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Date : 20220526

Dossier : IMM-3675-22

Référence : 2022 CF 765

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 26 mai 2022

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

RODICLEY PIMENTEL DOS SANTOS ET VINICIUS CESAR ELIAS

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Les demandeurs sont des citoyens du Brésil. Ils font l’objet d’une mesure de renvoi selon laquelle ils doivent quitter le Canada au plus tard le 31 mai 2022. Ils ont présenté une demande de sursis à l’exécution de la mesure de renvoi en attendant que soit tranchée définitivement leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision du 11 février 2022 par laquelle leur demande de résidence permanente au Canada fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) a été rejetée.

[2] À la fin de l’audience, j’ai indiqué que j’accueillerais la requête parce j’ai été convaincu que les demandeurs avaient satisfait au critère à trois volets régissant l’octroi d’un sursis. J’ai également mentionné que mes motifs suivraient. Les voici.

II. QUESTION PRÉLIMINAIRE – PROROGATION DE DÉLAI

[3] Les demandeurs ont sollicité une prorogation de délai pour présenter leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, qui a été déposée tardivement. Le défendeur ne s’oppose pas à la demande. Je conviens qu’une prorogation est justifiée. La Cour rendra donc une ordonnance accordant la prorogation de délai.

III. CONTEXTE

[4] Les demandeurs forment un couple gai vivant en union de fait. Ils vivent au Canada depuis février 2017, alors qu’ils avaient fui le Brésil parce qu’ils craignaient d’être persécutés du fait de leur identité sexuelle. À la suite de conseils reçus à l’époque, les demandeurs n’ont pas présenté de demande d’asile au Canada. En août 2017, ils ont plutôt déposé une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Cette demande a été rejetée en août 2019. Les demandeurs ont présenté une demande d’examen des risques avant renvoi en mars 2020, qui a été rejetée en juin 2021.

[5] Le 2 avril 2020, les demandeurs ont présenté une deuxième demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, qui reposait sur deux facteurs principaux : l’établissement au Canada des demandeurs et les conditions défavorables au Brésil, dont les risques auxquels ils seraient exposés en tant qu’hommes gais.

[6] La deuxième demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a été rejetée dans une décision datée du 11 février 2022. Un agent principal d’immigration a conclu que les circonstances de l’affaire, examinées dans leur ensemble, ne justifiaient pas la prise de mesures.

[7] L’agent a conclu que les demandeurs avaient démontré un degré d’établissement au Canada, mais qu’il n’était pas exceptionnel et qu’il était quelque peu atténué par le fait que les demandeurs ont travaillé au Canada sans autorisation pendant certaines périodes. Par conséquent, il n’a accordé qu’un poids modéré à ce facteur. Il a seulement accordé un certain poids aux conditions défavorables au Brésil. Il a justifié ce choix notamment par le fait que, même si la preuve a démontré que le Brésil serait [traduction] « loin d’être idéal » pour les demandeurs en raison de leur identité sexuelle, il n’a pas été convaincu que ceux-ci seraient exposés à un risque s’ils y retournaient. L’agent a notamment indiqué que, bien qu’il [traduction] « puisse y avoir un certain degré de discrimination envers les membres de la communauté LGBT » au Brésil, les demandeurs n’ont pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour établir qu’ils seraient précisément ciblés ou personnellement à risque.

[8] Il a souligné que [traduction] « l’article 25 a pour objet de donner au ministre la souplesse nécessaire pour régler des situations extraordinaires qui ne sont pas prévues dans la LIPR et où des motifs d’ordre humanitaire contraignent le ministre à agir ».

[9] Les demandeurs ont présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision au motif qu’elle est déraisonnable. Ils demandent un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre eux jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue à l’égard de cette demande.

IV. ANALYSE

A. Le critère relatif au sursis à l’exécution de la mesure de renvoi

[10] Le critère relatif à l’obtention d’un sursis interlocutoire à l’exécution d’une mesure de renvoi est bien connu. Les demandeurs doivent démontrer trois choses : 1) que la demande de contrôle judiciaire sous-jacente soulève une question sérieuse à juger; 2) qu’ils subiront un préjudice irréparable si le sursis est refusé; 3) que la prépondérance des inconvénients (c.-à-d. l’évaluation visant à établir quelle partie subirait le plus grand préjudice si le sursis était accordé ou refusé jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur le fond de la demande de contrôle judiciaire) favorise l’octroi du sursis : voir Toth c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1988 CanLII 1420 (CAF); R c Société Radio‐Canada, 2018 CSC 5, [2018] 1 RCS 196 au para 12; Manitoba (Procureur général) c Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 RCS 110; RJR-Macdonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 à la p 334.

[11] Une ordonnance interlocutoire comme celle qui est demandée en l’espèce vise à préserver l’objet du litige sous-jacent, afin qu’une réparation efficace soit possible si les demandeurs obtiennent gain de cause dans leur demande de contrôle judiciaire : voir Google Inc c Equustek Solutions Inc, 2017 CSC 34 au para 24. La décision d’accorder ou de refuser une ordonnance interlocutoire relève d’un pouvoir discrétionnaire qui doit être exercé d’une manière qui tient compte de l’ensemble des circonstances pertinentes : voir Société Radio‐Canada, au para 27. Comme l’a indiqué la Cour suprême dans l’arrêt Google Inc, « [i]l s’agit essentiellement de savoir si l’octroi d’une injonction est juste et équitable eu égard à l’ensemble des circonstances de l’affaire. La réponse à cette question dépendra nécessairement du contexte. » (au para 25)

[12] En l’espèce, le critère minimal à satisfaire pour établir l’existence d’une question sérieuse à juger (le premier volet du critère) est peu exigeant. Il suffit aux demandeurs de montrer que la demande de contrôle judiciaire n’est ni futile ni vexatoire : RJR-MacDonald, aux p 335 et 337; voir aussi Gateway City Church c Canada (Revenu national), 2013 CAF 126 au para 11, et Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255 au para 25).

[13] En ce qui concerne le deuxième volet du critère, « la seule question est de savoir si le refus du redressement pourrait être si défavorable à l’intérêt du requérant que le préjudice ne pourrait pas faire l’objet d’une réparation, en cas de divergence entre la décision sur le fond et l’issue de la demande interlocutoire » (RJR-MacDonald, à la p 341). C’est ce que l’on entend par le préjudice « irréparable » qui doit être démontré. Le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue (ibid.). Généralement, est irréparable le préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou auquel il ne peut être remédié pour quelque autre raison même s’il peut être quantifié (par exemple, l’autre partie est à l’abri de tout jugement).

[14] Pour établir l’existence d’un préjudice irréparable, les demandeurs doivent montrer qu’ils subiront « un préjudice réel, certain et inévitable – et non pas hypothétique et conjectural » (Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 au para 24). Ils doivent produire une preuve claire et non hypothétique qu’un préjudice irréparable résultera du refus de leur accorder un sursis. Des affirmations non étayées de préjudice ne suffisent pas. Au contraire, « il faut produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé » : Glooscap Heritage Society, au para 31; voir aussi Canada (Procureur général) c Canada (Commissaire à l’information), 2001 CAF 25 au para 12; International Longshore and Warehouse Union c Canada (Procureur général), 2008 CAF 3 au para 25; United States Steel Corporation c Canada (Procureur général), 2010 CAF 200 au para 7).

[15] Comme je l’ai mentionné ailleurs, à mon avis, particulièrement en ce qui a trait aux préjudices futurs appréhendés, la « probabilité réelle » de préjudice est fondamentalement déterminée à la suite d’une évaluation qualitative, et non quantitative. Le préjudice invoqué ne peut certainement pas être simplement hypothétique ou conjectural, mais en même temps, il est irréaliste d’exiger des éléments de preuve établissant un niveau précis de risque lorsque le préjudice faisant l’objet de la réparation existera uniquement dans l’avenir, le cas échéant. Voir la décision Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 846 au para 29. En outre, il ne faut pas considérer que l’idée de « probabilité réelle » sert à fixer un seuil pour établir l’existence d’un préjudice irréparable qui empêchera d’accéder au troisième volet du critère, qui concerne la mise en balance des intérêts qui est au cœur de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en equity. Après tout, ce n’est que dans le troisième volet du critère que la Cour déterminera si le risque réel de préjudice irréparable, le cas échéant, est un risque inacceptable compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire. Voir Singh, au para 31.

[16] Dans le cadre du troisième volet du critère, la Cour doit évaluer quelle partie subirait le plus grand préjudice si le sursis à l’exécution de la mesure de renvoi était accordé ou refusé en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond de la demande de contrôle judiciaire. Pour satisfaire au troisième volet du critère, les demandeurs doivent établir que le préjudice qu’ils subiraient si le sursis était refusé est plus grave que le préjudice que subirait le défendeur si le sursis était accordé. Le préjudice établi dans le cadre du deuxième volet du critère est examiné de nouveau à l’étape du troisième volet, sauf qu’il est désormais pondéré avec d’autres intérêts qui seront aussi touchés par la décision de la Cour. L’exercice de pondération n’est ni scientifique ni précis : voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Conseil canadien pour les réfugiés, 2020 CAF 181 au para 17. Or, cela ne veut pas dire qu’il n’est pas fondé sur des principes. Au contraire, il est au centre de la question de savoir ce qui est juste et équitable eu égard aux circonstances de l’espèce.

[17] Plus largement, bien que chacun des volets du critère soit important et que tous trois doivent être observés, ils ne constituent pas des compartiments distincts et étanches. Chacun d’eux appelle le tribunal à s’attarder à des facteurs qui influent sur l’exercice global du pouvoir discrétionnaire judiciaire dans une affaire en particulier : Wasylynuk c Canada (Gendarmerie royale), 2020 CF 962 au para 135. Le critère doit être appliqué d’une manière holistique, les forces attribuables à l’un de ses volets pouvant compenser les faiblesses attribuables à un autre : RJR-MacDonald, à la p 339; Wasylynuk, au para 135; Spencer c Canada (Procureur général), 2021 CF 361 au para 51; Colombie-Britannique (Procureur général) c Alberta (Procureur général), 2019 CF 1195 au para 97 (inf pour d’autres motifs par 2021 CAF 84); Power Workers Union c Canada (Procureur général), 2022 CF 73 au para 56. Voir aussi Robert J Sharpe, « Interim Remedies and Constitutional Rights » (2019) 69 UTLJ (supp 1) à la p 14.

[18] Ensemble, les trois volets du critère aident la Cour à évaluer et à répartir ce que l’on a appelé le risque d’injustice corrective (voir Sharpe, précité). Ils aident la Cour à répondre à la question suivante : est‐il plus juste et équitable pour la partie requérante ou pour la partie intimée de supporter le risque que l’issue du litige sous‐jacent ne coïncide pas avec l’issue de la requête interlocutoire?

B. L’application du critère

1) La question sérieuse à juger

[19] Je suis convaincu que la demande de contrôle judiciaire sous-jacente soulève des motifs qui ne sont ni futiles ni vexatoires. Je traiterai plus en détail des motifs de contrôle ci-après.

2) Le préjudice irréparable

[20] Je suis convaincu que le renvoi des demandeurs avant qu’une décision définitive ne soit rendue à l’égard de leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision défavorable fondée sur des motifs d’ordre humanitaire rendrait inopérante toute réparation qui pourrait être accordée relativement à leur demande de contrôle judiciaire sous-jacente si les demandeurs obtenaient gain de cause dans cette demande. Cela suffit pour satisfaire au deuxième volet du critère compte tenu de la solidité de la demande de contrôle judiciaire sous-jacente.

[21] À mon avis, les demandeurs ont soulevé au moins deux motifs manifestement défendables à l’encontre de la décision de l’agent. Le premier motif est que l’agent aurait appliqué le mauvais critère juridique en obligeant les demandeurs à prouver qu’ils seraient personnellement exposés à un risque de discrimination. Cette obligation ne concorde pas avec l’analyse de la dispense pour considérations d’ordre humanitaire exposée dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61. Comme l’ont estimé les juges majoritaires dans cet arrêt, le fait d’exiger une telle preuve afin d’établir le droit à une dispense pour considérations d’ordre humanitaire mine la vocation humanitaire du paragraphe 25(1) de la LIPR et « traduit une conception très réductrice de la discrimination que [la Cour suprême du Canada] a largement désavouée au fil des décennies » (au para 54).

[22] Le second motif manifestement défendable soulevé par les demandeurs est que l’agent a appliqué le mauvais critère juridique en concluant que leur cause justifierait une dispense seulement si elle présentait une « situation extraordinaire ». Selon moi, les demandeurs soulèvent un excellent argument quand ils font valoir que l’agent a appliqué un seuil beaucoup plus contraignant que celui qui a été adopté dans l’arrêt Kanthasamy (aux para 30-35) et qui détourne l’attention du décideur de la vraie question en cause, à savoir si une dispense est justifiée dans les circonstances propres à l’espèce (plutôt qu’en comparaison avec d’autres affaires). La décision de l’agent reprend une formulation (« exceptionnel » ou « exceptionnel et extraordinaire ») que la Cour a jugée erronée lorsqu’elle est appliquée en tant que norme juridique ou condition préalable à une dispense : voir, par exemple, Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1482 aux para 22-29; voir aussi Damian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1158 aux para 18-21.

[23] Lorsque, comme en l’espèce, la Cour est convaincue que les demandeurs ont soulevé des motifs de contrôle manifestement défendables, le fait de mettre fin au statu quo en procédant à leur renvoi du Canada avant qu’une décision définitive ne soit rendue à l’égard de leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire les priverait du droit à une réparation significative et efficace relativement à cette demande. En effet, s’ils ont gain de cause dans cette demande et que l’affaire est renvoyée pour nouvel examen, un argument clé invoquée par les demandeurs afin de justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire (c.-à-d. que toute personne raisonnable et impartiale voudrait soulager les demandeurs du malheur de devoir retourner au Brésil et s’exposer à tous les risques que cela supposerait afin de pouvoir présenter une demande de résidence permanente au Canada) s’avérerait complètement impertinente. Ce constat vaudrait également pour leur établissement au Canada, un autre facteur qu’ils ont invoqué dans leur demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. En résumé, le fait de mettre fin au statu quo affaiblirait considérablement la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire des demandeurs dans l’éventualité où leur demande de contrôle judiciaire serait accueillie et que l’affaire serait renvoyée pour nouvel examen. Il serait impossible de remédier à cette situation d’une autre manière. Cela suffit à constituer un préjudice irréparable.

[24] Avant de conclure sur ce volet du critère, il importe de souligner que la solidité de la demande de contrôle judiciaire sous-jacente est un facteur essentiel à prendre en considération lorsque l’on se penche sur la question du préjudice irréparable comme je l’ai fait. En l’espèce, c’est cet élément qui a fait que le risque d’injustice corrective est devenu une « probabilité réelle » plutôt qu’un risque conjectural ou simplement hypothétique. Toutefois, soyons clairs : les demandeurs n’étaient pas tenus d’établir, et je n’ai pas non plus conclu, qu’ils auraient probablement gain de cause dans leur demande de contrôle judiciaire. J’ai simplement conclu que leur demande est suffisamment solide pour donner lieu à un risque réel d’injustice corrective s’ils devaient quitter le Canada avant qu’elle ne soit tranchée définitivement. Voilà qui suffit pour satisfaire au deuxième volet du critère. En revanche, les motifs de contrôle qui satisfaisaient au premier volet du critère du fait qu’ils n’étaient ni futiles ni vexatoires, même s’ils ne semblaient pas solides, pourraient ne pas appuyer une telle conclusion. Évidemment, dans un tel cas, une partie qui cherche à obtenir un sursis pourrait toujours chercher à remplir le deuxième volet du critère en établissant d’autres formes de préjudice irréparable.

[25] Les demandeurs invoquent également d’autres formes de préjudice irréparable en l’espèce. Étant donné que j’ai conclu que la perte d’une réparation significative et efficace dans le cadre de l’instance sous-jacente suffit pour satisfaire au deuxième volet du critère, il n’est pas nécessaire d’évaluer les autres formes de préjudice irréparable.

3) La prépondérance des inconvénients

[26] Je suis également convaincu que la prépondérance des inconvénients milite en faveur des demandeurs.

[27] Dans l’appréciation de la prépondérance des inconvénients, outre les intérêts des demandeurs, l’intérêt public doit être pris en compte puisqu’il s’agit d’une affaire mettant en cause les décisions d’un organisme public (RJR-MacDonald, à la p 350). Les demandeurs font l’objet d’une mesure de renvoi valide et exécutoire qui a été prise en vertu d’un pouvoir légal et réglementaire. Cette mesure est donc présumée conforme à l’intérêt public. De plus, aux termes du paragraphe 48(2) de la LIPR, une mesure de renvoi doit être « exécutée dès que possible » une fois qu’elle est exécutoire. Il est présumé aussi qu’une action qui suspend l’effet de la mesure (comme le ferait un sursis interlocutoire) est préjudiciable à l’intérêt public : voir RJR-MacDonald, aux p 346 et 348-349. La question de savoir si cela suffit à contrecarrer une demande de sursis interlocutoire dans un cas donné dépendra évidemment de l’ensemble des circonstances de l’affaire et aussi parfois de la période pendant laquelle l’effet de la mesure d’expulsion serait suspendu : voir Conseil canadien pour les réfugiés, au para 27.

[28] En outre, l’incidence sur l’intérêt public de la suspension de l’effet d’une mesure législative par un organisme public est une question de degré qui varie selon l’objet du litige. Comme le faisait observer la Cour suprême dans l’arrêt RJR-MacDonald, l’incidence sur l’intérêt public d’une décision soustrayant un plaideur à l’application d’une mesure législative valide est moindre que l’incidence d’une suspension intégrale de l’effet d’une telle mesure. L’incidence d’une suspension temporaire de la mise en œuvre d’une mesure de renvoi est sans doute encore plus faible (mais, encore une fois, le calibrage précis de cette incidence dépendra des circonstances particulières de l’affaire).

[29] Les demandeurs font l’objet d’une mesure de renvoi parce qu’ils ont dépassé la durée de séjour conférée par leur statut juridique de visiteurs au Canada. Il s’agit d’un facteur important à prendre en considération dans l’évaluation de la question de l’intérêt public. Toutefois, le seul « inconvénient » que le défendeur subirait si les demandeurs n’étaient pas renvoyés maintenant et si leur demande de contrôle judiciaire était rejetée serait un report du renvoi du Canada, lequel n’aura pas été entièrement contrecarré. Par contre, l’« inconvénient » que les demandeurs subiraient s’ils étaient privés de leur droit à une réparation significative est considérable et, comme je l’ai conclu précédemment, irréparable. Cet intérêt ne se limite pas aux demandeurs; il touche également le public et l’administration de la justice, un facteur qui fait également pencher la balance en faveur d’un sursis. Dans les circonstances particulières de l’espèce, cette réalité l’emporte sur l’intérêt public qui se dégage de l’exécution immédiate de la mesure de renvoi.

[30] Pour les motifs qui précèdent, je suis convaincu que la prépondérance des inconvénients milite en faveur des demandeurs.

V. CONCLUSION

[31] Après examen de tous les facteurs pertinents, je suis d’avis qu’il est plus juste et équitable que ce soit le défendeur, plutôt que les demandeurs, qui assument le risque que l’issue du litige sous-jacent ne coïncide pas avec l’issue de la requête. Un sursis de l’exécution de la mesure de renvoi est le seul moyen de faire en sorte que l’objet du litige soit préservé et qu’une réparation efficace demeure possible dans le cas où les demandeurs obtiendraient gain de cause dans leur demande de contrôle judiciaire (cf Google Inc, au para 24). Les facteurs faisant contrepoids ne suffisent pas à supplanter ce facteur d’une importance fondamentale.

[32] Par conséquent, la requête est accueillie. Les demandeurs ne seront pas renvoyés du Canada avant qu’une décision définitive ne soit rendue à l’égard de leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire sous-jacente.


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER IMM-3675-22

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de prorogation de délai pour déposer la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La requête en sursis à l’exécution du renvoi des demandeurs est accueillie.

  3. Les demandeurs ne seront pas renvoyés du Canada jusqu’à ce que la Cour ait tranché définitivement leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision du 11 février 2022 par laquelle leur demande de résidence permanente au Canada fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a été rejetée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Philippe Lavigne-Labelle


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3675-21

 

INTITULÉ :

RODICLEY PIMENTEL DOS SANTOS ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 MAI 2022

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 MAI 2022

 

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman

Farah Saleem

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Nicole Rahaman

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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