne peuvent pas reprocher à l’agent d’avoir évalué si leur renvoi occasionnerait des difficultés qui sont de nature à inciter une personne à soulager les malheurs d’une autre personne. Il n’y a rien de déraisonnable dans l’approche employée par l’agent, tant que celle‐ci fait partie d’une vaste analyse globale n’excluant pas d’autres facteurs.

[68] En l’espèce, l’agent a effectué une analyse globale. Il a accordé un poids favorable à l’emploi et à la responsabilité financière de la demanderesse principale. Dans une partie distincte de l’analyse, l’agent a accordé peu de poids aux défis auxquels pourraient être exposées les demanderesses à leur retour au Brésil en raison de la présence de membres de leur famille là‐bas. L’agent a également tenu compte de la preuve des demanderesses qui exposent les liens personnels qu’elles ont formés au Canada, mais a conclu que les demanderesses pourraient utiliser différents moyens de communication pour maintenir ces amitiés au Brésil, y compris les courriels, les médias sociaux et Skype.

[69] Par conséquent, je conclus que l’agent n’a pas appliqué le mauvais critère juridique en exigeant que les demanderesses prouvent qu’elles subiraient des difficultés inhabituelles et injustifiées ou démesurées de la façon critiquée dans l’arrêt Kanthasamy.

V. Conclusion

[70] L’agent a pris en compte chacun des éléments présentés par les demanderesses dans leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et a relevé des éléments favorables dans la demande, mais n’était pas convaincu qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve pour justifier la prise de mesures spéciales.

[71] La décision de l’agent était justifiée, transparente et intelligible. Il ne revient pas à la Cour d’apprécier à nouveau la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ou de lui substituer sa propre décision. La Cour doit plutôt juger si la décision « souffre de lacunes graves » indiquant qu’elle est déraisonnable (Vavilov, aux para 15, 86, 99‐100). Je ne vois pas de telles lacunes en l’espèce.

[72] La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée. Aucune partie n’a proposé de question à certifier. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‐3143‐20

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‐3143‐20

 

INTITULÉ :

VANESSA DEL CHIARO PEREIRA ET SOPHIA DEL CHIARO COUTINHO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 OCTOBRE 2021

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 JUIN 2022

 

COMPARUTIONS :

Dov Maierovitz

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Brad Bechard

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dov Maierovitz

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.