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Date : 20220527


Dossier : IMM-4278-20

Référence : 2022 CF 767

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 27 mai 2022

En présence de l'honorable juge Zinn

ENTRE :

MARIANA ATAMANCHUK

IURII ATAMANCHUK

 

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire à l’égard d'une décision défavorable relative à l’existence de considérations d’ordre humanitaire [la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire] rendue par un agent principal. Cette demande a été entendue en même temps que la demande de contrôle judiciaire présentée par les demandeurs à l’égard de la décision défavorable rendue par le même agent à la même date relativement à leur demande d’examen des risques avant renvoi [la décision relative à l’ERAR] (voir la décision Atamanchuk c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2022 CF 766).

[2] J’estime que l’analyse de l’intérêt supérieur du fils des demandeurs qu’a effectuée l’agent est déraisonnable et que, par conséquent, la décision ne peut pas être maintenue.

Contexte

[3] Les demandeurs, Iurii Atamanchuk et Mariana Atamanchuk, sont mari et femme. Ils ont un fils qui est né au Canada en 2016.

[4] Les demandeurs ont fui l’Ukraine en 2016 parce qu’ils étaient persécutés en raison de l’appartenance passée de Iurii au Parti des régions. Iurii affirme qu’il s’était joint au Parti uniquement lorsque celui-ci était au pouvoir afin d’enregistrer son entreprise de courtage. Iurii a été accusé d’être un séparatiste prorusse en raison de son appartenance à l’organisation. Les demandeurs ont reçu des menaces de mort, et Iurii a été agressé à maintes occasions.

[5] Les demandeurs ont demandé l’asile. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté leur demande d’asile. Elle a conclu que les demandeurs étaient crédibles, mais elle a établi qu’ils disposaient d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] à Kyiv. La Section d’appel des réfugiés [la SAR] a maintenu la décision de la SPR. Les demandeurs n’étaient pas représentés par un avocat dans l’une ou l’autre des procédures.

[6] Après le rejet de leur demande d’asile, les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire [la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Pendant que leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire était en instance, les demandeurs se sont vu signifier une demande d’examen des risques avant renvoi [la demande d’ERAR].

[7] La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et la demande d’ERAR ont toutes deux été rejetées par le même agent le 31 juillet 2020. Les demandeurs ont sollicité le contrôle judiciaire des deux décisions.

La décision relative à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire

[8] L’agent a pris en compte les conditions de vie défavorables en Ukraine, le degré d’établissement des demandeurs au Canada et l’intérêt supérieur de leur fils et de leur filleule.

Conditions de vie défavorables dans le pays

[9] L’agent a examiné les observations formulées par les demandeurs selon lesquelles l’Ukraine offre une piètre qualité de vie et une situation économique précaire. Il a conclu que l’information sur la situation dans le pays fournie par les demandeurs à partir d’un site Web intitulé Numbeo n’était pas digne de foi. Il a souligné que les demandeurs n’avaient pas [traduction] « présenté d’autres éléments de preuve pour étayer les conditions de vie en Ukraine ou en quoi ils seraient exposés à des difficultés à cet égard ». Par conséquent, l’agent n’a accordé aucun poids aux conditions de vie dans le pays.

Degré d’établissement

[10] L’agent a pris en compte les éléments de preuve se rapportant au travail, au bénévolat et à la connaissance de l’anglais des demandeurs et a accordé un certain poids à chacun de ces éléments.

[11] Il a examiné une lettre de soutien envoyée par les membres de la famille Zaidel, des réfugiés ukrainiens que les demandeurs ont aidés à s’établir au Canada. L’agent a reconnu que les liens unissant les demandeurs à la famille Zaidel étaient plus étroits qu’une amitié normale et leur a accordé un certain poids. Il a toutefois conclu que les demandeurs n’avaient pas établi l’interdépendance de cette relation ou l’impossibilité de la poursuivre à distance.

[12] L’agent a pris en compte d’autres lettres de soutien envoyées par des amis. Il a conclu qu’il était normal que les demandeurs se soient fait des amis au Canada et qu’aucun élément ne porte à croire que ces amitiés ne pourraient pas se poursuivre à distance. L’agent a accordé peu de poids à ces lettres. Il a aussi accordé peu de poids aux lettres envoyées par les employeurs, le propriétaire et le personnel de la garderie fréquentée par le fils des demandeurs, en les qualifiant de [traduction] « génériques ».

[13] L’agent a souligné que les demandeurs avaient passé la plus grande partie de leur vie en Ukraine, où ils ont occupé un emploi et où ils ont étudié. Il a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi qu’il ne serait pas possible pour eux d’y retourner.

[14] En somme, l’agent a accordé [traduction] « un certain poids » au degré d’établissement des demandeurs.

Intérêt supérieur de l’enfant

[15] L’agent a pris note de l’observation des demandeurs selon laquelle il était dans l’intérêt supérieur de leur fils que celui-ci demeure au Canada.

[16] L’agent a estimé que, étant donné que le fils des demandeurs était âgé de quatre ans, [traduction] « [celui-ci] aurait amplement le temps et la possibilité d’apprendre l’ukrainien et de s’adapter à la société ukrainienne ».

[17] L’agent a pris en compte les documents sur les conditions de vie au pays selon lesquels l’accès à l’éducation et aux soins de santé pour les enfants n’allait pas de soi en Ukraine. Il a souligné que ces éléments de preuve concernaient les groupes marginalisés et les enfants résidant en milieu rural et que les demandeurs n’avaient pas établi que leur fils correspondait à ce profil.

[18] L’agent a examiné les rapports selon lesquels les taux de vaccination étaient faibles en Ukraine. Il a conclu que les éléments de preuve montraient que le faible taux de vaccination était attribuable à une réticence à cet égard et que la preuve était insuffisante pour montrer que les demandeurs ne pourraient pas faire vacciner leur fils. De plus, il a conclu que la preuve était insuffisante pour établir que leur fils ne pourrait pas obtenir les soins médicaux voulus pour son asthme.

[19] L’agent a aussi pris en compte les observations formulées par les demandeurs au sujet de l’intérêt supérieur de leur filleule, qui est une membre de la famille Zaidel. Il a pris note du souhait des demandeurs d’être proches de leur filleule. Toutefois, il a aussi souligné que celle-ci était confiée à la garde de ses parents, qui sont désormais bien établis au Canada, et il a estimé que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils ne pourraient pas entretenir une relation avec leur filleule de l’extérieur du Canada.

[20] En somme, l’agent a conclu que les demandeurs n’avaient pas [traduction] « démontré en quoi l’intérêt supérieur de leur fils ou de leur filleule serait compromis s’ils retournaient en Ukraine ». L’agent a accordé [traduction] « peu de poids » à l’intérêt supérieur des enfants.

[21] Dans l’ensemble, l’agent a estimé que les demandeurs avaient démontré un certain degré d’établissement, mais qu’ils n’avaient pas établi qu’ils seraient exposés à des difficultés en raison des conditions de vie défavorables au pays ou que l’intérêt supérieur des enfants serait compromis. Il a estimé que le degré d’établissement des demandeurs n’était pas suffisant, en soi, pour justifier la prise de mesures spéciales pour des considérations d’ordre humanitaire.

Questions en litige

[22] Les demandeurs soulèvent trois questions :

  1. L’agent a-t-il commis une erreur en écartant les éléments de preuve relatifs aux risques et aux difficultés auxquels les demandeurs seraient exposés en Ukraine, éléments qui étaient énoncés dans leur demande d’ERAR?

  2. L’analyse du degré d’établissement effectuée par l’agent était-elle déraisonnable?

  3. L’analyse de l’intérêt supérieur du fils des demandeurs effectuée par l’agent était-elle déraisonnable?

Analyse

1. Éléments de preuve relatifs aux risques et aux difficultés

[23] Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur, et qu’il a fait preuve de mauvaise foi, en écartant les conclusions tirées par la SPR et la SAR, ainsi que ses propres conclusions tirées dans la décision relative à l’ERAR. Ils prétendent que l’agent disposait de ces conclusions, plus particulièrement des conclusions figurant dans la décision relative à l’ERAR, et qu’elles indiquaient clairement que les demandeurs seraient exposés à des difficultés s’ils retournaient en Ukraine. Ils affirment que la conclusion de l’agent selon laquelle, hormis les éléments de preuve pris en compte dans la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire, [traduction] « [ils] n’ont pas présenté d’autres éléments de preuve étayant les conditions de vie en Ukraine et en quoi ils seraient exposés à des difficultés à cet égard » montre que l’agent a clairement laissé de côté sans raison valable la preuve dont il disposait.

[24] Le défendeur soutient que les demandeurs tentent d’obliger l’agent à examiner des documents qui ne ressortissent pas à leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Il souligne que les demandeurs n’ont pas fait valoir les risques auxquels ils étaient exposés en Ukraine dans leurs observations relatives aux considérations d’ordre humanitaire et que leur seule mention des conditions de vie en Ukraine se rapportait au fait que [traduction] « le niveau de vie général en Ukraine était [de loin] le plus faible d’Europe ». Il affirme que les demandeurs ne peuvent pas contester la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire au motif qu’elle ne tenait pas compte d’éléments qu’ils n’ont pas soulevés.

[25] Subsidiairement, le défendeur souligne que la SPR, la SAR, et l’agent, dans la décision relative à l’ERAR, ont tous conclu que les demandeurs avaient une possibilité de refuge intérieur viable. Il soutient que la conclusion tirée par l’agent dans la décision relative à l’ERAR aborde le risque prospectif auquel sont exposés les demandeurs en Ukraine.

[26] Les observations formulées par les demandeurs dans leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire ne mentionnent aucunement les risques qui ont été pris en compte par l’agent dans la décision relative à l’ERAR. Toutefois, on peut se demander s’il était réellement équitable que l’agent conclue qu’il n’y avait aucune preuve de difficultés, lorsqu’il est manifestement conscient d’un risque de persécution, à tout le moins dans certaines régions de l’Ukraine, qu’il a lui-même reconnu comme étant crédible. En revanche, les demandeurs ont formulé leurs observations relatives aux considérations d’ordre humanitaire avant l’ERAR, et rien ne garantissait que le même agent procéderait à l’appréciation des deux demandes.

[27] Je ne suis pas convaincu que l’agent, en l’espèce, était tenu de prendre en compte les observations formulées et les éléments de preuve figurant dans la demande d’ERAR présentée ultérieurement.

[28] La Cour a conclu que lorsque le même agent procède à l’appréciation d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et d’une demande d’ERAR, il existe une exception limitée à la règle générale selon laquelle l’agent doit prendre en compte uniquement les éléments de preuve dont il dispose. Le juge Diner a résumé l’exception en ces termes :

[L]orsque le même agent statue sur la demande d’ERAR peu de temps avant de statuer sur la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, il doit tenir compte de la preuve relative à la première demande pour trancher la deuxième, car il peut supposer que les mêmes arguments sous‑jacents ont été soulevés dans les deux cas.

Denis c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 65 [Denis] au para 47 [non souligné dans l’original]

[29] Dans la décision Denis, la demanderesse a soulevé son orientation sexuelle dans la demande d’ERAR et dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. L’agent avait conclu à tort qu’il n’y avait aucune preuve concernant son orientation sexuelle dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, en dépit du fait que des éléments de preuve figuraient dans la demande d’ERAR.

[30] Dans la décision Giron c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 114 [Giron], le juge O’Reilly a statué ce qui suit aux paragraphes 16-17 :

À mon avis, dans des circonstances où l’agent qui statue sur la demande CH a également procédé à l’ERAR, et lorsque cet agent s’appuie sur l’analyse faite dans le cadre de l’ERAR pour trancher la question des difficultés dans la décision CH, l’équité commande que l’agent tienne compte de toutes les observations présentées dans le cadre de la demande d’ERAR.

C’est essentiellement l’agent, et non le demandeur, qui établit un lien entre l’appréciation du risque dans le cadre de l’ERAR et l’analyse des difficultés dans le cadre de la demande CH. Le demandeur a droit à une évaluation complète de sa demande CH. Si l’agent choisit d’importer dans sa décision CH l’analyse qu’il a faite dans le cadre de l’ERAR, le demandeur est en droit de s’attendre à ce que toutes les observations pertinentes présentées dans la demande d’ERAR soient également prises en compte.

[Non souligné dans l’original.]

[31] Ensemble, les décisions Giron et Denis proposent deux circonstances dans lesquelles une demande d’ERAR et une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire tranchées par le même agent deviennent liées. La première est lorsque les risques soulevés par un demandeur dans l’ERAR sont aussi soulevés en tant que motif de difficultés dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Le cas échéant, l’agent doit alors prendre en compte les éléments de preuve figurant dans la demande d’ERAR dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (selon la décision Denis). La seconde est lorsque l’agent choisit d’importer une décision dans l’autre demande (selon la décision Giron). Si l’agent décide de se fonder sur des éléments de preuve présentés dans la demande d’ERAR pour un aspect de l’appréciation des considérations d’ordre humanitaire, il ne peut pas les écarter pour d’autres aspects.

[32] Aucune des conditions prévues pour lier les deux décisions n’est remplie en l’espèce. Contrairement à la décision Denis, les demandeurs n’ont pas soulevé l'argument sous-jacent des risques auxquels ils seraient personnellement exposés dans leurs observations concernant les considérations d’ordre humanitaire. Ils n’ont soulevé aucune difficulté personnelle à laquelle ils seraient en butte en raison de leur appartenance politique perçue. C’est ce qui distingue la présente affaire de la décision Denis, dans laquelle la question de l’orientation sexuelle a été explicitement soulevée dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[33] Contrairement à la décision Giron, l’agent n’a pas décidé d’importer quelque partie que ce soit de l’analyse effectuée relativement à l’ERAR dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. La décision rendue à cet égard ne renvoie aucunement à la décision relative à l’ERAR et aux conclusions qu’elle renferme.

[34] Puisque les deux décisions ne sont pas liées, l’agent chargé d’examiner les considérations d’ordre humanitaire n’était pas tenu de prendre en compte les conclusions relatives aux risques tirées dans la décision relative à l’ERAR.

2. Analyse du degré d’établissement

[35] Les demandeurs soutiennent que l’agent a omis de dûment prendre en compte leur degré d’établissement positif au Canada et qu’il a plutôt conclu qu’ils ne seraient pas exposés à des difficultés s’ils retournaient en Ukraine. Ils affirment que l’agent a appliqué des facteurs positifs à leur égard en se fondant sur leur scolarité et leur expérience de travail et a ainsi estimé qu’ils ne seraient pas exposés à des difficultés en s’établissant à nouveau en Ukraine, alors que ces facteurs devraient être pris en compte en tant que facteurs positifs en faveur de la prise de mesures spéciales pour des considérations d’ordre humanitaire (en invoquant les décisions Lauture c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 336 [Lauture] et Sosi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1300 [Sosi]).

[36] Les demandeurs prétendent que l’agent a minimisé leur degré d’établissement social en affirmant qu’ils pouvaient poursuivre leurs relations sociales sans résider au Canada. De plus, ils affirment que l’agent n’a pas fourni de motifs pour expliquer pourquoi leurs facteurs positifs relatifs au degré d’établissement n’étaient pas suffisants pour militer en faveur de la prise de mesures spéciales et ils estiment que c’est une erreur (Chandidas c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 258 [Chandidas] au para 80.

[37] Le défendeur affirme que les demandeurs interprètent de façon erronée la conclusion de l’agent selon laquelle leur degré d’établissement était un facteur positif. Il soutient que, contrairement à ce qui est statué dans la décision Chandidas, l’agent n’était pas tenu d’énoncer un degré attendu d’établissement et qu’il avait raisonnablement conclu que les difficultés auxquelles seraient exposés les demandeurs en s’établissant à nouveau en Ukraine n’atteignaient pas le degré justifiant la prise de mesures spéciales pour des considérations d’ordre humanitaire.

[38] Je conviens avec le défendeur que l’agent a apprécié le degré d’établissement des demandeurs en leur faveur. Les demandeurs contestent le fait que leur degré d’établissement n’a pas reçu un poids qui justifierait la prise de mesures spéciales. Il s’agit en grande partie d’une tentative de convaincre la Cour d’apprécier à nouveau la preuve et d’accorder à celle-ci un poids plus favorable que celui qu’elle a déjà reçu. Ce n’est pas le rôle de la Cour dans un contrôle judiciaire.

[39] D’après l’interprétation que j’en fais, la décision Chandidas ne statue pas qu’un agent doit énoncer le degré d’établissement requis. L’agent était en fait tenu d’expliquer pourquoi les demandeurs n’avaient pas démontré que le fait de demander la résidence permanente depuis l’étranger « leur imposerait des difficultés supérieures à celles inhérentes à l’obligation de devoir quitter le Canada » (Chandidas, au para 82). En l’espèce, l’agent a expliqué que l’éducation des demandeurs, leur scolarité et leur expérience de travail en Ukraine ne démontraient pas qu’il ne serait pas viable pour eux d’y retourner, et l’agent n’a relevé aucun élément de preuve quant à des difficultés importantes au Canada qui justifierait la prise de mesures spéciales en soi.

[40] Les demandeurs font fausse route en invoquant les décisions Lauture et Sosi. Dans ces deux affaires, l’agent avait eu tort d’invoquer des caractéristiques favorables qui seraient bénéfiques aux demandeurs au Canada pour justifier leur renvoi du pays. En l’espèce, les éléments positifs invoqués par l’agent étaient l’éducation, l’instruction et les antécédents de travail en Ukraine. L’agent s’est fondé sur ces facteurs pour démontrer que les demandeurs connaissaient bien l’Ukraine et qu’ils pourraient compter sur une scolarité et une expérience de travail utiles pour s’établir à nouveau dans ce pays. Ces éléments sont pertinents, même s’ils étaient plus appropriés dans le cadre d'une analyse des difficultés plutôt que dans le cadre de l’appréciation du degré d’établissement. Cependant, le fait de les inclure dans la partie portant sur le degré d’établissement n’est pas nécessairement fautif, plus particulièrement en raison du fait que le degré d’établissement dans son ensemble a été pondéré comme militant en faveur de la prise de mesures spéciales.

3. Analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant

[41] Les demandeurs font valoir que l’agent a commis deux erreurs flagrantes dans l’appréciation de l’intérêt supérieur de leur fils.

[42] En premier lieu, les demandeurs soutiennent que l’agent a eu tort de supposer que leur fils âgé de quatre ans était résilient et que, par conséquent, il s’adapterait s’il était renvoyé en Ukraine. Ils affirment que le juge Russell a estimé que ce type de raisonnement était déraisonnable dans la décision Mughrabi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 898 [Mughrabi]. Ils prétendent que, suivant cette logique, plus un enfant est jeune, plus il serait facile de conclure que le renvoi ne serait pas contraire à son intérêt supérieur.

[43] En second lieu, les demandeurs soutiennent que l’agent a appliqué un critère relatif aux difficultés au lieu de prendre en compte l’intérêt supérieur de l’enfant. Ils prétendent que l’agent leur a, en fait, demandé de démontrer que leur fils serait exposé à des difficultés excessives. Au lieu d’établir en quoi consistait l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent s’est plutôt penché sur les éléments qui rendraient l’adaptation moins difficile.

[44] Le défendeur soutient que l’agent n’a pas appliqué un critère relatif aux difficultés, mais qu’il a plutôt pris en compte, comme il se devait, des facteurs susceptibles d’atténuer les conséquences défavorables du renvoi. Il affirme que les demandeurs font fausse route en invoquant la décision Mughrabi. Dans la décision Mughrabi, le demandeur a présenté des rapports détaillés au sujet de l’incidence particulière du renvoi de l’enfant, ce qui n’est pas le cas en l’espèce.

[45] J’estime que l’analyse de l’intérêt supérieur du fils des demandeurs effectuée par l’agent est à la fois insuffisante et déraisonnable.

[46] Dans la décision Williams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 166 [Williams], le juge Russell a conclu ce qui suit au paragraphe 63 :`

Lorsqu’il analyse l’intérêt supérieur d’un enfant, l’agent doit d’abord déterminer en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant, en deuxième lieu, jusqu’à quel point l’intérêt de l’enfant est compromis par une décision éventuelle par rapport à une autre et, enfin, à la lumière de l’analyse susmentionnée, le poids que ce facteur joue lorsqu’il s’agit de trouver un équilibre entre les facteurs positifs et les facteurs négatifs dont il a été tenu compte lors de l’examen de la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire.

[Souligné dans l’original.]

[47] Dans la décision Patousia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2017 CF 876 [Patousia] au paragraphe 55, le juge Manson a affirmé que « la jurisprudence subséquente est venue statuer qu’il n’était pas nécessaire de suivre rigoureusement le critère dans la décision Williams, à condition que l’agent identifie et définisse l’intérêt supérieur et lui donne un poids considérable » [non souligné dans l’original.].

[48] L’agent n’a fait mention nulle part l’intérêt supérieur du fils des demandeurs dans la décision relative aux considérations d’ordre humanitaire. Ce qui se rapproche le plus de l’énonciation de l’intérêt supérieur de l’enfant par l’agent est la mention que [traduction] « les demandeurs affirment qu’il est dans l’intérêt supérieur de leur fils que celui-ci demeure au Canada ». Si l’agent s’est bel et bien penché sur l’intérêt supérieur du fils des demandeurs, il semble qu'il ne soit pas interrogé quant à savoir s'il était préférable pour le fils qu'il reste au Canada puisque l’agent a conclu que les demandeurs n’avaient pas [traduction] « démontré en quoi l’intérêt supérieur de leur fils [...] serait compromis s’ils retournaient en Ukraine ».

[49] L’analyse de l’agent visait clairement à répondre aux préoccupations soulevées par les demandeurs et, à mon avis, ne cherchait pas à établir en quoi consistait l’intérêt supérieur du fils des demandeurs. Comme il est statué dans la décision Patousia. l’agent doit établir en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant, et non pas effectuer une analyse du point de vue des difficultés. En l’espèce, l’analyse effectuée par l’agent est entièrement axée sur la question de savoir si les demandeurs ont démontré en quoi le renvoi aura une incidence défavorable sur l'existence de leur fils. Il s’agit d’une analyse des difficultés.

Conclusion

[50] La décision faisant l’objet du présent contrôle renfermait une analyse insuffisante et, par conséquent, déraisonnable, de l’intérêt supérieur du fils des demandeurs et doit être annulée. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification.

[51] La situation en Ukraine a changé de façon importante depuis que les demandeurs ont présenté leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et que l’agent a rendu sa décision. L’équité commande que les demandeurs aient la possibilité de modifier leur demande afin que ce nouveau contexte soit pris en compte, si tel est leur souhait.

 


JUGEMENT dans le dossier IMM-4278-20

LA COUR STATUE que la présente demande est accueillie, que la décision de l’agent rejetant la demande de résidence permanente présentée par les demandeurs depuis le Canada pour des considérations d’ordre humanitaire est annulée, que la demande doit être examinée à nouveau par un autre agent une fois que les demandeurs auront bénéficié d’une possibilité raisonnable de présenter de nouvelles observations, et qu’aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4278-20

 

INTITULÉ :

MARIANA ATAMANCHUK ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 FÉVRIER 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 MAI 2022

 

COMPARUTIONS :

Bjorn Harsanyi

Chelsea Jaques

 

POUR LES DEMANDEURS

 

David Shiroky

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice

Calgary (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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