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Date : 20220613


Dossier : IMM-519-21

Référence : 2022 CF 879

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 13 juin 2022

En présence de madame la juge Rochester

ENTRE :

GILBERTO ERNESTO GARCIA PUEBLA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, monsieur Gilberto Ernesto Garcia Puebla, est un citoyen cubain. Il sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté, le 8 janvier 2021, sa demande d’asile en raison de l’absence de minimum de fondement, conformément au paragraphe 107(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Le demandeur n’avait pas le droit d’interjeter appel devant la Section d’appel des réfugiés parce qu’il est entré au Canada à partir des États-Unis en faisant valoir une exception à l’Entente sur les tiers pays sûrs entre les États-Unis et le Canada (sous-alinéa 110(2)d)(i), renvoyant au paragraphe 102(1) et à l’alinéa 102(2)d) de la LIPR).

[3] Le demandeur fait valoir que i) la SPR a conclu de façon déraisonnable à l’ « absence de minimum de fondement » de sa demande et que ii) la conclusion de la SPR selon laquelle il n’était pas crédible est déraisonnable et ne repose pas sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle. Le demandeur fait également valoir que, bien qu’il se présente devant la Cour sans avoir eu une [traduction] « conduite irréprochable », la Cour devrait examiner le bien-fondé de la présente demande de contrôle judiciaire.

[4] Le défendeur soutient que la Cour devrait refuser d’instruire la demande de contrôle judiciaire du demandeur, car il n’a pas eu une [traduction] « conduite irréprochable » et que, de toute façon, le demandeur n’a pas démontré l’existence d’une erreur susceptible de contrôle.

[5] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II. Ordonnance d’anonymisation

[6] Le demandeur devait être renvoyé à Cuba le 19 août 2021. Il ne s’est pas présenté à son entrevue préalable au renvoi ni à son test de dépistage de la Covid-19 le 17 août 2021, et est entré dans la clandestinité. Un mandat d’arrêt a été décerné et, le 10 décembre 2021, le demandeur a été arrêté et détenu alors qu’il cherchait à entrer illégalement aux États-Unis. Le demandeur a été renvoyé à Cuba le 16 décembre 2021. L’avocate du demandeur n’avait pas pu le joindre au sujet de son défaut de comparution en août, et a confirmé à l’audition de la présente affaire qu’elle n’avait pas réussi à communiquer avec lui depuis son renvoi à Cuba.

[7] Quelques jours avant l’audition de la présente affaire le 25 janvier 2022, l’avocate du demandeur a déposé un avis de requête en vue d’obtenir une ordonnance d’anonymisation de l’intitulé. Le motif de la requête est que l’avocate du demandeur craint que, compte tenu des allégations du demandeur contre les autorités cubaines, une décision publique puisse mettre en danger sa sécurité à Cuba.

[8] Le défendeur fait valoir que non seulement il n’y a pas d’éléments de preuve convaincants dans le dossier pour justifier l’ordonnance, mais le demandeur lui-même n’a pas demandé d’ordonnance d’anonymisation et n’en a pas discuté avec son avocate.

[9] Bien que je comprenne certainement le souhait de l’avocate du demandeur d’agir par excès de prudence et par souci pour son client, il n’a pas été satisfait au critère de délivrance d’une ordonnance de confidentialité, tel qu’il a été énoncé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Sierra Club du Canada c Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41 au para 53 [Sierra Club], puis reformulé dans l’arrêt Sherman (Succession) c Donovan, 2021 CSC 25 au para 38 [Sherman]. Il y a trois conditions préalables essentielles qui doivent être remplies par la personne cherchant à obtenir une exception au principe de la publicité des débats judiciaires (Sherman, au para 38). Le tribunal peut exercer son pouvoir discrétionnaire de façon à limiter la présomption de publicité si : 1) la publicité des débats judiciaires pose un risque sérieux pour un intérêt public important, 2) l’ordonnance sollicitée est nécessaire pour écarter ce risque et 3) les avantages de l’ordonnance l’emportent sur ses effets négatifs (Sherman, au para 38, citant Sierra Club, au para 53). Compte tenu des circonstances de l’espèce, y compris le fait que la question de la confidentialité n’a pas été soulevée par le demandeur lui-même, je conclus que le demandeur n’a pas établi qu’une ordonnance d’anonymisation était justifiée.

III. La « conduite irréprochable »

[10] Le défendeur souligne le fait que le demandeur a, à plusieurs reprises, bafoué les lois canadiennes et américaines en matière d’immigration, qu’il est entré dans la clandestinité, qu’il n’a pas communiqué avec son avocate, qu’il ne s’est pas présenté pour l’instruction de sa propre requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi, qu’il n’a pas obtempéré à renvoi en août 2021 et qu’il a cherché à entrer illégalement aux États-Unis en décembre 2021. Comme il se présente devant la Cour sans avoir eu une conduite irréprochable, le défendeur soutient que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire pour refuser de se prononcer sur le bien-fondé de la présente demande de contrôle judiciaire.

[11] L’avocate du demandeur fait valoir que, bien qu’il se soit présenté devant la Cour sans avoir eu une conduite irréprochable, son inconduite ne compromet pas la procédure en question, qui porte sur la question de savoir si sa demande d’asile avait un minimum de fondement (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Thanabalasingham, 2006 CAF 14 au para 10 [Thanabalasingham]). L’avocate du demandeur fait en outre valoir que, ayant été renvoyé du Canada, il n’est pas récompensé pour sa mauvaise conduite et il en paie déjà le prix.

[12] La Cour d’appel précise que la Cour « doit s’efforcer de mettre en balance d’une part l’impératif de préserver l’intégrité de la procédure judiciaire et administrative et d’empêcher les abus de procédure, et d’autre part l’intérêt public dans la légalité des actes de l’administration et dans la protection des droits fondamentaux de la personne » (Thanabalasingham, au para 10). La liste non exhaustive de facteurs que la Cour doit prendre en compte dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire comprend « la gravité de l’inconduite du demandeur et la mesure dans laquelle cette inconduite menace la procédure en cause, la nécessité d’une dissuasion à l’égard d’une conduite semblable, la nature de l’acte prétendument illégal de l’administration et la solidité apparente du dossier, l’importance des droits individuels concernés, enfin les conséquences probables pour le demandeur si la validité de l’acte administratif contesté est confirmée » (Thanabalasingham, au para 10).

[13] Je suis d’avis que le mépris flagrant du demandeur à l’égard d’une mesure de renvoi validement prise et l’arrestation qui en a résulté alors qu’il cherchait à franchir illégalement la frontière canado-américaine constituent des fautes graves qui méritent un message fort de dissuasion pour ceux qui pourraient vouloir adopter une conduite semblable.

[14] Cela dit, le demandeur en a subi les conséquences, notamment par son renvoi du Canada vers le pays où il prétend craindre d’être persécuté. La nature des fautes est effectivement grave, mais elle ne compromet pas la capacité de la Cour à statuer sur le fond de la présente demande de contrôle judiciaire. De plus, et comme l’a dit mon collègue le juge John Norris, étant donné que « la cour de révision doit, de toute façon, examiner le bien‑fondé du contrôle judiciaire sous‑jacent afin d’évaluer “la solidité apparente du dossier”, une évaluation complète de ce bien‑fondé n’entraînerait que peu de coûts supplémentaires pour l’administration de la justice » (Alexander c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 762 au para 44). Par conséquent, je ne suis pas convaincue que les circonstances actuelles justifient l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour de ne pas examiner le bien-fondé de la présente demande de contrôle judiciaire.

IV. La norme de contrôle

[15] Les parties s’entendent pour dire que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, énoncée à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]). Une décision raisonnable est une décision qui est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85).

[16] Il incombe à la partie qui conteste la décision, à savoir au demandeur en l’espèce, d’en démontrer le caractère déraisonnable (Vavilov, au para 100). Pour pouvoir intervenir, la cour de révision doit être convaincue par la partie qui conteste la décision que celle‑ci « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence », et que ces lacunes ou insuffisances « ne [sont pas] simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision » (Vavilov, au para 100).

V. Analyse

[17] La question déterminante devant la SPR était la crédibilité du demandeur. La demande d’asile du demandeur était axée sur la crainte qu’il a invoquée d’être persécuté par les autorités cubaines pour avoir apporté son aide dans une affaire judiciaire découlant du décès d’un pompier dans laquelle l’État a été jugé négligent en 2009, et en raison de son profil d’ancien cadre d’une entreprise aéronautique canadienne qui aurait refusé d’espionner l’entreprise canadienne. Le demandeur a affirmé qu’on l’avait empêché d’embarquer dans un avion en 2016 en raison de ce qui précède.

[18] Le demandeur soutient que la SPR a confondu ses conclusions quant à la crédibilité et la conclusion d’« absence de minimum de fondement ». Le demandeur s’appuie sur la décision Rahaman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 89 au para 51 [Rahaman] :

[51] Enfin, bien que je ne puisse pas accepter la thèse de l’avocate de M. Rahaman, je reconnais que la Commission ne devrait pas systématiquement statuer qu’une revendication n’a pas un minimum de fondement lorsqu’elle conclut que le revendicateur n’est pas un témoin crédible. Comme j’ai tenté de le démontrer, la Commission doit, suivant le paragraphe 69.1(9.1), examiner tous les éléments de preuve qui lui sont présentés et conclure à l’absence de minimum de fondement seulement s’il n’y a aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel elle aurait pu se fonder pour reconnaître le statut de réfugié au revendicateur.

[19] Selon le demandeur, un manque de crédibilité ne signifie pas que sa demande est dénuée de fondement crédible. Il affirme qu’une conclusion d’« absence de minimum de fondement » ne peut être tirée s’il existe des éléments de preuve crédibles ou dignes de foi qui pourraient appuyer une conclusion favorable de la SPR, même si une telle conclusion n’a pas été tirée selon la prépondérance des probabilités. Le demandeur renvoie aux éléments de preuve qu’il a présentés, à savoir : i) une lettre de son employeur confirmant qu’il n’avait pas pu obtenir de visas pour se rendre au Canada au cours des deux dernières années de son emploi, ii) un billet d’avion électronique de 2016 indiquant que des agents de l’immigration l’avaient empêché d’embarquer et iii) des documents sur la situation du pays selon lesquels Cuba réprime la dissidence et limite les voyages des personnes perçues comme des opposants au gouvernement.

[20] Le défendeur affirme que la SPR a reconnu que pour pouvoir conclure à l’« absence de minimum de fondement », il doit y avoir absence de tout élément de preuve probant pour fonder la demande, ce qu’elle a explicitement constaté à deux occasions dans ses motifs. Le défendeur soutient qu’il n’y avait rien dans la lettre ou le billet d’avion susceptible d’appuyer une demande d’asile pour crainte de persécution en raison d’une opinion politique présumée. En outre, le défendeur souligne qu’il était difficile de qualifier de persécution les problèmes de visa, étant donné que le demandeur avait voyagé librement aux États-Unis et au Canada avant et après ces problèmes, soit en 2016-2017. En ce qui concerne les éléments de preuve sur la situation dans le pays, le défendeur fait valoir qu’ils sont insuffisants pour étayer la demande, parce que tous les éléments de preuve concernant le profil du demandeur proviennent de ce dernier et ont été jugés non crédibles.

[21] Dans la décision Rahaman, la Cour d’appel fédérale a souligné que la présence de certains éléments de preuve n’empêchera pas de conclure à l’« absence de minimum de fondement » si ces éléments de preuve sont insuffisants en droit pour reconnaître le statut de réfugié au demandeur :

[30] Par contre, l’existence de certains éléments de preuve crédibles ou dignes de foi n’empêchera pas une conclusion d’« absence de minimum de fondement » si ces éléments de preuve sont insuffisants en droit pour que le statut de réfugié soit reconnu au revendicateur. D’ailleurs, dans la décision faisant l’objet du présent appel, le juge Teitelbaum a confirmé la conclusion d’« absence de minimum de fondement », même s’il a conclu, contrairement à la Commission, que le témoignage du revendicateur concernant la possibilité d’obtenir parfois la protection de la police était crédible à la lumière de la preuve documentaire. La preuve du revendicateur sur cette question n’a cependant pas joué un rôle déterminant dans la décision de la Commission de rejeter sa revendication.

[Souligné dans l’original.]

[22] Compte tenu des éléments de preuve dont disposait la SPR, je ne suis pas convaincue que sa conclusion soit déraisonnable. À mon avis, la SPR était consciente de la distinction entre la crédibilité du demandeur et une conclusion d’« absence de minimum de fondement », et elle a raisonnablement conclu qu’il n’y avait pas d’éléments de preuve crédibles ou dignes de foi sur lesquels elle aurait pu s’appuyer pour accueillir la demande.

[23] En ce qui concerne le deuxième argument du demandeur selon lequel la conclusion de la SPR en matière de crédibilité était déraisonnable, je conclus également qu’il ne s’est pas acquitté du fardeau qui lui incombait de démontrer que la décision souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence (Vavilov, au para 100).

[24] Le demandeur renvoie à certains faits mentionnés dans son formulaire Fondement de demande d’asile [FDA], lesquels font partie du profil du demandeur, qui ne sont pas mentionnés dans la décision. Toutefois, il est bien établi en droit qu’un décideur est présumé avoir pesé et examiné tous les éléments de preuve qui lui ont été présentés (Burai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 966 au para 38 [Burai]). Les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse (Vavilov, aux para 91, 128). Ce n’est « que lorsque le décideur administratif passe sous silence un élément de preuve qui penche clairement en faveur d’une conclusion opposée que la Cour peut intervenir et inférer que le décideur a écarté la preuve contradictoire lorsqu’il a tiré ses conclusions de fait » (Burai, au para 38). Je ne suis pas d’avis que ce soit le cas en l’espèce. Les faits cités dans le FDA étaient d’importance secondaire dans le récit du demandeur, et je ne suis pas prête à conclure que l’omission de les mentionner signifie que la SPR n’a pas tenu compte des éléments de preuve dont elle disposait.

VI. Conclusion

[25] Il incombait au demandeur de démontrer que la décision était déraisonnable, ce qu’il n’a pas fait. La décision, lue dans son ensemble, répond à la norme de la décision raisonnable énoncée dans l’arrêt Vavilov.

[26] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Aucune des parties n’a proposé de question grave de portée générale à certifier et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-519-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Vanessa Rochester »

Juge

Traduction certifiée conforme

Marie-France Blais, L.L. B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-519-21

INTITULÉ :

GILBERTO ERNESTO GARCIA PUEBLA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 JANVIER 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ROCHESTER

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 13 JUIN 2022

COMPARUTIONS :

Lisa Winter-Card

POUR LE DEMANDEUR

Stephen Jarvis

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lisa Winter-Card

Welland (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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