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Date : 20220607


Dossier : IMM‑2757‑21

Référence : 2022 CF 846

[traduction française]

Ottawa (Ontario), le 7 juin 2022

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

JOSEPH MANSOUR ABDELMASEH MANSOUR

MARY TRAIZ KARAM YOUSSEF ABDO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 8 avril 2021 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté l’appel interjeté par les demandeurs à l’encontre de la décision rendue par la Section de la protection des réfugiés [la SPR] portant que les demandeurs n’ont pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger aux termes des articles 96 et 97, respectivement, de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés [la LIPR]. La SAR a conclu que les demandeurs disposaient d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] viable.

Contexte

[2] Monsieur Joseph Mansour Abdelmaseh Mansour [le demandeur principal] et son épouse Mary Traiz Karam Youssef Abdo [collectivement, les demandeurs] sont des citoyens de l’Égypte de foi chrétienne copte orthodoxe. Le demandeur principal a travaillé au sein des forces armées égyptiennes en tant qu’agent des services frontaliers. Il prétend qu’il a subi de la persécution et de mauvais traitements dans l’armée et que, pour cette raison, il a pris une retraite anticipée en 1983. Il affirme que le ministère de la Défense de l’Égypte construit des immeubles d’habitation et vend des appartements à prix abordable aux officiers de l’armée. Il a fait l’acquisition de l’un de ces appartements dans la ville d’Alexandrie. Les demandeurs soutiennent que, depuis 2011, les conditions se sont détériorées pour les chrétiens et qu’ils craignent d’être persécutés par des extrémistes musulmans. Plus particulièrement, ils allèguent que la majorité des occupants de l’immeuble où ils habitent sont devenus des extrémistes musulmans et qu’ils ont été harcelés par leurs voisins qui voulaient qu’ils quittent leur appartement. Les demandeurs sont arrivés au Canada le 13 décembre 2018, et ils ont demandé l’asile peu après cette date.

Décision de la SPR

[3] La SPR a conclu que les demandeurs étaient crédibles en général, mais a tiré des conclusions défavorables spécifiques quant à la crédibilité en raison de leur absence de crainte subjective de violence généralisée et de la présence généralisée d’extrémistes, et en raison d’omissions dans leur formulaire Fondement de la demande d’asile [le formulaire FDA]. Elle a conclu que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État, ce qui pour elle était suffisant pour rejeter leur demande d’asile.

[4] À titre subsidiaire, la SPR a conclu que les demandeurs disposaient d’une PRI viable au Caire. Selon la SPR, bien qu’ils aient allégué qu’ils craignaient les extrémistes musulmans de façon générale, les demandeurs étaient retournés en Égypte à de nombreuses occasions malgré cette violence généralisée. Elle a conclu que les quelconques risques posés par des extrémistes inconnus à l’égard des demandeurs étaient hypothétiques. De plus, elle a estimé que la demande d’asile présentée par les demandeurs était extrêmement localisée et axée sur les problèmes que les demandeurs éprouvaient avec leurs voisins. Elle a conclu qu’il était très peu probable que les voisins des demandeurs les cherchent dans une autre ville. Qui plus est, les demandeurs n’ont pas établi qu’ils auraient de la difficulté à vendre leur appartement, que la vente de celui‑ci intensifierait la persécution de la part d’un voisin ou qu’ils ne pourraient pas faire appel à une tierce partie pour le vendre. La SPR a souligné qu’il y a des faubourgs au Caire qui sont considérés comme chrétiens, ce qui devrait offrir aussi une certaine protection contre le fait d’avoir des extrémistes pour voisins si les demandeurs y déménageaient. Les demandeurs n’ont pas établi non plus qu’ils ne pourraient pas louer un appartement au Caire. Elle a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi qu’il serait déraisonnable pour eux de déménager au Caire.

[5] Les demandeurs ont interjeté appel devant la SAR. La SAR a rejeté l’appel dans une décision datée du 8 avril 2021. La décision de la SAR fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

Décision faisant l’objet du contrôle

[6] La SAR a conclu que la question déterminante en l’espèce était celle de la PRI et a statué que la SPR n’avait pas commis d’erreur dans son analyse de la PRI.

[7] La SAR a reconnu que les demandeurs avaient subi de la persécution de la part de leurs voisins en raison de leur religion. Cependant, tous les éléments de preuve montraient que c’étaient les voisins des demandeurs à Alexandrie qui voulaient que ceux‑ci renoncent à vivre dans l’immeuble. La SAR a conclu qu’un déménagement au Caire leur permettrait d’y parvenir, et qu’il n’y avait aucun élément de preuve selon lequel leurs voisins auraient la motivation de chercher les demandeurs ou le moindre intérêt à l’égard de ceux‑ci une fois qu’ils auraient quitté l’immeuble. Elle a conclu que les demandeurs ne seraient pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution de la part de leurs anciens voisins s’ils déménageaient au Caire. En renvoyant au cartable national de documentation [le CND] sur l’Égypte, la SAR a également conclu qu’il y avait des éléments de preuve mitigés quant à la question de savoir si Le Caire serait un endroit suffisamment sécuritaire pour les chrétiens coptes orthodoxes. Bien qu’il y ait eu des actes de violence à l’encontre de chrétiens, qui représentent environ 10 p. 100 de la population de l’Égypte, c’était souvent à cause de tentatives de construction d’églises, d’histoires d’amour interconfessionnelles ou de différends fonciers. Étant donné que les demandeurs ne possédaient pas de propriété au Caire, ces situations ne s’appliqueraient pas à eux.

[8] La SAR a reconnu les observations formulées par les demandeurs selon lesquelles la SPR avait conclu dans six autres décisions qu’il n’y avait pas de PRI viable pour les chrétiens coptes orthodoxes au Caire. Elle a relevé des différences pour chacun de ces éléments et a conclu que les demandeurs ne seraient pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution ou, selon la prépondérance des probabilités, à une menace à leur vie ou à un risque de traitement ou de peines cruels et inusités, ou au risque d’être soumis à la torture, s’ils devaient déménager au Caire.

[9] La SAR a conclu, à l’instar de la SPR, que la motivation des voisins se limitait à faire en sorte que les demandeurs quittent l’immeuble d’habitation. Elle a affirmé que les demandeurs n’avaient pas démontré qu’il serait déraisonnable pour eux d’avoir recours à une tierce partie pour vendre leur appartement lorsqu’ils auraient quitté Alexandrie, ce qui leur éviterait de subir toute colère alléguée en résultant de la part de leurs voisins. En ce qui concerne l’argument selon lequel la SPR s’est livrée à des conjectures au sujet de leurs moyens financiers, la SAR a fait remarquer que les demandeurs n’avaient présenté aucun élément de preuve au sujet des locations au Caire ou établissant que leurs revenus de pension ne seraient pas suffisants pour payer un loyer. La SAR a conclu que, compte tenu de toutes les circonstances, il serait raisonnable pour les demandeurs de déménager au Caire.

[10] À la lumière de sa conclusion déterminante selon laquelle il y a une PRI viable, la SAR a estimé qu’il n’était pas nécessaire qu’elle examine les arguments présentés par les demandeurs quant à la protection de l’État.

Questions en litige et norme de contrôle

[11] La seule question en litige en l’espèce est celle de savoir si la décision de la SPR quant à l’existence d’une PRI viable était raisonnable.

[12] Les parties soutiennent, et c’est aussi mon avis, que lorsque la cour de révision contrôle une décision de la SAR quant au fond, la norme de contrôle applicable est présumée être celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 16, 23, 25). La cour de révision qui applique cette norme de contrôle doit se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci (Vavilov, au para 99).

Caractère raisonnable de la décision de la SAR

Position des demandeurs

[13] Les demandeurs soutiennent qu’ils ont présenté à la SAR six décisions antérieures de la SPR qui sont semblables à leur demande d’asile dans lesquelles la SPR avait conclu qu’il n’y avait pas de PRI viable en Égypte pour les demandeurs d’asile chrétiens. Ils affirment que les conclusions relatives à la PRI dans ces autres affaires mentionnaient toutes que les chrétiens coptes n’avaient pas de PRI viable en Égypte en raison de l’omniprésence de la persécution et de la discrimination auxquelles ils sont exposés dans tout le pays et parce que la distinction que la SAR a tenté d’établir au moyen de ces décisions était incompatible avec ces conclusions qui décrivaient clairement en termes généraux la situation des chrétiens coptes dans toutes les régions de l’Égypte. Les demandeurs prétendent que la décision de la SAR est déraisonnable parce qu’aucune analyse rationnelle ne se dégageait de ses tentatives d’établir une distinction avec les décisions rendues antérieurement par la SPR, parce qu’elle a omis de justifier le fait qu’elle se soit écartée du courant décisionnel cohérent de la SPR et parce qu’elle n’a pas examiné leurs arguments au sujet de la prise de décisions cohérentes.

Position du défendeur

[14] Le défendeur soutient que la SAR a conclu de façon raisonnable que les demandeurs disposaient d’une PRI viable au Caire et qu’elle a pris en compte les décisions rendues par d’autres tribunaux de la SPR, en donnant des motifs pour expliquer en quoi elles étaient différentes. Il affirme que toutes les décisions reposent sur les éléments de preuve spécifiques dont les tribunaux avaient été saisis, et que le fait que les autres tribunaux aient décidé d’accorder moins de poids aux éléments de preuve sur les faubourgs chrétiens au Caire (ou n’avaient peut‑être pas été saisis de ces éléments de preuve) ne rend pas la décision de la SAR déraisonnable. Les demandeurs n’ont pas non plus établi qu’ils seraient persécutés ou qu’ils subiraient de la discrimination équivalant à de la persécution s’ils déménageaient dans un faubourg chrétien au Caire ou qu’ils ne pourraient pas pratiquer leur foi copte dans cette ville.

Analyse

[15] Il existe depuis longtemps un critère en deux volets qui s’applique à la PRI. Pour conclure qu’un demandeur d’asile dispose d’une PRI viable, le décideur doit être convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que :

  1. le demandeur ne sera pas exposé à une sérieuse possibilité de persécution ou à un risque au sens de l’article 97 dans la ville proposée comme PRI;
  2. la situation dans la partie du pays proposée comme PRI est telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’y chercher refuge, compte tenu de toutes les circonstances, dont celles qui lui sont propres.

[16] Il incombe au demandeur d’établir que la PRI proposée n’est pas viable, et il peut s’acquitter de ce fardeau en faisant la preuve qu’au moins l’un des deux volets du critère n’est pas rempli (Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA); Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589 (CA); Obotuke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 407 au para 16; Solis Mendoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 203 aux para 25‑26).

[17] La SPR et la SAR ont toutes deux énoncé et appliqué le critère.

[18] De plus, comme il est affirmé dans la décision Akinkunmi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 742 au para 20 : « Dans chaque cas, le décideur doit tenir compte de tous les éléments de preuve pertinents concernant la possibilité sérieuse de préjudice pour un demandeur dans la PRI proposée, y compris les caractéristiques de l’agent de persécution allégué ainsi que sa capacité et sa motivation à agir dans la PRI ».

[19] Il incombait aux demandeurs d’apporter une preuve suffisamment crédible montrant que, dans l’endroit proposé comme PRI, ils seraient encore exposés à un risque aux mains de leur agent de persécution (Berhani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1007 au para 32).

[20] En l’espèce, la SAR a dûment pris en compte la motivation, les ressources et les caractéristiques de l’agent de persécution des demandeurs, soit leurs voisins à Alexandrie, pour établir si les demandeurs avaient une PRI. Sur la foi du dossier dont elle disposait, la SAR n’a pas commis d’erreur en estimant que la SPR avait eu raison de conclure que les demandeurs, s’ils déménageaient au Caire, ne seraient pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution de la part de leurs anciens voisins.

[21] En fait, les demandeurs ne contestent pas la conclusion de la SAR quant à l’identité de leur agent de persécution, leurs voisins à Alexandrie.

[22] Ils prétendent plutôt qu’en tant que chrétiens coptes, ils sont exposés à des risques de la part d’extrémistes musulmans partout en Égypte, et que la SAR a commis une erreur en concluant que la SPR avait eu raison de conclure qu’ils avaient une PRI viable au Caire.

[23] En ce qui concerne la conclusion tirée par la SPR quant à la PRI, les demandeurs ont fait valoir devant la SAR que, même si les éléments de preuve documentaire mentionnaient bel et bien que la violence envers les chrétiens était plus grande et plus répandue dans les régions rurales, ils n’indiquaient pas qu’elle se limitait à ces régions. Ils ont affirmé que la conclusion tirée par la SPR était incompatible avec les éléments de preuve documentaire sans toutefois donner d’exemples. En fait, ils n’ont pas fait ressortir de conclusions particulières dans la documentation sur la situation dans le pays contredisant la conclusion tirée par la SPR. Ils ont plutôt produit six décisions antérieures de la SPR qu’ils ont présentées comme étant diamétralement opposées à la décision de la SPR.

[24] Dans le présent contrôle judiciaire, les demandeurs concentrent particulièrement leur attention sur les motifs de la SAR qui établissent des distinctions avec les six décisions de la SPR qu’ils ont produites à l’appui de leur position selon laquelle les chrétiens ne disposent pas d’une PRI viable en Égypte. Là encore, toutefois, ils ne signalent pas d’éléments de preuve figurant dans le CND, ou ailleurs, montrant que cela contredisait les conclusions quant à la PRI tirées par la SPR et la SAR ou que l’information avait été laissée de côté ou mal interprétée.

[25] J’ai des réserves à l’égard de cette approche.

[26] Premièrement, en ce qui concerne le premier volet du critère relatif à la PRI, le demandeur se concentre habituellement sur la situation actuelle dans le pays. Il en est ainsi parce qu’il incombe au demandeur d’établir au moyen d’ éléments de preuve crédibles qu’il est exposé à un risque de persécution ou à un risque ou danger au sens de l’article 97 dans l’endroit proposé comme PRI. La SPR et la SAR doivent rendre leurs conclusions quant à la PRI selon les éléments de preuve dont elles disposent. Les décisions antérieures ne sont pas des éléments de preuve.

[27] Deuxièmement, l’approche adoptée par les demandeurs pourrait s’avérer problématique. C’est le cas parce qu’il est impossible de connaître le nombre de décisions rendues par la SPR depuis 2017 (date de la première décision invoquée par les demandeurs) jusqu’à la date de la décision de la SAR sur les PRI pour les chrétiens coptes en Égypte. Les six décisions qui ont été produites (toutes tranchées en faveur des demandeurs, dont plusieurs par voie sommaire et/ou sans audience) peuvent être, ou ne pas être, représentatives d’un courant décisionnel cohérent de la SPR, ainsi que le soutiennent les demandeurs. Je ne prétends pas que les demandeurs se sont livrés à une sélection intéressée, mais l’approche porte à réfléchir.

[28] Troisièmement, la situation dans le pays n’est pas nécessairement statique. Elle peut s’améliorer comme elle peut empirer. Selon l’approche adoptée par les demandeurs, la SAR (et la SPR) pourraient devoir se pencher sur de multiples décisions antérieures choisies et présentées par un demandeur, plutôt que sur l’application du critère relatif à la PRI en fonction des circonstances propres au demandeur dans l’affaire dont elles sont saisies. Dans la majorité des cas, il ne s’agirait pas d’une utilisation judicieuse des ressources dans la mesure où la plupart des affaires ne sont pas identiques sur le plan factuel et chaque affaire est tranchée sur le fond. De plus, le fait de s’appuyer sur des décisions qui sont, dans la plupart des cas, de nature sommaire (l’octroi de l’asile) et de choisir des observations générales finales sur l’existence d’une PRI dans de tels cas, prive la SAR de la capacité d’évaluer sur le fond la décision présentée comme ayant valeur de précédent.

[29] Cela dit, en ce qui concerne la façon dont la SAR devrait traiter les décisions antérieures, la Cour a déjà statué que la SPR n’était pas liée par ses décisions précédentes et que chaque affaire devait être tranchée individuellement. La SPR doit toutefois examiner les similitudes et expliquer pourquoi elle est arrivée à un résultat différent de celui de décisions antérieures en se fondant sur des circonstances et de l’information sur la situation dans le pays identiques ou très similaires : (Rusznyak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 255 aux para 50‑53, 57; Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration),2019 CF 296 aux para 17‑18; Mendoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 251 aux para 4‑26; Fodor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 218 [Fodor] au para 67).

[30] Dans le contexte de l’arrêt Vavilov, le juge Gleeson a affirmé ce qui suit dans la décision Faisal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 412 :

[26] Il est attendu d’un tribunal administratif qu’il évalue chaque demande d’asile qui lui est soumise au cas par cas (Budai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 313, au para 33). Ce faisant, le tribunal est correctement limité par ses décisions antérieures, mais surtout, il n’est pas lié par ses décisions antérieures (arrêt Vavilov, au para 131; Bakary c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1111, au para 10 [décision Bakary]). Un tribunal peut s’écarter d’une de ses décisions antérieures lorsqu’il justifie raisonnablement l’écart.

(Voir aussi la décision Montano Alarcon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 395 au para 30.)

[31] En somme, les tribunaux administratifs ne sont pas liés par leurs décisions antérieures, mais les parties touchées par les décisions administratives « sont en droit de s’attendre à ce que les affaires semblables soient généralement tranchées de la même façon » (Vavilov, au para 129). Lorsqu’un décideur s’écarte « d’une pratique de longue date ou d’une jurisprudence interne constante », il doit expliquer cet écart, sinon la décision sera déraisonnable (Vavilov, au para 131). La SAR devait donc trancher la demande d’asile des demandeurs sur le fond, en tenant compte des « contraintes » associées aux décisions antérieures qui l’obligeaient à établir des distinctions avec ces affaires si elle adoptait un résultat différent.

[32] En l’espèce, les demandeurs ne font valoir aucun principe voulant que toutes les demandes d’asile émanant d’Égyptiens chrétiens doivent être acceptées parce qu’il n’existe aucune PRI viable nulle part en Égypte pour les membres de ce groupe. Je ne souscris pas non plus à la position des demandeurs selon laquelle la SAR n’a pas tenu compte des observations qu’ils avaient formulées quant à la cohérence des autres décisions de la SPR ou qu’elle a omis d’y répondre.

[33] La SAR a reconnu les observations formulées par les demandeurs selon lesquelles d’autres tribunaux de la SPR avaient conclu que les chrétiens coptes orthodoxes ne disposaient pas d’une PRI viable au Caire. Elle a ensuite établi des distinctions avec chacune de ces affaires :

  1. La SAR a établi des distinctions avec l’affaire TB8‑00393 de la CISR parce que les demandeurs dans cette affaire étaient pris pour cible par un clan puissant et un député qui pouvaient potentiellement recourir aux autorités égyptiennes pour chercher et retrouver les demandeurs peu importe où ils avaient déménagé en Égypte et qui les avaient cherchés au Caire, bien que la SPR eut reconnu qu’il s’agissait de l’endroit le plus sécuritaire pour les chrétiens coptes en Égypte. La SAR a conclu, en ce qui concerne les demandeurs, qu’elle ne disposait d’aucun élément de preuve selon lequel les agents de persécution en l’espèce avaient des liens avec un clan puissant ou avaient accès aux ressources des autorités égyptiennes. Elle a conclu que les circonstances des demandeurs d’asile dans l’affaire TB8‑00393 étaient très différentes de celles des demandeurs. Quand ils ont comparu devant la Cour, les demandeurs ont reconnu que les circonstances dans l’affaire TB8‑00393 étaient différentes des leurs.

  2. La SPR a établi des distinctions avec les dossiers TB8‑02932, TB8‑08639, et TB8‑29231 de la CISR parce que les demandeurs d’asile dans ces affaires avaient perdu leur emploi ou avaient été forcés de fermer leur entreprise en raison de la persécution. La SAR a conclu que ce n’était pas le cas des demandeurs, qui étaient persécutés par leurs voisins, et que leur situation était de beaucoup différente de celle des demandeurs d’asile dans ces affaires.

  3. La SAR a conclu que les circonstances de la demanderesse d’asile dans le dossier TB8‑10474 de la CISR étaient semblables à celles des demandeurs, à savoir que des extrémistes musulmans la harcelaient et exigeaient qu’elle leur vende ses propriétés. Cependant, même si cette situation était semblable sur le plan des faits à celle des demandeurs, la SAR a conclu que ceux‑ci n’avaient pas à craindre ce type de problème s’ils déménageaient parce qu’ils ne possédaient pas de propriété au Caire ou qu’ils n’auraient pas besoin d’en acheter une puisqu’ils pourraient louer un appartement, et ce, dans l’un des faubourgs chrétiens de la ville.

  4. En ce qui concerne le dossier TB9‑28520 de la CISR , la SAR a reconnu que le CND faisait état de difficultés auxquelles se heurtaient les chrétiens coptes en Égypte, mais elle a conclu que la situation des demandeurs était telle qu’ils pourraient déménager dans un faubourg chrétien du Caire.

[34] J’estime que la SAR a établi, de façon raisonnable, des distinctions factuelles avec les affaires présentées par les demandeurs. Dans la présente situation, les demandeurs d’asile en l’espèce et ceux dans les affaires présentées à des fins de comparaison n’étaient pas des membres d’une même famille qui avaient vécu des événements identiques ou très similaires. Les demandeurs n’ont pas non plus produit une analyse comparative des éléments de preuve documentaire invoqués dans les décisions antérieures de la SPR et de l’information contenue dans le CND en vigueur consulté par la SPR et la SAR pour trancher leur demande d’asile. Autrement dit, ils n’ont pas établi que la même information avait été prise en compte dans chaque cas ou qu’aucune modification importante n’avait été apportée au CND. Je constate, par exemple, qu’il n’y a pas eu de renvoi à la situation dans le pays dans le dossier TB8‑08639. Toutefois, comme l’affaire a été tranchée le 30 janvier 2019, le tribunal de la SPR en l’espèce n’aurait pas pu consulter le CND du 30 septembre 2019 sur lequel la SAR s’était fondée dans l’affaire dont je suis saisie. Bien que le dossier TB8‑29231 soit plus récent et qu’il renvoie au CND de mars 2019, cela, encore une fois, précède le CND invoqué par la SAR en l’espèce.

[35] De plus, bien qu’il soit vrai que certaines des décisions antérieures de la SPR invoquées par les demandeurs comportent des affirmations générales quant à l’existence d’une PRI pour les chrétiens en Égypte, j’estime que les demandeurs ne peuvent pas s’acquitter du fardeau qui leur incombe en invoquant ces affirmations qui ne peuvent que découler de la situation qui avait cours dans le pays au moment où les décisions ont été rendues.

[36] De plus, et quoi qu’il en soit, la SAR a conclu ce qui suit :

[12] En ce qui concerne les arguments des appelants selon lesquels Le Caire n’est pas un endroit suffisamment sécuritaire pour les chrétiens coptes orthodoxes, les éléments de preuve à ce sujet sont mitigés. Des chrétiens vivent partout en Égypte, mais surtout dans le sud de l’Égypte, ainsi qu’au Caire et à Alexandrie, et certains faubourgs du Caire sont considérés comme étant des « secteurs chrétiens [i] ». Un rapport fait mention de violence contre les chrétiens, notamment lors d’une attaque contre des églises coptes orthodoxes. L’État islamique a revendiqué la responsabilité de l’une des attaques. Il est estimé que les chrétiens, dont la plupart sont des Coptes orthodoxes, représentent environ 10 p. 100 de la population en Égypte [ii] . Selon le même rapport, les chrétiens continuent de se heurter à de la violence sectaire, et le gouvernement a accru les mesures de sécurité dans les églises, particulièrement avant de grandes célébrations chrétiennes. Les tentatives de construction d’églises, les histoires d’amour interconfessionnelles ou les différends fonciers engendrent souvent la violence. Étant donné que les appelants ne possèdent pas actuellement une propriété au Caire, ces situations ne s’appliquent pas à eux.

[37] Après avoir examiné les éléments du CND invoqués par la SAR, j’estime que l’appréciation faite par celle‑ci de la situation ayant cours dans le pays était raisonnable.

[38] Ces éléments montrent qu’environ 10 p. 100 des quelque 95 millions d’habitants que compte l’Égypte sont chrétiens. La plus grande partie de l’Égypte, y compris Le Caire, présente de faibles taux d’actes criminels violents et graves et [traduction] « [l]a plupart des Égyptiens, particulièrement ceux qui sont établis en zone urbaine, travaillent, vivent et échangent ensemble sans trop se soucier de l’identité religieuse de l’un ou de l’autre », même si de petits différends, comme des conflits entre voisinages, revêtent parfois une connotation religieuse et dégénèrent en violence communautaire, particulièrement dans les secteurs plus défavorisés et en milieu rural. Toutefois, la violence à grande échelle contre les chrétiens, comme les actes qui ont été perpétrés en 2011 et en 2013, malgré des incidents notoires dans le cadre desquels des personnes ont perdu la vie ou des églises ont été attaquées, est plutôt rare. De plus, au cours des dernières années, la majorité des incidents de violence à l’échelle communautaire se sont produits dans les provinces de la Haute‑Égypte, surtout dans la province de Minya. Les chrétiens sont particulièrement concentrés en Haute‑Égypte, et dans les grandes villes comme Le Caire et Alexandrie. Certaines banlieues du Caire et d’autres villes sont souvent considérées ou décrites comme des zones chrétiennes, mais peu d’entre elles sont exclusivement chrétiennes. Des flambées de violence sectaire, en plus d’attaques organisées, sont souvent déclenchées par des tentatives de construction d’églises, d’histoires d’amour interconfessionnelles ou de différends fonciers qui ont pris une tournure sectaire, par exemple, dans la province de Minya.

[39] Essentiellement, les demandeurs estiment que la SAR aurait dû arriver à la même conclusion que celle tirée par la SPR dans les dossiers antérieurs qu’ils ont présentés. La SAR a toutefois reconnu que les éléments de preuve étaient mitigés au sujet de la question de savoir si Le Caire était un endroit suffisamment sécuritaire pour les chrétiens coptes et, à la lumière des éléments de preuve figurant dans le CND dont elle était saisie, elle a conclu que les demandeurs disposaient d’une PRI viable. Après avoir examiné ces éléments de preuve, je ne puis conclure que la conclusion de la SAR était déraisonnable. Les demandeurs n’ont fait ressortir aucun élément de preuve contradictoire et, en dernière analyse, ne se sont pas acquittés du fardeau qui leur incombait d’établir avec des éléments de preuve crédibles qu’ils seraient exposés à un risque de persécution ou à un risque ou danger aux termes de l’article 97 s’ils déménageaient au Caire, la ville proposée comme PRI. À plus forte raison, s’ils choisissaient de déménager dans un faubourg majoritairement chrétien.

[40] En somme, je ne relève aucune erreur dans la conclusion de la SAR selon laquelle les demandeurs disposaient d’une PRI viable au Caire et qu’ils ne seraient pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution ni, selon la prépondérance des probabilités, à une menace à leur vie, au risque de traitements ou peines cruels et inusités ou au risque d’être soumis à la torture, s’ils devaient déménager au Caire.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM‑2757‑21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne seront adjugés.

  3. Aucune question de portée générale à certifier n’a été proposée ou n’est soulevée.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2757‑21

 

INTITULÉ :

JOSEPH MANSOUR ABDELMASEH MANSOUR, MARY TRAIZ KARAM YOUSSEF ABDO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR vidÉoconfÉrence AU MOYEN DE Zoom

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

LE 25 MAI 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 7 JUIN 2022

 

COMPARUTIONS :

Hart A. Kaminker

 

POUR LES DEMANDEURS

 

John Loncar

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kaminker and Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 



 

 

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